dimanche 31 décembre 2023

Constant (mélancolie)

Constant, lettre du 24 décembre 1790 :

" … Plus on y pense, et plus on est at a loss de chercher le cui bono de cette sottise qu’on appelle le monde. Je ne comprends ni le but, ni l’architecte, ni le peintre, ni les figures de cette lanterne magique dont j’ai l’honneur de faire partie. Le comprendrai-je mieux quand j’aurai disparu de dessus la sphère étroite et obscure dans laquelle il plaît à je ne sais quel invisible pouvoir de me faire danser, bon gré, mal gré ? C’est ce que j’ignore ; mais j’ai peur qu’il n’en soit de ce secret comme de celui des francs-maçons, qui n’a de mérite qu’aux yeux des profanes. […] Louis XIV est mort détesté, humilié, ruiné ; Philippe V, mélancolique et à peu près fou ; les subalternes n’ont pas mieux fini ; et puis voilà à quoi aboutit une suite d’efforts, du sang répandu, des batailles sans nombre, des travaux de tout genre ; et l’homme ne se met pas une fois pourtant en tête qu’il ne vaut pas la peine de se tourmenter aujourd’hui quand on doit crever demain. Thompson, l’auteur des Saisons, passait souvent des jours entiers dans son lit, et quand on lui demandait pourquoi il ne se levait pas : I see no motive to rise, man, répondait-il. Ni moi non plus, je ne vois de motifs pour rien dans ce monde, et je n’ai de goût pour rien."


samedi 30 décembre 2023

Muray (humour)

Muray, Ultima Necat t. 1 p. 557 : 

"L’humour doit dominer les idées, dominer les personnages, régner très haut sur les intrigues du roman, on doit sentir qu’il y a un Dieu qui tire les ficelles de tous ces vaudevilles, au moins un Dieu qui n’est pas mort, un qui est supérieur au non-sens comique de ce qui est raconté. Ce Dieu est l’humour, l’humour est la preuve de Dieu. Dieu est humour. Il n’y a pas de grande œuvre sans l’encouragement de ce Dieu…"


vendredi 29 décembre 2023

Courier (pamphlets)

Courier, Le Pamphlet des pamphlets [1824] : 

"Dieu, dis-je en moi-même tout bas, Dieu délivre-nous du malin et du langage figuré ! Les médecins m'ont pensé tuer, voulant me rafraîchir le sang ; celui-ci m'emprisonne, de peur que je n'écrive du poison ; d'autres laissent reposer leur champ, et nous manquons de blé au marché. Jésus, mon Sauveur, sauvez-nous de la métaphore.

Dans tout ce qui s'imprime il y a du poison plus ou moins délayé, selon l'étendue de l'ouvrage, plus ou moins malfaisant, mortel. De l'acétate de morphine, un grain dans une cuve se perd, n'est point senti, dans une tasse fait vomir, en une cuillerée tue, et voilà le pamphlet.

Ce n'est pas un droit, c'est un devoir, étroite obligation de quiconque a une pensée, de la produire et mettre au jour pour le bien commun. La vérité est toute à tous."


jeudi 28 décembre 2023

Anouilh (liberté)

Anouilh, Les Poissons rouges, acte III :

"Et les conseillers conjugaux, qui donnent gravement des conseils à monsieur et à madame assis tout raides sur leurs chaises, dans le cabinet passé au ripolin ! Pauvres diables ! Je voudrais bien savoir comment ils le font, l'amour, les conseillers conjugaux. Cela doit être gai !

Il crie soudain, hors de lui :

Est-ce qu'on ne peut pas laisser les hommes être maladroits et malheureux, tranquilles comme ils l'ont toujours été, depuis toujours ? Et tâtonner, comme ils l'ont toujours fait, avec plus ou moins de bonheur, pour gagner leur vie, leur liberté ou leur amour, à leur façon ? Est-ce qu'on ne peut pas lui foutre un peu la paix, à l'homme et le laisser se débrouiller tout seul ? Il en crève, d'assurances sociales, votre homme ! Il n'ose même plus faire un pet, s'il n'est pas certain qu'il lui sera remboursé ! Il s'étiole à force d'être assuré de tout et perd sa vraie force - qui était immense ! C'était un des animaux les plus redoutables de la création."


mercredi 27 décembre 2023

Céline (modus operandi)

Céline, Rigodon p. 802-803 : 

"Il ne parlait jamais de sa technique, vous en parliez, il s’en allait… ce qu’il aimait c’était l’Histoire… l’histoire grecque surtout, mais sans les meurtres ni les sacrifices… Marion leur faisait un cours d’Histoire, Restif et ses hommes… jamais un mot des massacres… tout de même cette fameuse technique ? pas très malin ! … Marion se l’était fait expliquer… technique en deux temps… premier temps, harponner votre homme, la tête en arrière, lui renverser ! … deuxième temps, lui trancher les carotides… les deux ! … en somme la guillotine arrière ! mais plus vite ! tout était là ! harponner le sujet et wzzz ! … que les deux temps ne fassent qu’un geste ! … la tête en arrière, deux jets de sang ! … c’est tout ! … ah, l’arme ? … une faucille extrêmement fine ! rasoir… vzzz ! … pas un cri, même pas d’hoquets…"


mardi 26 décembre 2023

Mattei (concept)

Mattéi (Jean-François), L’Ordre du monde,1989, p.16-17 :

"D’une façon générale, dénoncer toute pensée de la « terre », et du « ciel » ou toute philosophie de l’adhésion au « monde » parce que leur forme suggestive et mythique serait susceptible d’entraîner une dérive irrationnelle, revient à priver la littérature, l’art et la religion de leur dimension symbolique… On conçoit bien que les albinos du concept, pour reprendre l’image de Nietzsche, ne soient guère sensibles aux couleurs du monde et que, à l’affût du « dernier homme », ils se rient de Zarathoustra qui a « trop écouté les ruisseaux et les arbres ». Qu’ils se demandent pourtant si leur constant souci critique, qui revient à assimiler le mal à l’irrationalité et à le projeter en dehors d’eux, donc à accabler le monde lui-même, ne serait pas entaché de quelque résidu mythique. Si le mythe a ses scories, la raison aussi a ses souillures, dont l’organisation méthodique de la terreur, dans tous les totalitarismes du siècle, n’est pas le moindre exemple."


lundi 25 décembre 2023

Céline (Noël)

Céline, Rigodon Pléiade p. 719 :

"Voici Noël ! … je me dis : on va me foutre la paix ! à ça, qu’à moins d’être absolument détraqués pensent les vieux jetons… qu’on les laisse tranquilles… Vive Noël… surtout pas reluisant, vous n’avez plus rien à donner, et vous ne recevez plus de visites… exempt ! Vive Noël ! … vous ne recevez plus de cadeaux non plus ! Vive Noël encore ! plus à dire merci ! Vive Noël !"



dimanche 24 décembre 2023

Maistre (moi)

Maistre (J. de), cité par Cioran, Exercices d'admiration  Quarto p. 1539 :

"Quelquefois je voudrais m’élancer hors des limites étroites de ce monde ; je voudrais anticiper sur le jour des révélations et me plonger dans l’infini. Lorsque la double loi de l’homme sera effacée, et que ces deux centres seront confondus, il sera UN : car n’y ayant plus de combat dans lui, où prendrait-il l’idée de duité ? Mais si nous considérons les hommes, les uns à l’égard des autres, qu’en sera-t-il d’eux, lorsque le mal étant anéanti, il n’y aura plus de passion ni d’intérêt personnel ? Que deviendra le MOI, lorsque toutes les pensées seront communes comme les désirs, lorsque tous les esprits se verront comme ils sont vus ? Qui peut comprendre, qui peut se représenter cette Jérusalem céleste, où tous les habitants, pénétrés par le même esprit, se pénétreront mutuellement et se réfléchiront le bonheur ?"

 

samedi 23 décembre 2023

Chopin (public)

Chopin, à son ami Titus, à propos de son "deuxième" concerto, à Varsovie, en 1830 :

— tel que cité dans une émission d'Anne-Charlotte Reymond : 

"Bien que la salle fût remplie et que trois jours auparavant toutes les loges et tous les fauteuils fussent loués, mon premier concert n'a pas produit sur la masse l'impression que j'espérais. Le premier allegro, accessible au petit nombre, fut applaudi, mais il le fut, me semble-t-il, parce qu'il sembla de bon ton au public de paraître s'y intéresser et d'imiter les connaisseurs."


— tel qu'on le trouve sur le site Hypérion : 

"Il n’y a qu’un petit nombre d’auditeurs qui peuvent apprécier le premier Allegro ; il y eut quelques bravos, mais je crois que c’était seulement parce qu’ils ne savaient que penser : – «qu’est-ce que cela veut dire ?» se demandaient-ils, et se virent forcés de prétendre comprendre !"


vendredi 22 décembre 2023

Manet (Staël)

ManetL'Embarcadère de Boulogne


https://www.meisterdrucke.fr/kunstwerke/1200w/Edouard_Manet_-_Lembarcadere_a_Boulogne_sur_Mer_(The_jetty_of_Boulogne-sur-Mer)_Peinture_dEdouar_-_(MeisterDrucke-1314616).jpg


Les bateaux à l'arrière-plan sont des petits Staël : 



jeudi 21 décembre 2023

Chassignet (mort)

Chassignet, Un cors mangé de vers 

(Le Mespris de la vie et consolation contre la mort, cité par Jean Rousset, Anthologie de la poésie baroque, Corti, 1988, t. 2, p. 114)


Mortel, pense quel est dessous la couverture 

D’un charnier mortuaire un cors mangé de vers, 

Descharné, desnervé, où les os descouvers, 

Depoulpez, desnouez, delaissent leur jointure ;


Icy l’une des mains tombe de pourriture, 

Les yeux d’autre costé destournez à l’envers

Se distillent en glaire, et les muscles divers 

Servent aux vers goulus d’ordinaire pasture ;


Le ventre deschiré cornant de puanteur 

Infecte l’air voisin de mauvaise senteur, 

Et le né my-rongé difforme le visage ;


Puis connoissant l’estat de ta fragilité,

Fonde en Dieu seulement, estimant vanité 

Tout ce qui ne te rend plus scavant et plus sage.


inspiré de Ronsard :

https://lelectionnaire.blogspot.com/2022/11/ronsard-vieillesse.html



mercredi 20 décembre 2023

Cervantès (livres)

Cervantès, Don Quichotte I, chap. 47 :

"Pour que la fiction puisse plaire, ne doit-elle pas approcher un peu de la vérité, et n'est-ce pas une règle du bon sens que, pour être divertissantes, les aventures ne doivent pas sembler impossibles ? 

