samedi 13 mai 2023

Céline (père)

CélineLondres chap. IV : 

"J’y aurais découpé la gueule à mon père moi en dix-huit tranches, lui qu’était si instruit, si parfaitement sûr d’honneur et tout, pour qu’il me le dise alors à moi là, un bon coup, à pleins tromblons, sans mirontons, sans charade, sans bigoudis, de quoi qu’il croyait vraiment qu’ils me croyaient coupable ?… Même si je l’avais décarcassé en plus de haut en bas, mon père il savait rien, de quoi qu’il m’aurait bien pu répondre ? Il avait rien dans l’urne mon père, rien que des mots, comme tous les énervés de son éducation, des gros, des petits, des élégants, des sournois, du vide pour obéir, discourir, et péter, les yeux pour ne rien voir et pleurer en rages sournoises tout son romantisme châtré par vingt ans de bureau, pour me pleurer moi sans doute, bien content dessous si on m’avait tué ici ou là, son petit vœu, débarrassé. Il s’en foutait jusqu’au trognon, pourvu que sa misère à mon père, qu’il connaissait bien, on la lui laisse, à lui intégrale, sans moi, ses quarante-cinq ans aussi, qu’il demeure à pourrir, à rager, geindre, au bord de la catastrophe."


vendredi 12 mai 2023

Tolstoï (fusion)

Tolstoï, Jeunesse XXXII, [cité par Romain Rolland] : 

"L’éclat tranquille du lumineux croissant. L’étang brillant. Les vieux bouleaux, dont les branches chevelues s’argentaient d’un côté, au clair de lune, et, de l’autre, couvraient de leurs ombres noires les buissons et la route. Le cri de la caille derrière l’étang. Le bruit à peine perceptible de deux vieux arbres qui se frôlent. Le bourdonnement des moustiques et la chute d’une pomme qui tombe sur les feuilles sèches, les grenouilles qui sautent jusque sur les marches de la terrasse, et dont le dos verdâtre brille sous un rayon de lune.... La lune monte ; suspendue dans le ciel clair, elle remplit l’espace ; l’éclat superbe de l’étang devient encore plus brillant ; les ombres se font plus noires et la lumière plus transparente... Et moi, humble vermisseau, déjà souillé de toutes les passions humaines, mais avec toute la force immense de l’amour, il me semblait en ce moment que la nature, la lune et moi, nous n’étions qu’un."



jeudi 11 mai 2023

Descartes (beau)

Descartes  Lettre à Mersenne, 18 mars 1630 : 

"Généralement, ni le beau ni l'agréable ne signifient rien qu'un rapport de votre jugement à l'objet ; et parce que les jugements des hommes sont si différents, on ne peut dire que le beau ni l'agréable aient aucune mesure déterminée. Et je ne le saurais mieux expliquer, que j'ai fait autrefois, en ma Musique ; je mettrai ici les mêmes mots, parce que j'ai le livre entre les mains : "Entre les objets d'un sens, le plus agréable à l'esprit n'est pas celui qui est perçu avec le plus de facilité, ni celui qui est perçu avec le plus de difficulté. C'est celui dont la perception n'est pas assez facile pour combler l'inclination naturelle par laquelle les sens se portent vers leurs objets, et n'est pas assez difficile pour fatiguer le sens." J'expliquais "ce qui est perçu facilement ou difficilement par le sens" comme, par exemple, les compartiments d'un parterre qui ne consisteront qu'en une ou deux sortes de figures, arrangées toujours de même façon, se comprendront bien plus aisément que s'il y en avait dix ou douze, et arrangés diversement; mais ce n'est pas à dire qu'on puisse nommer absolument l'un plus beau que l'autre mais, selon la fantaisie des uns, celui de trois sortes de figures sera le plus beau, selon celle des autres, celui de quatre, ou de cinq, etc. Mais ce qui plaira à plus de gens, pourra être nommé simplement le plus beau, ce qui ne saurait être déterminé."



mercredi 10 mai 2023

Ionesco (narration)

Ionesco, La Cantatrice chauve : 

