samedi 21 janvier 2023

Amiel (idées et institutions)

Amiel, Journal, 7  février  1872 (Schérer t. 2 p. 133) : 

"La foi bornée a beaucoup plus d'énergie que la foi éclairée ; le monde est à la volonté bien plus qu'à la sagesse. Il n'est donc pas sûr que la liberté triomphe du fanatisme, et d'ailleurs, jamais l'indépendance de la pensée n'aura la violence d'un préjugé. La solution, c'est la division de la tâche. Après ceux qui auront dégagé l'idéal de la foi pure et libre, viendront les violents qui la feront entrer dans les choses acquises, dans les préjugés et dans les institutions. N'est-ce pas déjà ce qui est arrivé au christianisme ? Après le doux Jésus, l'impétueux saint Paul et les âpres conciles. Il est vrai que c'est là ce qui a corrompu l'Évangile."



vendredi 20 janvier 2023

Allen (impressionnistes)

Allen (Woody), Dieu, Shakespeare et Moi, Seuil-Virgule, p. 86-87 :

"Si les impressionnistes avaient été dentistes (étude sur l'intransigeance artistique) : 

Cher Théo, 

La vie ne me traitera donc jamais convenablement ? Je suis écrasé de désespoir ! Ma tête se perd ! Mme Sol Schwimmer me fait un procès parce que j'ai exécuté son bridge comme je le sentais, et non pour convenir à sa bouche ridicule ! 

C'est vrai ! Je ne peux pas travailler sur commande comme un artisan ordinaire ! J'avais décidé que son bridge devrait être énorme et ondoyant, avec des dents d'une sauvagerie explosive, flamboyant dans toutes les directions comme autant de feux d'artifice ! Et maintenant, elle est furieuse parce que ça n'entre pas dans sa bouche ! Oh la stupide bourgeoise, j'ai envie de la battre ! 

J'ai bien essayé de lui enfoncer l'appareil en forçant, mais il ressort de lui-même comme s'il était vivant. Je le trouve quand même admirable. Elle crie qu'elle ne peut pas mastiquer ! Qu'est-ce que ça peut bien faire qu'elle mastique ou pas !"


Dear Theo 

Will life never treat me decently ? I am wracked by despair ! My head is pounding. Mrs Sol Schwimmer is suing me because I made her bridge as I felt it and not to fit her ridiculous mouth. That's right ! I can't work to order like a common tradesman. I decided her bridge should be enormous and billowing and wild, explosive teeth flaring up in every direction like fire! Now she is upset becuase it won't fit in her mouth ! She is so bourgeois and stupid, I want to smash her. 

I tried forcing the false plate in but it sticks out like a star burst chandelier. Still, I find it beautiful. She claims she can't chew! What do I care whether she can chew or not ! 


jeudi 19 janvier 2023

Calvino (réfugiés)

Calvino, L'entrée en guerre, nouvelle [1954], trad. Deschamps-Pria :

"Autour de nous, les réfugiés étaient en train de transformer les locaux scolaires en un misérable village avec son labyrinthe de rues, déployant des draps et les accrochant à des cordes pour se déshabiller, renfonçant les clous de leurs chaussures, lavant leurs chaussettes et les mettant à sécher, tirant de leurs ballots des fleurs de courge frites et des tomates farcies, se cherchant, se comptant, perdant et retrouvant leurs affaires. 

Mais la caractéristique évidente de cette humanité, le thème discontinu mais réitéré qui le premier sautait aux yeux – de la même façon que lorsqu'on entre dans une salle de réception l'œil ne voit que les seins et les épaules des dames les plus décolletées –, c'était la présence au milieu d'eux des estropiés, des idiots goitreux, des femmes à barbe, des naines, c'étaient les lèvres et les nez déformés par les lupus, c'était le regard désarmé des cas de delirium tremens : visage ténébreux des villages de montagne qui maintenant était obligé de se dévoiler, de s'afficher, vieux secret des familles paysannes autour duquel les maisons des villages se serrent l'une à l'autre comme les écailles d'une pomme de pin. Chassés de leur tanière obscure, ils essayaient maintenant, dans la blancheur bureaucratique de cette architecture de se recréer un refuge, un équilibre." 


Intorno i profughii stavano trasformando i locali scolastici in un labirinto di vie di povero paese, sciorinando lenzuola e legandole a corde per spogliarsi, ribattendo chiodi alle scarpe, lavando calze e mettendole a stendere, traendo dai fagotti fiori di zucca fritti e pomodori ripieni, e cercandosi, contandosi, perdendo e ritrovando roba.

Ma il dato caratteristico di quest'umanità, il tema discontinuo ma sempre ricorrente e che per primo veniva allo sguardo – cosi come entrando in una sala di ricevimento l'occhio vede solo i seni e le spalle delle dame piú scollate – era la presenza in mezzo a loro degli storpi, degli scemi gozzuti, delle donne barbute, delle nane, erano le labbra e i nasi deformati dai lupus, era l'inerme sguardo degli ammalati di delirium tremens : era questo volto buio dei paesi montanari ora obbligato a svelarsi, a sfilare in parata, il vecchio segreto delle famiglie contadine attorno a cui le case dei paesi si stringono una all'altra come le scaglie d'una pigna. Ora, stanati dal loro buio, ritentavano in quel burocratico biancore edilizio di trovare un rifugio, un equilibrio. 


mercredi 18 janvier 2023

Flaubert (ruines)

Flaubert, première Education sentimentale [1845] chap. XXVI : 

"L’histoire n’est belle que racontée, et les plus magnifiques palais ne valaient pas leurs ruines. Dans son amour de la beauté, l’artiste parfois peut regretter ces frontispices abattus et toutes ces statues mutilées ; mais s’il savait, dans l’intérêt de sa pensée, combien le passé est de la nature de l’infini, et que plus cette perspective est longue plus elle est belle, il serait tenté de bénir le vent qui déracine les pierres et le lierre qui se met à les recouvrir."