Il conviendrait, selon moi, que les ouvrages d'imagination soient composés de manière à ne pas choquer le sens commun, et qu'après avoir tenu l'esprit en suspens, ils en viennent à l'émouvoir, à le ravir, et à lui causer autant de plaisir que d'admiration ; ce qui est toute la perfection d'un livre. Eh bien, quel livre de chevalerie a-t-on jamais vu dont tous les membres forment un corps entier, c'est-à-dire dont le milieu répondît au commencement, et la fin au commencement et au milieu ? Loin de là, les auteurs les composent de tant de membres dépareillés, qu'on dirait qu'ils se sont plutôt proposé de peindre un monstre ou une chimère qu'une figure avec ses proportions naturelles. 

Outre cela, leur style est rude et grossier, les prouesses qu'ils racontent sont incroyables, leurs aventures d'amour blessent la pudeur ; ils sont prolixes dans la description des batailles, ignorants en géographie, et extravagants dans les voyages ; finalement dépourvus de tact, d'art, d'invention, et dignes d'être chassés de tous les Etats, comme gens inutiles et dangereux."  

  

Y, si a esto se me respondiese que los que tales libros componen los escriben como cosas de mentira, y que así, no están obligados a mirar en delicadezas ni verdades, responderles hía yo que tanto la mentira es mejor cuanto más parece verdadera, y tanto más agrada cuanto tiene más de lo dudoso y posible. Hanse de casar las fábulas mentirosas con el entendimiento de los que las leyeren, escribiéndose de suerte que, facilitando los imposibles, allanando las grandezas, suspendiendo los ánimos, admiren, suspendan, alborocen y entretengan, de modo que anden a un mismo paso la admiración y la alegría juntas; y todas estas cosas no podrá hacer el que huyere de la verisimilitud y de la imitación, en quien consiste la perfeción de lo que se escribe. No he visto ningún libro de caballerías que haga un cuerpo de fábula entero con todos sus miembros, de manera que el medio corresponda al principio, y el fin al principio y al medio; sino que los componen con tantos miembros, que más parece que llevan intención a formar una quimera o un monstruo que a hacer una figura proporcionada. Fuera desto, son en el estilo duros; en las hazañas, increíbles; en los amores, lascivos; en las cortesías, mal mirados; largos en las batallas, necios en las razones, disparatados en los viajes, y, finalmente, ajenos de todo discreto artificio, y por esto dignos de ser desterrados de la república cristiana, como a gente inútil."


mardi 19 décembre 2023

Cendrars (éducation)

Cendrars, Moravagine II, chap o, p. 384 : 

"L'instruction obligatoire aboutit au plus bel élagage de la personnalité. On enseigne le conformisme aux enfants. On leur inculque le respect du formalisme. Bon ton, bon goût, savoir-vivre. La vie de la famille française se passe en cérémonies solennellement ridicules et vieillottes. L'ennui est le seul prodige. La seule ambition d'un adolescent est de devenir rapidement fonctionnaire, comme son père. Notariat, pompes funèbres, tradition."


lundi 18 décembre 2023

Cioran (France)

Cioran, De la France (1941) :

"Qu’est-ce que la Décadence, qu’est-ce la France ? Du sang rationnel. Il la place dans une situation de contraste par rapport aux « primitifs », qui ne doivent pas être entendus seulement dans les arts, mais sur tous les plans de l’esprit. La France est tout ce qu’il y a de moins primitif, c’est à dire de frais, de direct, d’absolu. Le stade originel d’une civilisation est caractérisé par la relation naïve à l’objet et aux valeurs. Un « primitif » crée sans le savoir, sans obsession technique ou réflexion esthétique, à partir de l’instinct qui le place dans la vie des choses. Il est l’homme qui vit dans l’extase de l’objet. C’est pourquoi sa vision est si peu problématique et si peu contaminée par les doutes et la conscience.

Au stade crépusculaire d’une civilisation, le doute remplace l’extase, et les réflexes ne servent plus de réponse immédiate à la présence des objets. Nous nous trouvons aux antipodes des époques primitives. L’artiste devient un savant de la perception – par dégoût du regard – et l’homme une créature parallèle à elle-même. Autrefois, il respirait dans les mythes ou en Dieu ; à présent, dans les considérations faites à leur sujet."


dimanche 17 décembre 2023

Benjamin (traduction)

Benjamin, in Jean-Paul (Richter), La Vie de Fibel, préface, où les réflexions de Walter Benjamin (et de Pannwitz) sur la traduction sont résumées par Gaétan Picon et Claude Pichois à propos de la traduction de l'Énéide par Pierre Klossowski  

Picon : 

"En tant qu'entreprise littéraire, la traduction n'est justifiée que pour être l'animation, l'élargissement de la langue traductrice par la langue traduite – si bien que c'est au bénéfice de celle-là qu'elle s'opère, non au bénéfice de celle-ci (et pas davantage à celui du lecteur). Traduire n'est pas informer, refléter – mais ouvrir une langue en s'appuyant sur une autre. Benjamin cite ces mots remarquables d'un autre essayiste allemand, Rudolf Pannwitz : "Nos versions, même les meilleures, partent d'un faux principe : elles prétendent germaniser le sanscrit, le grec, l'anglais, au lieu de sanscritiser l'allemand, de l'helléniser, de l'angliciser." 

Pichois : 

"Germaniser la langue française, nous nous y sommes efforcés. Tendre la langue jusqu'à son point d'éclatement. Mais, malgré les exercices d'assouplissement auxquels la langue française a été soumise depuis près d'un siècle – on a rapproché la phrase de Proust de celle de Jean-Paul –, il n'en reste pas moins que sa structure demeure rigide." 


samedi 16 décembre 2023

Bonnefoy (concept)

Bonnefoy, Y a-t-il une vérité poétique ? in Vérité poétique et vérité scientifique, séminaire du Collège de France, Paris, P.U.F., 1989 : 

"Qu’est-ce que le concept, ou même la notion la plus vague que nous avons d’une chose ? Ce sont essentiellement des représentations, c’est-à-dire des vues partielles, obtenues par prélèvement de certains aspects de l’objet aux dépens d’autres qui ne sont donc négligeables que dans cette sorte de perspective. Ce sont ces prélèvements, ces choix qui permettent les définitions, les énoncés de propriétés ou de lois, mais il en découle aussi bien que l’on ne peut obtenir de cette façon qu’une image de ce qui est, fidèle ou non : et c’est aux dépens d’une intimité avec la chose, et le monde, qu’on sent pourtant, au moins en des instants, accessible. Par exemple, le concept mécanique de corps, et la vision du monde qu'il aide à être, ne retient qu'un seul aspect de la pomme que Newton aurait vu tomber. Et c'est vrai que la loi de gravitation n'a que faire de nos fruits et de nos vergers, mais cette pomme a aussi couleur et saveur, et bien d'autres aspects encore. En cet excès de sa réalité sur sa représentation n'y a-t-il pas comme un autre lieu pour l'esprit, dont le projet conceptuel nous prive ?"



vendredi 15 décembre 2023

Blanchot (musée)

Blanchot, L'Amitié, § III "Le mal du musée" :

"Il n'est que d'entrer dans n'importe quel lieu où des chefs-d'œuvre sont mis ensemble en grand nombre pour éprouver cette sorte de mal du musée, analogue au mal de la montagne, fait de vertige et d'étouffement, auquel succombe rapidement tout bonheur de voir et tout désir de se laisser toucher. Bien entendu, au premier instant, quel ébranlement, quelle certitude physique d'une présence impérieuse, unique, quoique indéfiniment multipliée. La peinture est vraiment là, en personne. Mais c'est une personne si sûre d'elle-même, si contente de ses prestiges et s'imposant, s'exposant par une telle volonté de spectacle que, transformée en reine de théâtre, elle nous transforme à notre tour en spectateurs, très impressionnés, puis un peu gênés, puis un peu ennuyés. De toute évidence, il y a quelque chose d'insupportablement barbare dans l'habitude des musées. Comment a-t-on pu en venir là ? Comment l'affirmation solitaire, exclusive, farouchement tournée vers un point secret qu'elle nous désigne à peine, s'est-elle prêtée, en chaque tableau, à cette mise en commun spectaculaire, à cette rencontre bruyante et distinguée qu'on appelle justement salon ? Les bibliothèques ont aussi je ne sais quoi de surprenant, mais du moins on ne nous oblige pas à lire tous les livres à la fois (pas encore). Pourquoi les œuvres artistiques ont-elles cette ambition encyclopédique qui les conduit à se disposer ensemble, pour être vues en commun, par un regard si général, si confus et si lâche qu'il ne peut s'ensuivre apparemment que la destruction de tout rapport de communication véritable ?"


jeudi 14 décembre 2023

Tanizaki (ombre, extraits)

Tanizaki, Éloge de l'ombre trad. Sieffert :

p. 55 : "il est sans importance que son dessin soit estompé, et […] cette imprécision au contraire est justement ce qui convient." 

p. 57 : "C'est là que nos ancêtres se sont montrés géniaux : à l'univers d'ombre délibérément créé en délimitant un espace rigoureusement vide, ils ont su conférer une qualité esthétique supérieure à celle de n'importe quelle fresque ou décoration."

p. 77 : "De même qu'une pierre phosphorescente qui, placée dans l'obscurité, émet un rayonnement, perd, exposée au plein jour, toute sa fascination de joyau précieux, de même le beau perd son existence si l'on supprime les effets d'ombre."  

p. 91 : "un haut-parleur est un fléau en soi".


mardi 12 décembre 2023

Biély (soleil)

Biély, Petersbourg [1916-1922], traduction Nivat-Catteau, chap. 5 :

"Le soleil glissa un œil et lança mille petites torches en forme de glaives ; l’antique titan aux mille bras d’or illuminait les clochers, les flèches, les toits, et aussi ce front aux veines sclérosées qui s’appuyait contre la vitre ; là-bas le titan aux mille bras se lamentait muettement sur sa solitude : « Venez, accourez vers l’antique soleil. »

Mais le soleil sembla à Nicolas Apollonovitch une gigantesque tarentule aux mille pattes, se ruant sur la terre dans une frénésie folle…

Il plissa les yeux, car tout venait de s’enflammer : l’abat-jour répandit mille améthystes ; et mille étincelles coururent sur l’aile d’un petit Amour doré ; s’enflamma la surface des miroirs : l’un d’eux était fendu."