"Mon beau-frère avait, du côté paternel, un cousin germain dont un oncle maternel avait un beau-père dont le grand-père paternel avait épousé en secondes noces une jeune indigène dont le frère avait rencontré, dans un de ses voyages, une fille dont il s'était épris et avec laquelle il eut un fils qui se maria avec une pharmacienne intrépide qui n'était autre que la nièce d'un quartier-maître inconnu de la Marine britannique et dont le père adoptif avait une tante parlant couramment l'espa­ gnol et qui était, peut-être, une des petites-filles d'un ingénieur, mort jeune, petit-fils lui-même d'un propriétaire de vignes dont on tirait un vin médiocre, mais qui avait un petit-cousin, casanier, adjudant, dont le fils avait épousé une bien jolie jeune femme, divorcée, dont le premier mari était le fils d'un sincère patriote qui avait su élever dans le désir de faire fortune une de ses filles qui put se marier avec un chasseur qui avait connu Rothschild et dont le frère, après avoir changé plusieurs fois de métier, se maria et eut une fille dont le bisaïeul, chétif, portait des lunettes que lui avait données un sien cousin, beau-frère d'un Portugais, fils naturel d'un meunier, pas trop pauvre, dont le frère de lait avait pris pour femme la fille d'un ancien médecin de campagne, lui-même frère de lait du fils d'un laitier, lui-même fils naturel d'un autre médecin de campagne, marié trois fois de suite dont la troisième femme…"


mardi 9 mai 2023

Proust (amour)

Proust, Albertine disparue, chap. IV : 

"Un amour a beau s’oublier, il peut déterminer la forme de l’amour qui le suivra. Déjà au sein même de l’amour précédent des habitudes quotidiennes existaient, et dont nous ne nous rappelions pas nous-même l’origine. C’est une angoisse d’un premier jour qui nous avait fait souhaiter passionnément, puis adopter d’une manière fixe, comme les coutumes dont on a oublié le sens, ces retours en voiture jusqu’à la demeure même de l’aimée, ou sa résidence dans notre demeure, notre présence ou celle de quelqu’un en qui nous avons confiance, dans toutes ces sorties, toutes ces habitudes, sorte de grandes voies uniformes par où passe chaque jour notre amour et qui furent fondues jadis dans le feu volcanique d’une émotion ardente. Mais ces habitudes survivent à la femme, même au souvenir de la femme. Elles deviennent la forme, sinon de tous nos amours, du moins de certains de nos amours qui alternent entre eux."



lundi 8 mai 2023

Pascal (unité)

Pascal : 

[Fragment Misère n° 14 / 24 ; Faugère I, 189, XXXII / Havet XXV.63 / Brunschvicg 115 / Tourneur p. 185-5 / Le Guern 61 / Maeda III p. 99 / Lafuma 65 / Sellier 99]


"Diversité. 

La théologie est une science, mais en même temps combien est-ce de sciences ? Un homme est un suppôt, mais si on l’anatomise sera-ce la tête, le cœur, l’estomac, les veines, chaque veine, chaque portion de veine, le sang, chaque humeur de sang ? 

Une ville, une campagne, de loin c’est une ville et une campagne, mais à mesure qu’on s’approche, ce sont des maisons, des arbres, des tuiles, des feuilles, des herbes, des fourmis, des jambes de fourmis, à l’infini. Tout cela s’enveloppe sous le nom de campagne."



dimanche 7 mai 2023

Balzac (livres)

Balzac, Les Illusions perdues, éd. Bouquins 1980 p. 434 : 

"Ce qui nous coûte notre vie, le sujet qui, durant des nuits studieuses, a ravagé notre cerveau ; toutes ces courses à travers les champs de la pensée, notre monument construit avec notre sang devient pour les éditeurs une affaire bonne ou mauvaise. Les libraires vendront ou ne vendront pas votre manuscrit, voilà pour eux tout le problème. Un livre, pour eux, représente des capitaux à risquer. Plus le livre est beau, moins il a de chances d'être vendu. Tout homme supérieur s'élève au-dessus des masses, son succès est donc en raison directe avec le temps nécessaire pour apprécier l'oeuvre. Aucun libraire ne veut attendre. Le livre d'aujourd'hui doit être vendu demain. Dans ce système-là, les libraires refusent les livres substantiels auxquels il faut de hautes, de lentes approbations."