N.B. : ce passage est la conclusion d'une tartine bien indigeste… : 

Il avait entendu dire que l’époque moderne était une époque prosaïque, les œuvres qui la pourraient peindre, devant se ressentir du sujet, n’y trouveraient aucune profondeur et n’en tireraient aucun éclat ; or, après en avoir adopté les idées courantes dans sa première jeunesse, et l’avoir ensuite détestée lors de son retour à l’antiquité, à la plastique, haïssant alors le frac noir par amour du pallium et la botte vernie à cause du cothurne ; il se demanda cependant un jour si un demi-siècle où il y avait eu une révolution pour changer le monde et un héros pour le conquérir, où l’on avait vu des monarchies s’écrouler et des peuples naître, des religions finir et des dogmes commencer, des cadavres revenant de l’exil, des rois qui y retournaient, et partout comme un souffle de tempête qui précipitait les événements à leur conséquence, lui heurtait les idées contre les faits, les philosophies contre les religions, tout cela allant, tourbillonnant, si tassé, si mêlé, si confus que toutes les théories avaient eu leur jour, toutes les conceptions leur forme, la foi, le doute, l’enivrement et l’accablement, la corruption et la vertu, la trahison et l’héroïsme s’étant montrés tour à tour les uns en face des autres, souvent dans le même fait, chez le même peuple, quelquefois dans le même homme, de manière que rien n’offrait plus d’ensemble tout en gardant une variété infinie, il se demanda donc si une telle époque ne laissait pas plus de latitude et d’enseignement au penseur et plus de liberté à l’artiste que la contemplation d’une société à figure plus arrêtée où, tout étant limité, réglé et posé, l’homme se trouvait en même temps avoir moins agi par lui-même et la Providence l’avoir moins fait agir. Mais de cette surabondance de matériaux résulte l’embarras de l’art, il ne sait que faire du moment qui est, ni comment le percevoir ; pour qu’il puisse le saisir et le manier, il faut qu’il le trouve fixé quelque part ; l’histoire n’est belle que racontée, …



mardi 17 janvier 2023

Montaigne (grotesques)

Montaigne, Essais Livre I, XXVIII, De l’amitié : 

"Considérant la conduite de la besongne d’un peintre que j’ay, il m’a pris l’envie de l’ensuivre. Il choisit le plus bel endroit et milieu de chaque paroy, pour y loger un tableau élabouré de toute sa suffisance, et, le vuide tout au tour, il le remplit de crotesques, qui sont peintures fantasques, n’ayant grâce qu’en la variété et estrangeté. Que sont-ce icy aussi à la vérité que crotesques et corps monstrueux rappiecez de divers membres, sans certaine figure, n’ayants ordre, suite, ny proportion que fortuite ?"


lundi 16 janvier 2023

Bloy (caricature)

Bloy, sur "L'Histoire de la révolution française", de Carlyle :

"[…] la caricature. Une chose peu noble, d’ailleurs, et que les enfants de l’Église ne doivent pas aimer. Pour notre propre compte, nous la méprisons du fond de notre coeur, parce que nous considérons ce que Dieu a mis dans l’homme et pour quelles fins ineffables il lui a donné ce corps dont chaque molécule a, pour ainsi dire, une signification liturgique depuis que le Verbe s’en est revêtu, et il nous semble que c’est une abominable profanation que de repousser ainsi dans le néant d’où Dieu a tiré sa propre image, cette image même, recréée par la Rédemption."



dimanche 15 janvier 2023

Plath (possibles)

Plath, La Cloche de verre éd. Quarto  p. 435 : 

"Je voyais ma vie se ramifier sous mes yeux comme dans l'histoire le figuier vert. 

Au bout de chaque branche, comme une grosse figue violacée, fleurissait un avenir merveilleux. Une figue représentait un mari, un foyer heureux avec des enfants, une autre figue était une poétesse célèbre, une autre un brillant professeur et encore une autre Ee Gee la rédactrice en chef célèbre, toujours une autre, l'Europe, l'Afrique, l'Amérique du Sud, une autre figue représentait Constantin, Socrate, Attila, un tas d'autres amants aux noms étranges et aux professions extraordinaires, il y avait encore une figue championne olympique et bien d'autres figues au-dessus que je ne distinguais même pas. 

Je me voyais assise sur la fourche d'un figuier, mourant de faim, simplement parce que je ne parvenais pas à choisir quelle figue j'allais manger. Je les voulais toutes, seulement en choisir une signifiait perdre toutes les autres et, assise là, incapable de me décider, les figues commençaient à pourrir, à noircir et une à une elles éclataient sur le sol entre mes pieds."


I saw my life branching out before me like the green fig tree in the story.

From the tip of every branch, like a fat purple fig, a wonderful future beckoned and winked. One fig was a husband and a happy home and children, and another fig was a famous poet and another fig was a brilliant professor, and another fig was Ee Gee, the amazing editor, and another fig was Europe and Africa and South America, and another fig was Constantin and Socrates and Attila and a pack of other lovers with queer names and offbeat professions, and another fig was an Olympic lady crew champion, and beyond and above these figs were many more figs I couldn’t quite make out.

I saw myself sitting in the crotch of this fig tree, starving to death, just because I couldn’t make up my mind which of the figs I would choose. I wanted each and every one of them, but choosing one meant losing all the rest, and, as I sat there, unable to decide, the figs began to wrinkle and go black, and, one by one, they plopped to the ground at my feet. »