Bove (jardins)

Bove, Un autre ami (début) : 

"Je préfère les jardins anglais aux jardins français. Ce n'est pas que l'ordre et l'harmonie me répugnent, ni que l'imitation de la nature m'enchante, c'est tout simplement que j'aime à ne pas savoir exactement où je suis. Les jardins anglais sont mystérieux. Il y a des cascades, des allées inconnues. Bien que l'on se retrouve vite à son point de départ, on a, pendant quelques instants, l'illusion délicieuse de se perdre." 


lundi 11 décembre 2023

Céard (odeurs)

Céard, Terrains à vendre au bord de la mer chap. 3 p. 102-103 

"Il avait disséqué des baleines, les pieds dans le sang, le nez dans la puanteur. Pendant quinze jours, de passage à bord d'un morutier d'Islande, il n'avait point souffert des exhalaisons des poissons éventrés et en tas.

Toutes les mauvaises odeurs de l'univers lui étaient montées aux narines : celle de l'Arabe sous sa tente, de l'Esquimau sous sa hutte, du Chinois dans ses villes, du Juif dans la Terre Sainte ; et il affrontait celle du Breton.

Mais indifférent aux putréfactions des maladies, dans les hôpitaux, sans répugnance au milieu des miasmes des contagions et de la méphitique décomposition des cadavres d'hommes et de bêtes, il ne pouvait cependant supporter sans haut-le-coeur les émanations de la stupidité bourgeoise qui, seules, lui paraissaient irrespirables."


dimanche 10 décembre 2023

Céard (impersonnels)

Céard, Une belle Journée, I : 

"Enfin, au bout d'une avenue noire, des globes de verre dépoli dessinèrent dans la nuit un demi-cercle de lumières rondes. Des sergents de ville furent aperçus, immobiles dans leur capote, de chaque côté d'une porte vitrée dont les vantaux battaient et rebattaient sans cesse. Des portières se fermaient avec bruit. Des burnous, des châles passaient, enveloppant des femmes saluées par les casquettes des commissionnaires. Un tumulte de voix s'élevait, dominé par la mélodie essoufflée d'un piston jouant la coda d'une mazurque. C'était le Salon des Familles. Ils entrèrent."

 

samedi 9 décembre 2023

Anouilh (hypocoristiques)

Anouilh, Les Poissons rouges, acte IV : 

"Ma mouche. Ma mèche. Ma miche. Mon tout petit trognon. Guili. Guili. Raton. Ratou. Miché. Michette. Qui c'est qui fait un beau sourire à sa Mamy ? Qui c'est qui a son petit cucul tout mouillé et qui veut qu'on le sèche et qu'on le poudre ? Qui c'est qui a fait un beau caca tout propre pour faire plaisir à ses bons parents ? Ronron. Poucette. Pouçon. Mouchette. Qui c'est qui va prendre son poupouce et faire un gros petit dodo ?"


vendredi 8 décembre 2023

Williams (jardin)

Williams (Tennessee), Soudain l’Été dernier [didascalie d’introd.] trad. Guicharnaud : 

"La maison, de style gothique victorien, se fond avec le jardin – un jardin fantastique, sorte de jungle ou de forêt tropicale, évocateur de l’âge préhistorique des fougères arborescentes, d’un temps où chez les bêtes s’opérait la transformation des nageoires en pattes, des carapaces d’écailles en peau. Les couleurs de ce jardin-jungle sont violentes, d’autant plus qu’elles brillent après la pluie, dans la vapeur que fait monter la grande chaleur. Certains arbres portent d’énormes fleurs, semblables à des organes arrachés à un corps et encore luisants de sang frais. On entend des cris rauques, des sifflements stridents, des bruits de chocs, comme si le jardin était peuplé de bêtes, de serpents et d’oiseaux d’une extrême férocité."


It represents part of a mansion of Victorian Gothic style in the Garden District of New Orleans on a late afternoon, between late summer and early fall. The interior is blended with a fantastic garden which is more like a tropical jungle, or forest, in the prehistoric age of giant fern-forests when living creatures had flippers turning to limbs and scales to skin. The colors of this jungle-garden are violent, especially since it is steaming with heat after rain. There are massive tree-flowers that suggest organs of a body, torn out, still glistening with undried blood ; there are harsh cries and sibilant hissings and thrashing sounds in the garden as if it were inhabited by beasts, serpents and birds, all of savage nature.


jeudi 7 décembre 2023

Schiller (études)

Schiller, Les Brigands I, 2 (trad. Dhaleine) : 

"Je prends en dégoût notre siècle de barbouilleurs d'encre. [...] Ils grouillent maintenant comme des rats sur la massue d'Hercule, et ils étudient la moelle de son crâne, se demandent ce qu'il avait bien dans les couilles. Un abbé français nous enseigne qu'Alexandre était une poule mouillée, un professeur tuberculeux se met à chaque mot un flacon de sels sous le nez et fait une conférence sur la force. [...] Belle récompense pour vos sueurs sur le champ de bataille que de survivre dans la mémoire des collégiens et de voir ces écoliers traîner péniblement votre immortalité dans la courroie qui porte leurs livres." 


Mir ekelt vor diesem tintenklecksenden Säculum. [...] Da krabbeln sie nun, wie die Ratten auf der Keule des Herkules, und studieren sich das Mark aus dem Schädel, was das für ein Ding sei, das er in seinem Hoden geführt hat ! Ein französischer Abbé doziert, Alexander sei ein Hasenfuss gewesen, ein schwindsüchtiger Professor hält sich bei jedem Wort ein Fläschchen Salmiakgeist vor die Nase, und liest ein Kollegium über die Kraft. [...] Schöner Preis für euren Schweiss in der Feldschlacht, dass ihr jetzt in Gymnasien lebet, und eure Unsterblichkeit in einem Bücherriemen mühsam fortgeschleppt wird !


mercredi 6 décembre 2023

Sei Shonagôn (après la pluie)

Sei Shonagôn, Notes de chevet (Makura no soshi, Japon, XI° s.) trad. Beaujard : 

"Un jour du neuvième mois, la pluie qui était tombée toute la nuit cessa quand vint l'aurore. Quel ravissant tableau ! Sous les rayons éclatants du soleil matinal, les chrysanthèmes du jardin, devant la maison, laissaient couler goutte à goutte la rosée dont ils étaient mouillés. Sur les clôtures à claire-voie, sur les rameaux entrelacés, sur les tiges d’érianthe, je voyais, en lambeaux, des toiles d'araignée ; çà et là, aux fils rompus, étaient suspendues des gouttes de pluie qui semblaient des perles blanches enfilées. Je me sentais, en admirant cela, délicieusement triste. Quand le soleil fut un peu haut dans le ciel, comme la rosée qui avait fait paraître les lespédèzes si lourdes était tombée, les rameaux se mirent à remuer, puis se redressèrent tout à coup, sans qu'aucune main les eût touchés. Plus tard, je dis à d'autres personnes combien j'avais été charmée. Mais le curieux, c'est que certaines gens puissent penser que la rosée n'est pas jolie."


mardi 5 décembre 2023

Rouzeau (poème)

Rouzeau (Valérie), Sens averse :


Le cochon au fond des bois le coucou qui l’a sonné

Pour en faire une tirelire ou de plates tranches de jambon

L’animal au fond des bois est peut-être un sanglier

Et le coucou une rolex un timing d’époque vulgaire

La poule elle n’a plus de pot court-bouillon n’a plus de plumes

La vache a fini de rire son petit veau a bramé

Sur quelles pattes encore compter quels ergots se dresser et

Et zut sur quels pieds danser le petit chat est raide mort

Teinturé en rose bonbon par une gamine innocente

Ou shooté comme un ballon par des gosses bêtes et cruels

Le cochon émasculé grossit plus vite alors donc

Donc nous ne rirons plus au bois tous coucous et queues coupés !


lundi 4 décembre 2023

Monk (scène)

Luccioni (Roger), cité par Ponzio (Jacques), in "La folie Thelonious" (L'Impair p. 279-280) 

http://www.groupe-regional-de-psychanalyse.org/maj-octobre-2014/Impair%20N4-Passage-a-l-Art.pdf

[mentionné dans l'émission de Fr. Culture du 02 déc. 2023)


"L’entracte terminé, Monk n’est vraiment pas en mesure d’entrer en scène. Devant le tumulte grandissant, Roger Luccioni, qui organise cette soirée, demande aux musiciens de Monk de jouer pour faire patienter le public, pour une prestation mollement applaudie. C’est le moment que choisit Monk pour faire son entrée, toujours en manteau et chapka.

Ecoutons Luccioni : 

D’un pas de conquérant, Monk s’avance, toise avec morgue un public stupéfait, et repart en coulisses aussi brusquement qu’il en était venu. La salle explose. Les trois autres n’ont pas bougé. Ruée des organisateurs vers la loge du grand homme, stoppée net devant le spectacle de l’hercule sanglotant bruyamment sur l’épaule de sa femme. Il pleure parce que les gens l’ont sifflé, dit-elle en tapotant la joue du colosse.

Consolé, Monk revient sur scène, tourne, soupçonneux, autour de ses musiciens, parle à l’oreille du bassiste, effectue un pas de danse, saisit un chiffon oublié sur le piano et astique consciencieusement l’instrument, jette enfin le chiffon dans la fosse d’orchestre et disparaît à nouveau. En coulisses, Monk abandonne enfin son manteau d’astrakan, revient sur scène en titubant un peu, se dandine sur ses pattes comme un gros ours de foire, et s’installe enfin devant son piano...

Tout le monde retient son souffle. Monk entame alors, seul, les premières mesures d’un Body and Soul totalement déchirant. Et soudain pousse un cri, ferme rageusement le couvercle et se sauve à nouveau hors de la scène. Dans la salle, l’atmosphère est à couper au couteau.

Monk revient, agité et trémulant, couvert de sueur, dans un silence de mort. Nouveau Body and Soul tout aussi déchirant que le premier. Mais, cette fois, Monk va jusqu’au bout, superbe, formidable d’intensité et d’émotion. Les gens, debout, hurlent leur enthousiasme. Monk se lève, le visage effrayé, et donne des coups de pied dans le vide à d’imaginaires bestioles. « Chassez ces rats », hurle-t-il, chassez ces maudits rats sinon je m’en vais. On l’assure qu’ils se sont enfuis, et il se rassied...

Et c’est le miracle... Monk, s’assit de nouveau devant le piano, et ne le quitta plus pour jouer, en fin de compte, un des concerts les plus passionnants qu’il m’ait jamais été donné d’entendre. Le public enfin récompensé de sa patience lui fit un véritable triomphe."


version studio : 

https://www.youtube.com/watch?v=oIGO8gL5HmM


dimanche 3 décembre 2023

Zink (humiliation)

Zink, L'Humiliation, le Moyen Âge et nous [présentation p. 10] :

"La civilisation médiévale, féodale et chevaleresque, est […] une civilisation de l’honneur, qui redoute et abomine l’humiliation plus que tout. Mais sa religion, le christianisme, est une religion de l’humilité dont la scène fondatrice, celle de la Passion du Christ et de sa mise en croix, est une scène d’humiliation. La civilisation médiévale est déchirée par cette contradiction. Une religion qui invite à l’humilité et à la pauvreté, mais une société qui exalte l’éclat, la puissance et la dépense. Une religion qui, opposant les fausses valeurs, que le monde honore, aux vraies valeurs, qu’il méprise, se fait donc un honneur de subir les avanies, mais une société qui ne connaît l’honneur et la honte que publics et sanctionnés par elle. […] Bref, une religion qui invite à la dépossession de soi et une société qui invite à l’affirmation de soi."


vendredi 1 décembre 2023

Tardieu (mots)

Tardieu, "Les mots de tous les jours", in La Part de l'ombre p. 84 :

  "Il faut se méfier des mots. Ils sont toujours trop beaux, trop rutilants et leur rythme vous entraîne, prêt à vous faire prendre un murmure pour une pensée.

Il faut tirer sur le mors sans cesse, de peur que ces trop bouillants coursiers ne s'emballent.

J'ai longtemps cherché les mots les plus simples, les plus usés, même les plus plats. Mais ce n'est pas encore cela : c'est leur juste assemblage qui compte.

Quiconque saurait le secret usage des mots de tous les jours aurait un pouvoir  illimité, - et il ferait peur."


Tsvetaeva (musique)

Tsvetaeva, "Ma mère et la musique" (Le Diable et autres écrits, trad. V. Lossky), in Trésor de la nouvelle russe t. 2 Belles-Lettres p. 163 : 

" — Maman (c'était son dernier été, le dernier mois du dernier été) pourquoi quand c'est toi qui joues Warum cela sonne tout autrement ? — Warum, Warum ? plaisanta ma mère du fond de ses oreillers. Puis effaçant le sourire de son visage : — Eh bien, lorsque tu auras grandi, lorsque tu te retourneras sur toi-même et que tu demanderas Warum tout a tourné comme cela a tourné, warum rien n'a réussi non seulement pour toi, mais aussi pour tous ceux que tu as aimés, que tu as joués, – rien n'a réussi à personne, alors tu sauras jouer Warum."


...par Richter, très lent et, comme souvent avec SR, assez "minéral"

https://www.youtube.com/watch?v=__lxOjIT2uA


jeudi 30 novembre 2023

Unamuno (littérature)

Unamuno, Comment se fait un roman, trad. Vauthier et Garcia. Allia, 2010, p. 13 : 

"Ce qu’en littérature on appelle production n’est autre qu’une consommation, ou, plus précisément, une consomption. Celui qui met par écrit ses pensées, ses rêves, ses sentiments, les consume, les tue. Dès qu’une de nos pensées est fixée par l’écriture, exprimée, cristallisée, elle est morte et elle n’est pas plus la nôtre que ne le sera un jour sous la terre notre propre squelette." 


mercredi 29 novembre 2023

Vautrin (ensevelissement)

Vautrin, Adieu la vie, adieu l’amour chap. 1 : 

"D’un index rageur il s'agrandissait les trous de nez pour faire passer l'air, voilà, je respire maintenant, il riait le statufié en boules de glaise, voilà qu'il criait de plus belle, j'suis pas encore raplati ! Pour s'expliquer, il remuait, il gigotait si fort qu'il avait fini par faire glisser le tas de chairs gluantes qui l'embourbait.

Peu à peu, il sortait de sa berlue. Il émergeait avec lenteur de la confiture d'homme, rampait sous les débris, faisait son chemin avec obstination, forniquait à l'aveugle une demi-livre de poumons en bourtouillade, touchait à d'autres bidoches, s'enfonçait, trifouillait une clavicule sèche, barre-toi, gouape infecte, les mots dansaient dans sa bouche, place aux macchabées d'aujourd'hui, il grommelait, le blair au vent il se traînait sur le bide, cloporte à glu, il avançait sous sa carapace immonde, il se faisait penser à ces foutus débardeurs d'excréments, genre bestioles scarabées qui deviennent bleues quand les gamins leur crachent dessus, les bousiers, le mot du dictionnaire lui revenait, il se voyait en géotrupe de dernière catégorie, roulant sa boule de merde devant lui, il écartait des pelotes de chevelures, des flingots, des godasses avec ses bras courts, son ventre était trempé comme un mouchoir de rhume, il insultait les squelettes et les clamsés d'avant-hier pour enrayer son envie de gerber, il déblayait l'ordure décomposée, c'était un sacré tintouin, veux-tu aller t'allonger plus loin, nom d'un foutre ! Il venait d'écrouler un tas d'ossailles, il avait commencé à se dresser sur ses guibolles, j'te jure que j't'en veux pas mon camarade mais tu cognes plus dur qu'une fosse d'abattoir, il tâtait ses propres phalanges, ses poignets, palpait ses miches, vérifiait l’enroulis de ses molletières jusqu'à la tige des godillots, deux pieds, y a l'compte, quel bonheur ! à part la tête qui branle, le ventre est superbe et un, deux, trois, tout le monde sont là, mes bijoux de famille sont en place, il s'extasiait. Il levait ses bras comme deux bâtons. Il grimaçait, il clinquait de partout quand il faisait un effort. […]

Il faisait des bulles avec sa bouche comme un crapaud, oula, oula, pensez donc, il marmonnait, je tangue, je tiens pour ainsi dire par les boutons de ma vareuse. Mais c'est normal. Je reviens de loin. Il titubait deux pas de guingois au fond du cacatoir, au milieu de l'odeur impitoyable, reprenait pied au fond de l'entonnoir, sacré bain de gadouille […]."



mardi 28 novembre 2023

Grossman (soumission)

Grossman (Vassili), Vie et destin, trad. Berelowitch et Coldefy-Faucard, LP p. 280 :

"Une des propriétés les plus extraordinaires de la nature humaine qu'ait révélé cette période est la soumission. On a vu d'énormes files d'attente se constituer devant les lieux d'exécution et les victimes elles-même veillaient au bon ordre de ces files. On a vu des mères prévoyantes qui, sachant qu'il faudrait attendre l'éxécution pendant une longue et chaude journée, apportaient des bouteilles d'eau et du pain pour leurs enfants. Des millions d'innocents, pressentant une arrestation prochaine, préparaient un paquet avec du linge et une serviette et faisaient à l'avance leurs adieux. […] Et ce ne furent pas des dizaines de milliers, ni même des dizaines de millions, mais d'énormes masses humaines qui assistèrent sans broncher à l'extermination des innocents. Mais ils ne furent pas seulement des témoins résignés ; quand il le fallait, ils votaient pour l'extermination, ils marquaient d'un murmure approbateur leur accord avec les assassinats collectifs. Cette extraordinaire soumission des hommes révéla quelque chose de neuf et d'inattendu. Bien sûr, il y eut la résistance, il y eut le courage et la ténacité des condamnés, il y eut des soulèvements, il y eut des sacrifices, quand, pour sauver un inconnu, des hommes risquaient leur vie et celle de leurs proches. Mais, malgré tout, la soumission massive reste un fait incontestable."


lundi 27 novembre 2023

Irving (origine)

Irving (John), Le Monde selon Garp, trad. Rambaud, chap. 1 :

"Jenny avait le sentiment d’avoir grandi à bord d’un énorme navire, sans jamais avoir vu, et encore moins compris, la salle des machines. Elle aimait les dimensions auxquelles l’hôpital ramenait tout : ce que les malades mangeaient, si cela les aidait de manger, où passait ce qu’ils mangeaient. Dans son enfance, elle n’avait jamais vu de vaisselle sale ; en fait, lorsque les bonnes desservaient la table, Jenny était convaincue qu’elles jetaient la vaisselle (il s’écoula un certain temps avant qu’on ne la laisse entrer dans la cuisine). Et Jenny crut longtemps que, le matin, lorsque la voiture du laitier apportait les bouteilles de lait, elle apportait en même temps la vaisselle du jour, tant le bruit, ces chocs et cliquetis de verrerie, ressemblait au bruit qui sortait de la cuisine où étaient enfermées les bonnes occupées à faire Dieu sait quoi avec la vaisselle.

Pas une seule fois avant l’âge de cinq ans Jenny Fields ne vit la salle de bains de son père. Elle tomba dessus un matin qu’elle avait humé le parfum de l’eau de Cologne paternelle et remonté la piste. Elle découvrit une cabine de douches remplies de buée – très moderne pour 1925 –, un WC privé, une rangée de flacons tellement différents des flacons de sa mère que Jenny crut avoir découvert le repaire d’un homme mystérieux qui, à l’insu de tous, aurait habité chez eux depuis des années. Ce qui, du reste, était bien le cas.

A l’hôpital, Jenny savait où passaient toutes les choses – et elle était en train d’apprendre, en termes très prosaïques, d’où presque toutes les choses venaient."


Jenny felt she had grown up on a large ship without having seen, much less understood, the engine room. She liked how the hospital reduced everything to what one ate, if it helped one to have eaten it, and where it went. As a child she had never seen the dirty dishes ; in fact, when the maids cleared the table, Jenny was sure they were throwing the dishes away (it was some time before she was even allowed in the kitchen). And when the milk truck brought the bottles every morning, for a while Jenny thought that the truck brought the day’s dishes too – the sound, that glassy clatter and bang, being so like the sound of the maids in the closed kitchen, doing whatever they did to the dishes. 

Jenny Fields was five before she saw her father’s bathroom. She tracked it down one morning by following the scent of her father’s cologne. She found a steamy shower stall – quite modern for 1925 – a private toilet, a row of bottles so unlike her mother’s bottles that Jenny thought she had discovered the lair of a secret man living undetected in their house for years. In fact, she had.

In the hospital, Jenny knew where everything went and she was learning the unmagical answers to where almost everything came from.


dimanche 26 novembre 2023

Alain-Fournier (effroi)

Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes III, IX : 

"Il allait répondre, lorsqu'une figure échevelée, hagarde, se dressa entre nous. C'était Mlle de Galais. Elle avait dû courir, car elle avait le visage baigné de sueur. Elle avait dû tomber et se blesser, car elle avait le front écorché au-dessus de l'oeil droit et du sang figé dans les cheveux.

Il m'est arrivé, dans les quartiers pauvres de Paris, de voir soudain, descendue dans la rue, séparé par des agents intervenus dans la bataille, un ménage qu'on croyait heureux, uni, honnête. Le scandale a éclaté tout d'un coup, n'importe quand, à l'instant de se mettre à table, le dimanche avant de sortir, au moment de souhaiter la fête du petit garçon... et maintenant tout est oublié, saccagé. L'homme et la femme, au milieu du tumulte, ne sont plus que deux démons pitoyables et les enfants en larmes se jettent contre eux, les embrassent étroitement, les supplient de se taire et de ne plus se battre.

Mlle de Galais, quand elle arriva près de Meaulnes, me fit penser à un de ces enfants-là, à un de ces pauvres enfants affolés. Je crois que tous ses amis, tout un village, tout un monde l'eût regardée, qu'elle fût accourue tout de même, qu'elle fût tombée de la même façon, échevelée, pleurante, salie."


samedi 25 novembre 2023

Aymé (propreté)

Aymé, Les Tiroirs de l'inconnu chap. XII :

"La colère, c’est le pied de cochon, c’est surtout les gants. J’ai fait une chose abominable encore une fois. Je suis sale, Volodia, je n’aime pas me laver et si j’étais seule, je sais que je serais toujours sale et que je souffrirais pas. Alors, avec Tatiana, qui est propre tous les jours, même aux endroits qu’on ne voit pas, c’est la guerre qui ne finit pas. Elle me surveille, elle m’interroge et moi je mens, je dis que j’ai lavé les pieds et souvent, je n’ai pas lavé, mais Tatiana s’aperçoit presque toujours. Si j’étais vraie mère, je me laverais tous les matins pour ne pas qu’elle ait une peine à cause de moi, mais je suis un monstre. Un monstre.

Des yeux de Sonia des larmes ont coulé dans son assiette sur une peau de banane."


vendredi 24 novembre 2023

Aymé (mariage)

Aymé, La Table-aux-Crevés, chap. XIII : 

"Truchot avait des notions très fermes sur l’évolution sentimentale des valeurs arithmétiques du mariage. Il pensait que les solidarités de nourriture sont les assises essentielles de l’amour conjugal, la faribole par-dessus le marché. La première année de son mariage, lorsque la Louise était tombée malade, il avait observé que la sollicitude naît d’une inquiétude matérielle, la tendresse de la sollicitude. Comme la maladie, dont il ne s’était pas ému d’abord, paraissait devoir durer, il s’était dit avec anxiété : « Pourvu qu’elle soit relevée avant les foins. » Et par la suite, il ne devait jamais oublier avec quelle reconnaissance attendrie il avait vu sa femme se rétablir avant le temps de la fenaison."


jeudi 23 novembre 2023

Apollinaire (nature et artifice)

Apollinaire, Lettres à Lou, 19 mai 1915, Gallimard p. 385-386 : 

"Ici, le printemps commence à défleurir et ça me fait un peu de peine. Aujourd'hui cependant j'ai vu une aubépine rose en fleurs, je ne sais pas d'ailleurs si c'est le vrai nom de cet arbre charmant. Il était tout en fleurs, les petites feuilles s'y mêlaient agréablement aux fleurs rouges plutôt que roses et pressées et nombreuses. On aurait dit une œuvre d'art, une plante artificielle ou obtenue par un art particulier comme par exemple chez les Japonais. Car, il y a quelque chose de bien singulier dans les arts raffinés c'est qu'ils produisent des œuvres qui lorsqu'elles ne veulent pas viser au sublime sont bien plus gracieuses, plus belles même que ce que la nature peut produire dans les mêmes proportions et ma foi, un feu d'artifice, aussi, est à première vue bien plus beau que la guerre. C'est là non point une apparence vaine, mais un fait de plaisir immédiat pour nos sens blasés d'hommes qui de fils en pères [sic] sont un peu habitués à la nature ; cependant dès qu'on approfondit on voit qu'il y a dans la nature quelque chose de supérieur à ce qui n'est que l'artifice. C'est la vie même et pour que l'œuvre d'art y atteigne il faut l'inspiration. Et l'inspiration se rencontre rarement dans les œuvres qui ne s'adressent qu'à la joie superficielle des sens. C'est pourquoi il arrive bien souvent que les œuvres inspirées ne sont pas immédiatement agréables.

L'amour aussi est une œuvre d'art et il est plus important qu'il soit animé par l'inspiration qui est la vie même, que d'être, dès l'abord, trop plaisant, trop seulement plaisant."


mercredi 22 novembre 2023

Aguéev (statue)

Aguéev, Roman avec cocaïne chap. 4 p. 108 (traduction Lydia Chweitzer) :  

"Vers le soir la pluie s’arrêta, mais les trottoirs et l’asphalte étaient encore mouillés, les réverbères s’y reflétaient comme dans des lacs noirs. Les candélabres gigantesques des deux côtés d’un Gogol de granit bourdonnaient doucement. Cependant, leurs boules laiteuses, dans la résille de leur monture, suspendues au sommet de ces mâts de fonte, éclairaient mal en bas, et ce n’est que çà et là, dans les tas noirs des feuillages mouillés, que clignotaient leurs pièces d’or. Une goutte de pluie se détacha du nez pointu, du nez en pierre, accrocha en tombant la lueur du réverbère, s’alluma de bleu et s’éteignit aussitôt."


texte cité dans La Désobligeante :

http://lecalmeblog.blogspot.com/2019/07/p.html

 

mardi 21 novembre 2023

Aymé (Lolita)

Aymé, Les Tiroirs de l'inconnu, chap. VI :

"À demi couché sur le divan de la salle à manger, mon frère lisait un livre ayant pour titre Lolita. Il a levé le nez à mon approche et m’a dit qu’il était en train de lire un livre comme jamais lu, un roman faramineux. Je n’ai pas manifesté de curiosité. Les romans et plus généralement la littérature ne m’intéressent pas. Michel, qui s’en est souvenu tout à coup, m’a considéré un moment en silence. « C’est, a-t-il ajouté, l’histoire d’un type de quarante ans qui est l’amant d’une petite fille de douze ans. » À quoi je n’ai pu me retenir de hausser les épaules. On se casse le dos à faire des études, on avale des centaines et des centaines d’alexandrins qui vous cambrent les sentiments et après, il faudrait se plonger dans une littérature qui va à contre-poil de tout ce qu’on a appris. C’est ce que j’ai dit à mon frère. Maintenant, on en est au derrière des fillettes, demain peut-être à celui des octogénaires. Une littérature de pissotière, d’égout, d’asile de fous, voilà à quoi tu te délectes. À quand le best-seller mondial dont l’action se passera tout entière dans les chiottes ?"


lundi 20 novembre 2023

Amis [Martin] (Quichotte)

     Amis (Martin) Guerre au cliché [Broken Lance, in The War Against Cliché : Essays and Reviews 1971-2000] traduction F. Maurin : 

 "Sans être pour autant menacé dans son statut de chef d’œuvre inexpugnable, Don Quichotte souffre d’un assez gros défaut : celui d’une illisibilité totale. L’auteur de ces lignes en sait quelque chose, il vient de le lire. Le livre ne manque certes pas de beautés, de charme, de comédie sublime, mais il se perd dans de longs développements (représentant près de 75% de l’ensemble) qui en font un monument d’ennui inhumain […] Lire Don quichotte équivaut peu ou prou à recevoir la visite du vieux barbon de la famille […]. Avec ce livre, on plonge le regard dans la bouillie primitive de la fiction : ça fume, ça glougloute, ça grésille de vie en puissance, ça grumelle de prototypes âcres et grossiers."


While clearly an impregnable masterpiece, Don Quixote suffers from one fairly serious flaw – that of outright unreadability. This reviewer should know, because he has just read it. The book bristles with beauties, charm, sublime comedy ; it is also, for long stretches (approaching about 75 per cent of the whole), inhumanly dull. […] Reading Don Quixote can be compared to an indefinite visit from your most impossible senior relative, with all his pranks, dirty habits, unstoppable reminiscences, and terrible cronies. 


dimanche 19 novembre 2023

Montherlant (silence)

Montherlant, Un Voyageur solitaire est un diable, in Essais, Pléiade p. 385 :

"Quoi qu'il en soit, et quand il n'y aurait d'autre divinité dans ces lieux, il y a celle du silence. La procesion va por dentro : la procession se déroule à l'intérieur (proverbe espagnol). Du seul point de vue humain, le silence double la richesse du temps ; aussi hommes et bêtes n'ont-ils de cesse qu'ils l'aient saccagé. Qui me parle, me prend. Et moi, en parlant, je me perds. Au sens chrétien du mot. Et au sens naturel : je perds ma substance et je l'avilis. Un tel disait des choses sages, et s'en vantait. Je lui dis : Si tu étais vraiment sage, ces choses que tu penses et viens de dire, tu les penserais et ne les aurais pas dites. Il est vrai qu'il aurait pu répondre : je l'ai fait par charité. Voulez-vous voir les esprits réellement distingués se diminuer ? Mettez-les en société, et écoutez-les."


samedi 18 novembre 2023

Anderson (pommes)

Anderson, Winesburg-en-Ohio, trad. M. Gay, 1961 p. 22-23 :

"L'histoire du docteur Reefy et de ses amours avec la grande jeune fille brune qui devint sa femme et lui laissa de l'argent est très curieuse. Elle a beaucoup de saveur, comme les petites pommes ridées qui poussent à Winesburg. En automne, on se promène dans les vergers au sol durci par le gel. Les pommes ont toutes été cueillies. Elles ont été mises en baril et expédiées par mer à de grandes villes où elles seront mangées dans des appartements remplis de livres, de revues, de meubles et de gens. Sur les arbres, il ne reste plus que quelques pommes ratatinées, que les cueilleurs ont dédaignées. Elles ressemblent aux jointures des mains du docteur Reefy. Mais quand on les grignote, on les trouve délicieuses. Toute la saveur de la pomme semble s'être concentrée dans un petit rond au flanc du fruit. On court d'un arbre à l'autre sur le sol gelé, en cueillant de vieilles pommes ridées, dont on remplit ses poches. Un petit nombre de personnes seulement connaissent la douceur des fruits ratatinés."


The story of Doctor Reefy and his courtship of the tall dark girl who became his wife and left her money to him is a very curious story. It is delicious, like the twisted little apples that grow in the orchards of Winesburg. In the fall one walks in the orchards and the ground is hard with frost underfoot. The apples have been taken from the trees by the pickers. They have been put in barrels and shipped to the cities where they will be eaten in apartments that are filled with books, magazines, furniture, and people. On the trees are only a few gnarled apples that the pickers have rejected. They look like the knuckles of Doctor Reefy’s hands. One nibbles at them and they are delicious. Into a little round place at the side of the apple has been gathered all of its sweetness. One runs from tree to tree over the frosted ground picking the gnarled, twisted apples and filling his pockets with them. Only the few know the sweetness of the twisted apples.


vendredi 17 novembre 2023

Turgot (explication)

Turgot, Œuvres, éd. Schelle t. I 1913 p. 315, cité par Brunschvicg, Les Ages de l'Intelligence p. 3-4 : 

"Avant que de connaître la liaison des effets physiques entre eux, il n'y eut rien de plus naturel que de supposer qu'ils étaient produits par des êtres intelligents, invisibles, et semblables à nous ; car à quoi auraient-ils ressemblé ? […] Quand les philosophes eurent reconnu l'absurdité de ces fables, sans avoir acquis néanmoins de vraies lumières sur l'histoire naturelle, ils imaginèrent d'expliquer les causes des phénomènes par des expressions abstraites, comme 'essences' et 'facultés', expressions qui cependant n'expliquaient rien. […] Ce ne fut que bien plus tard, en observant l'action mécanique que les corps ont les uns sur les autres, qu'on tira de cette mécanique d'autres hypothèses que les mathématiques purent développer et l'expérience vérifier." 


jeudi 16 novembre 2023

Montaigne (mensonge)

Montaigne, Essais II, XVIII : 

"Le premier trait de la corruption des mœurs, c'est le bannissement de la vérité [...] car l'être véritable [= la sincérité] est le commencement d'une grande vertu. Notre vérité de maintenant, ce n'est pas ce qui est, mais ce qui se persuade à autrui, comme nous appelons monnaie non celle qui est loyale seulement, mais la fausse aussi qui a mise [cours]. [...] Aux Français le mentir et se parjurer n'est pas vice, mais une façon de parler. Qui voudrait enchérir sur ce témoignage, il pourrait dire que ce leur est à présent vertu. On s'y forme, on s'y façonne, comme à un exercice d'honneur ; car la dissimulation est des plus notables qualités de ce siècle. [...] Que peut-on imaginer de plus vilain que d'être couard à l'endroit des hommes et brave à l'endroit de Dieu ? Notre intelligence se conduisant par la seule voie de la parole, celui qui la fausse, trahit la société publique. c'est le seul outil par le moyen duquel se communiquent nos volontés et nos pensées, c'est le truchement de notre âme : s'il nous faut, nous ne tenons plus, nous ne nous entreconnaissons plus. S'il nous trompe, il rompt tout notre commerce et dissout toutes les liaisons de notre police. [...] Ce bon compagnon de Grec disait que les enfants s'amusent par les osselets, les hommes par les paroles."


mercredi 15 novembre 2023

Queneau (appartement)

QueneauLoin de Rueil :

"Il ouvrit la porte de son domicile et ils entrèrent. La lumière électrique fit apparaître aux yeux de Lulu Doumer ce qu’au cours de sa jeune vie elle n’avait pas encore eu l’occasion de voir : un intérieur d’artiste, tapis mous, coussins durs, chinoiseries, éclairages indirects, hallebardes moyenâgeuses, crucifikses bretons, acropoles photographiées, objets aussi faux que loriques et un tas d’autres trucmuches de la même farine.

C’est rien bath ici qu’elle dit Lulu Doumer avec ses quatorze ans.

« Ça te la coupe hein, lui dit Thérèse. Pas du toc tout ce bordel. Admire la consistance de la chose. »

Mince alors qu’elle répéta Lulu Doumer avec ses petits nichons piriformes.

« T’en verras pas souvent des carrées comme celle-là, lui dit Thérèse. » "


mardi 14 novembre 2023

Soljénitsyne (éloignement)

Soljénitsyne, Discours (pour) Stockholm :

"Nous considérons comme le plus important, le plus pénible, et le moins supportable, ce qui est le plus proche de nous. Tout ce qui est loin, tout ce qui ne menace pas de nous envahir à l'instant et de franchir le seuil de notre porte - même avec (des) millions de victimes – tout cela nous le considérons comme parfaitement supportable et tolérable. […] Notre esprit est tout à fait en paix quand il s'agit de cette partie exotique du monde dont nous ne savons pratiquement rien. […] Qui orientera la colère des hommes contre ce qui est le plus terrible et non plus contre ce qui est le plus proche ? […] Les artistes peuvent accomplir ce miracle. Ils peuvent surmonter cette faiblesse caractéristique de l'homme qui n'apprend que de sa propre expérience tandis que l'expérience des autres en le touche pas. L'art transmet d'un homme à l'autre pendant leur bref séjour sur la terre, tout le poids d'une très longue et inhabituelle expérience, avec ses fardeaux, ses couleurs, la sève de sa vie : il la recrée dans notre chair et nous permet d'en prendre possession, comme si elle était nôtre. […] Le seul substitut à l'expérience que nous n'avons pu acquérir est l'art, la littérature. Ceux-ci possèdent un merveilleux pouvoir : au-delà des différences de langues, de coutumes, de structures sociales, ils peuvent transmettre l'expérience de toute une nation à une autre. Ils peuvent faire conanître à une nation novice la pénible épreuve d'une autre s'étendant sur des dizaines d'années, lui évitant ainsi de suivre une route inutile, ou erronée, ou même désastreuse, abrégeant ainsi les sinuosités de l'histoire de l'humanité."


lundi 13 novembre 2023

Racine (éloignement)

Racine, Bajazet, préface : 

"Les personnages tragiques doivent être regardés d'un autre œil que nous ne regardons d'ordinaire les personnages que nous avons vus de si près. On peut dire que le respect que l'on a pour les héros augmente à mesure qu'ils s'éloignent de nous : major e longinquo reverentia. L'éloignement des pays répare en quelque sorte la trop grande proximité des temps. Car le peuple ne met guère de différence entre ce qui est, si j'ose ainsi parler, à mille ans de lui, et ce qui en est à mille lieues. C'est ce qui fait, par exemple, que les personnages turcs, quelque modernes qu'ils soient, ont de la dignité sur notre théâtre. On les regarde de bonne heure comme anciens. "


dimanche 12 novembre 2023

Soljénitsyne (colonies)

Soljénitsyne, Lettre aux Dirigeants de l'Union soviétique p. 35 : 

"Les impératifs de notre développement intérieur sont beaucoup plus importants pour nous, en tant que peuple, que ceux de notre expansion extérieure en tant que puissance. Toute l'histoire du monde révèle que les peuples qui ont construit des empires en ont toujours pâti sur le plan spirituel. Les visées d'un grand empire et la santé morale d'un peuple sont incompatibles. Comment oserions-nous nous inventer des tâches internationales et en payer le prix tant que notre peuple se trouve dans un tel délabrement et tant que nous nous considérerons comme ses fils ?"


samedi 11 novembre 2023

Montherlant (colonies)

Montherlant, Le Maître de Santiago acte 1 sc. 4 : 

"La gloire de l'Espagne a été de réduire un envahisseur dont la présence insultait sa foi, son âme, son esprit, ses coutumes. Mais des conquêtes de territoires ! Cela est tellement puéril... Et tellement absurde. Vouloir changer quelque chose dans des territoires conquis, quand il est si urgent de réformer la patrie elle-même, c'est comme vouloir changer quelque chose dans le monde extérieur quand tout est à changer en soi. Et tellement vain. Les princes s'occupent à gagner de nouvelles possessions, qu'ils ne sauront pas comment administrer, ni comment défendre, qui, loin de leur donner de la force, les affaibliront, et qu'enfin ils perdront piteusement, après en avoir reçu un comble d'ennuis. Car nous perdrons les Indes. Les colonies sont faites pour être perdues. Elles naissent avec la croix de mort au front. [...] Les Indes sont le commencement du crépuscule de l'Espagne."



vendredi 10 novembre 2023

Diderot (correction)

Diderot O.C. t. 15 p. 201 : Extr. de l'Encyclopédie, § 'Correct', adj. (Littérat.) : 

"Ce terme désigne une des qualités du style. La correction consiste dans l'observation scrupuleuse des règles de la grammaire. Un écrivain très correct est presque nécessairement froid : il me semble du moins qu'il y a un grand nombre d'occasions où l'on n'a de la chaleur qu'aux dépens des règles minutieuses de la syntaxe ; règles qu'il faut bien se garder de mépriser par cette raison, car elles sont ordinairement fondées sur une dialectique très fine et très solide ; et pour un endroit qui serait gâté par leur observation rigoureuse, et où l'auteur qui a du goût sent bien qu'il faut les négliger, il y en a mille où cette observation distingue celui qui sait écrire et penser, de ce lui qui croit le savoir. En un mot, on ne doit passer à un auteur de pécher contre la correction du style, que lorsqu'il y a plus à gagner qu'à perdre. L'exactitude tombe sur les faits et les choses ; la correction, sur les mots. Ce qui est écrit exactement dans une langue, rendu fidèlement, est exact dans toutes les langues. Il n'en est pas de même de ce qui est correct ; l'auteur qui a écrit le plus correctement pourrait être très incorrect traduit mot à mot de sa langue dans une autre. L'exactitude naît de la vérité, qui est une et absolue ; la correction, de règles de convention et variables." 


jeudi 9 novembre 2023

Ponge (choses)

Ponge, La Rage de l'expression p. 51 :

"Nous ferons des pas merveilleux, l'homme fera des pas merveilleux s'il redescend aux choses (comme il faut redescendre aux mots pour exprimer les choses convenablement) et s'applique à les étudier et à les exprimer en faisant confiance à la fois à son œil, à sa raison et à son intuition, sans prévention qui l'empêche de suivre les nouveautés qu'elles contiennent – et sachant les considérer dans leur essence comme dans leurs détails. Mais il faut en même temps qu'il les refasse dans le logos à partir des matériaux du logos, c'est-à-dire de la parole. Alors seulement sa connaissance, ses découvertes seront solides, non fugitives, non fugaces."


mercredi 8 novembre 2023

Yourcenar (traduction)

Yourcenar, Les Yeux ouverts p. 191 : 

"C'est une responsabilité grave pour le traducteur : l'œuvre de quelqu'un d'autre est mise entre mes mains, et je sais bien que je ne réussirai jamais à tout donner, à tout rendre. […] Un traducteur ressemble à quelqu'un qui fait sa valise. Elle est ouverte devant lui ; il y met un objet, et puis il se dit qu'un autre serait peut-être plus utile, alors il enlève l'objet, puis le remet, parce que, réflexion faite, on ne peut s'en passer. En vérité, il y a toujours des choses que la traduction ne laisse pas transparaître, alors que l'art du traducteur serait de ne rien laisser perdre. On n'est donc jamais réellement satisfait. Mais c'est vrai aussi des livres originaux que nous écrivons, et dont Valéry aurait pu dire qu'ils étaient une traduction de la langue 'self' dans une langue accessible à tous."


mardi 7 novembre 2023

Proust (élocution)

Proust, Du Côté de chez Swann Pléiade ("ancienne") t. 1 p. 203  : 

"[Saniette] avait dans la bouche, en parlant, une bouillie qui était adorable, parce qu'on sentait qu'elle trahissait moins un défaut de la langue qu'une qualité de l'âme, comme un reste de l'innocence du premier âge qu'il n'avait jamais perdue. Toutes les consonnes qu'il ne pouvait prononcer figuraient comme autant de duretés dont il était incapable."


lundi 6 novembre 2023

Montaigne (refoulement)

Montaigne, Essais II, XXXI : 

"Je ne regarde pas tant ce qu'il fait que combien il lui coûte à ne faire pis. Un autre se vantait à moi du règlement et douceur de ses mœurs […]. Je lui disais que c'était bien quelque chose, notamment à ceux comme lui d'éminente qualité sur lesquels chacun a les yeux, de se présenter au monde toujours bien tempérés ; mais que le principal était de pourvoir au-dedans et à soi-même, et que ce n'était pas, à mon gré, bien ménager ses affaires que de se ronger intérieurement : ce que je craignais qu'il fît, pour maintenir ce masque et cette réglée apparence par le dehors. On incorpore la colère en la cachant ; comme Diogène dit à Démosthène, lequel, de peur d'être aperçu en une taverne, se reculait au dedans : 'Tant plus tu recules arrière, tant plus tu y entres'. Je conseille qu'on donne plutôt une buffe à la joue de son valet, un peu hors de saison, que de gêner sa fantaisie pour représenter cette sage contenance. Et aimerais mieux produire mes passions que de les couver à mes dépens : elles s'alanguissent en s'éventant et en s'exprimant ; il vaut mieux que leur pointe agisse au dehors que de la plier contre nous". 


dimanche 5 novembre 2023

Céline (amabilités)

Céline, Féerie pour une autre fois 1 :

"Ils ont tous des pensées les gens, les rencontres, les connaissances, ces temps-ci... Ça va bien faire trois ou quatre mois qu'ils ont des pensées, que je suis plus regardé par personne vraiment en face... l'effet des événements, voilà. Les êtres se comportent presque tous en même temps de la même façon... les mêmes tics... Comme les petits canards autour de leur mère, au Daumesnil, au bois de Boulogne, tous en même temps, la tête à droite !... la tête à gauche ! qu'ils soient dix ! douze... quinze !... pareils ! tous la tête à droite ! à la seconde ! Clémence Arlon me regarde de biais... c'est l'époque... Elle aurait dix... douze... quinze fils... qu'ils biaiseraient de la même façon !"


Céline, Féerie pour une autre fois 2 :

"Quand les gens me donnent plus du «docteur», que c'est plus que : monsieur... c'est qu'ils m'ont sur l'haricot !... qu'ils sont pas très loin de m'insulter... ces deux jeunes filles-là, depuis deux mois... trois mois... elles me regardaient drôle... je les croisais dans l'escalier...

– Bonjour mesdemoiselles !...

Elles passaient... je suis toujours extrêmement courtois... là, je les voyais franchement hostiles... gueules en coin... oh, pas à se gratter !... y avait eu de l'événement qu'on me boude !... Stalingrad entre autres... et d'abord !... les Russes auraient été battus elles m'auraient appelé : professeur... éminent physiothérapeute, génie, tcétéra !... y a rien dans le fond des nénettes que le contre-coup des grandes nouvelles... comment ça va pour votre bazar ?... si ça va mal vous êtes à pendre, si ça va bien on vous étreint, on se vous délecte, on vous hume, on se panouit de votre moindre oui... on vous chérit tous les organes, on vous ensirope miel d'amour, y a pas assez de douceurs de fesses, de bouches, de cœurs, d'épithètes telles rafignolées, pour ce que vous valez comme précieux, Dieu de nom de Dieu d'adorable, joyau à défaillir d'émoi que de vous voir de près... «perle des sens !»... et que de vous voir vous comporter comme un être banal ordinaire !... ah que c'est trop ! vraiment, c'est trop ! c'est indicible !... et de vous voir respirer là ! là ! l'air de tout le monde !... comme tout le monde !... et que vous vous tapez votre croissant ! que vous le craquetez ! grignotez ! et que vous sirotez votre café !... et que vous allez faire vos besoins... vos petits besoins... ah, cette simplicité sublime..."


samedi 4 novembre 2023

Montaigne (expression)

Montaigne, Essais I XXVI, p. 169 : 

"J'en oy qui s'excusent de ne se pouvoir exprimer, et font contenance d'avoir la tête pleine de plusieurs belles choses, mais à faute d'éloquence, ne les pouvoir mettre en évidence : c'est une baye [mystification]. Savez-vous, à mon avis, ce que c'est que cela ? Ce sont des ombrages qui leur viennent de quelques conceptions informes, qu'ils ne peuvent démêler et éclaircir au-dedans, ni par conséquent produire au-dehors : ils ne s'entendent pas encore eux-mêmes. Et voyez-les un peu bégayer sur le point de l'enfanter, vous jugez que leur travail n'est point à l'accouchement, mais à la conception, et qu'ils ne font que lécher cette matière imparfaite. De ma part, je tiens, et Socrate l'ordonne, que, qui a en l'esprit une vive imagination, et claire, la produira, soit en Bergamasque, soit par mines, s'il est muet. "Voit-il son idée : les mots ne feront aucune difficulté à suivre" (Horace). Et comme disait celui-là aussi poétiquement en sa prose, "quand les choses ont saisi l'esprit, les mots se présentent en foule." (Sénèque) Et cet autre : "Les choses entraînent les paroles." (Cicéron)".


vendredi 3 novembre 2023

Brunschvicg (archaïsme)

Brunschvicg, Les Ages de l'intelligence p. 28 : 

"Ainsi, de même que les langues archaïques sont plus chargées de désinences et de flexions que les idiomes qui leur ont succédé, l'investigation de la pensée primitive ne nous met nullement en présence de ces éléments simples auxquels l'analyse idéologique avait prétendu conduire. […] Ce qui frappe, au contraire, dans cet âge de l'intelligence humaine, c'est qu'elle ne se montre jamais à nous déficiente ou même hésitante. Pour les primitifs comme pour les devins et les prophètes d'autrefois le monde est entièrement transparent ; ils n'éprouvent aucune incertitude sur les intentions secrètes dont dépend l'issue des événements."


jeudi 2 novembre 2023

Diderot (idiot)

Diderot, Extraits de l'Encyclopédie, § Idiot (Gramm.). (O.C. tome 15 p. 280) :

"Il se dit de celui en qui un défaut naturel dans les organes qui servent aux opérations de l'entendement est si grand, qu'il est incapable de combiner aucune idée, en sorte que sa condition paraît à cet égard plus bornée que celle de la bête. La différence de l'idiot et de l'imbécile consiste, ce me semble, en ce qu'on naît idiot, et qu'on devient imbécile. Le mot idiot vient de idiotès, qui signifie homme particulier, qui s'est renfermé dans une vie retirée, loin des affaires du gouvernement ; c'est-à-dire celui que nous appellerions aujourd'hui un sage. Il y a eu un célèbre mystique qui prit par modestie la qualité d'idiot, qui lui convenait beaucoup plus qu'il ne pensait."



mercredi 1 novembre 2023

Descartes (béatitude)

Descartes, Lettre à Elisabeth du 4 août 1645 :

"Mais il est besoin de savoir ce que c'est que "vivere beate" ; je dirais en français "vivre heureusement", sinon qu'il y a de la différence entre l'heur et la béatitude, en ce que l'heur ne dépend que des choses qui sont hors de nous, d'où vient que ceux-là sont estimés plus heureux que sages auxquels il est arrivé quelque bien qu'ils ne se sont point procuré, au lieu que la béatitude consiste, ce me semble, en un parfait contentement d'esprit et une satisfaction intérieure, que n'ont pas ordinairement ceux qui sont le plus favorisés de la fortune, et que les sages acquièrent sans elle. Ainsi "vivere beate", vivre en béatitude, ce n'est autre chose qu'avoir l'esprit parfaitement content et satisfait."



mardi 31 octobre 2023

Baudelaire + Valéry (journaux)

Baudelaire, Mon cœur mis à nu Pléiade p. 1299 : 

"Il est impossible de parcourir une gazette quelconque, de n'importe quel jour ou quel mois ou quelle année, sans y trouver à chaque ligne des signes de la perversité humaine la plus épouvantable, en même temps que les vanteries les plus surprenantes de probité, de bonté, de charité, et les affirmations les plus effrontées relatives au progrès et à la civilisation. Tout journal, de la première ligne à la dernière, n'est qu'un tissu d'horreurs. Guerres, crimes, vols, impudicités, tortures, crimes des princes, crimes des nations, crimes des particuliers, une ivresse d'atrocité universelle. Et c'est de ce dégoûtant apéritif que l'homme civilisé accompagne son repas de chaque matin. Tout, en ce monde, sue le crime : le journal, la muraille et le visage de l'homme. Je ne comprends pas qu'une main pure puisse toucher un journal sans une convulsion de dégoût." 


Valéry, Mélange, "Instants" Pléiade t. 1 : 

"Un adolescent devant son lycée, avec son Virgile et son Corneille sous le bras. Il lit un journal, tableau d’horreurs en grosses lettres.

— Qu’est-ce que tu fais là ?

— Bonjour, Monsieur. Je fais mes inhumanités."


lundi 30 octobre 2023

Gautier (projets)

Gautier, Préface de Mademoiselle de Maupin, GF p. 39 : 

"J'ai jeté au feu (après en avoir tiré un double, ainsi que cela se fait toujours) deux superbes et magnifiques drames moyen-âge, l'un en vers et l'autre en prose, dont les héros étaient écartelés et bouillis en plein théâtre, ce qui eût été très jovial et assez inédit. […] J'ai composé depuis une tragédie antique en cinq actes, nommée Héliogabale, dont le héros se jette dans les latrines, situation extrêmement neuve et qui a l'avantage d'amener une décoration non encore vue au théâtre. J'ai fait aussi un drame moderne […] où l'idée providentielle arrive sous la forme d'un pâté de foie gras de Strasbourg, que le héros mange jusqu'à la dernière miette après avoir consommé plusieurs viols, ce qui, joint à ses remords, lui donne une abominable indigestion dont il meurt. Fin morale s'il en fut, qui prouve que Dieu est juste et que le vice est toujours puni et la vertu récompensée".


dimanche 29 octobre 2023

Gracq (assèchement)

Gracq (interview) : 

[Question : Vous dites que cela a tué pour vous tout un magma de souvenirs…]

Oui. C'est le fait qu'une fiction, pas un essai, mais une fiction, pour moi, assèche une partie de la mémoire, ou en tout cas la stérilise. C'est un fait que je connais très bien pour la guerre de 39-40. C'est une guerre qui a été extrêmement vivante pour moi, mais qui l'est devenue beaucoup moins depuis que j'ai écrit ce livre. Je l'ai déchargée de son urgence, de sa force de choc. C'est le fait de l'expression, qui décharge les souvenirs de leur force. Si bien que j'ai le sentiment qu'un écrivain n'est pas inépuisable, et chaque livre qu'il tire de lui assèche toute une région de souvenirs, d'images, qui existent, mais qui sont stérilisées parce qu'elles ont trouvé une expression, et qu'elles n'en demandent pas d'autres." 


samedi 28 octobre 2023

Douguine (soft power)

Douguine (2014) cité par F. Thom, Poutine ou l'obsession de la puissance :

"Nous devons conquérir l'Europe... Nous pouvons déjà compter sur une cinquième colonne européenne...Nous ne voulons qu'un protectorat sur l'Europe. Nous n'avons pas besoin de faire la guerre pour cela. Le soft power suffira. Nous proposerons aux Européens de les sauver des gays, des pussy riots, des femen.... Nous avons l'expérience de l'expansion en Europe, celle du Komintern et de l'infiltration des parlements européens ... Aujourd'hui nous pouvons trouver d'autres partenaires... Annexer l'Europe c'est un grand dessein digne de la Russie. ... Nous prendrons leurs technologies d'un seul coup : plus besoin de gaz et de pétrole pour les obtenir au compte-gouttes. Voilà la modernisation et l'européanisation de la Russie. Le soft power suffira : trouver une cinquième colonne, propulser au pouvoir les gens que nous contrôlons, acheter avec l'argent de Gazprom des spécialistes de la réclame…" 


vendredi 27 octobre 2023

Lodge (écureuils)

Lodge, Thérapie (incipit) : 

"La douce journée de février a tiré les écureuils de leur hibernation. Les arbres dénudés du jardin leur offrent une sorte de terrain d’aventure. J’en ai observé deux qui jouaient à se pourchasser dans les marronniers devant la fenêtre de mon bureau : ils montaient en spirale le long d’un tronc, multipliaient les esquives et les feintes dans la ramure, filaient jusqu’au bout d’une branche pour bondir sur l’arbre suivant, dévalaient la tête la première et se figeaient soudain à mi-hauteur, griffes accrochées à l’écorce comme du Velcro, puis détalaient dans l’herbe, le premier tâchant de semer le second à force de louvoiements et virages bord sur bord, pour atteindre enfin le tronc d’un peuplier du Canada, gagner à la vitesse de l’éclair son branchage frêle et élastique, et s’y balancer doucement en équilibre, en échangeant des clignements d’yeux satisfaits. Du jeu à l’état pur, sans l’ombre d’un doute. Ils se livraient à ces gambades, exerçaient leur agilité rien que pour le plaisir. Au cas où il existerait une forme de réincarnation, ça ne me déplairait pas de revenir sur terre dans la peau d’un écureuil. Ils doivent avoir des articulations en acier."


A mild February day has brought the squirrels out of hibernation. The leafless trees in the garden make a kind of adventure playground for them. I watched two playing tag in the chestnuts just outside my study window: spiralling up a trunk, dodging and feinting among the branches, then scampering along a bough and leaping to the next tree, then zooming down the side of its trunk headfirst, freezing halfway, claws sticking like Velcro to the corrugated bark, then streaking across the grass, one trying to shake off the other by jinking and swerving and turning on a sixpence till he reached the bole of a Canadian poplar and they both rocketed up its side into the thin elastic branches and balanced there, swaying gently and blinking contentedly at each other. Pure play – no question. They were just larking about, exercising their agility for the sheer fun of it. If there’s such a thing as reincarnation, I wouldn’t mind coming back as a squirrel. They must have knee-joints like tempered steel.