samedi 18 septembre 2021

Reynolds (art du passé)

Reynolds (Sir Joshua), XV° Discours, traduction MP : 

"Quand on cherche aujourd'hui à nous rendre maîtres de ce Grand Art, il faut reconnaître que nous travaillons avec de plus grandes difficultés que ceux qui sont nés à l'époque de sa découverte, et dont les esprits, depuis leur enfance, étaient habitués à ce style ; qui l'apprenaient comme une langue, comme leur langue maternelle. Ils n'avaient pas de mauvais goût à désapprendre ; ils n'avaient pas besoin de discours persuasif pour les amener à une réception favorable de celui-ci, ni d'une investigation abstruse de ses principes pour les convaincre des grandes vérités latentes sur lesquelles il est fondé. Nous sommes contraints, de nos jours, d'avoir recours à une sorte de Grammaire et de Dictionnaire comme seuls moyens de retrouver une langue morte. Eux l'apprenaient par routine, et peut-être l'apprenaient-ils mieux ainsi que par préceptes. 

Le style de Michel-Ange, que j'ai comparé à une langue et qui peut, pour parler poétiquement, être appelé le langage des Dieux, n'existe plus comme il a existé au quinzième siècle."  


In pursuing this great Art, it must be aknowledged that we labour under greater difficulties than those who were born in the age of its discovery, and whose minds from their infancy were habituated to this style ; who learned it as language, as their mother tongue. They had no mean taste to unlearn ; they needed no persuasive discourse to allure them to a favourable reception of it, no abstruse investigation of its principles to convince them of the great latent truths on which it is founded. We are constrained, in these latter days, to have recourse to a sort of Grammar and Dictionary, as the only means of recovering a dead language. It was by them learned by rote, and perhaps better learned that way than by precept.

The style of Michel Angelo, which I have compared to language, and which may, poetically speaking, be called the language of the Gods, no longer exists, as it did in the fifteenth century. 


jeudi 16 septembre 2021

Perret x 2 (surfaces)

    Perret, Le Caporal épinglé (Livre de Poche) 

    p. 410 (chap. 'D'une cellule') :
   "Toutes les surfaces planes excitent le génie des oisifs ; la caverne polie pour le solitaire velu, le sable lisse pour le rêveur en panama, la nappe de papier pour tout le monde et l'enduit à la chaux pour le tôlard. Seule la page blanche est, en général, hostile à l'écrivain. De toutes ces attractions celle que subit le prisonnier vers son mur est la plus pressante ; le reclus tape contre le mur comme la guêpe aux vitres, c'est l'écran où surgissent, cheminent, s'éploient, passent, repassent, s'éloignent, se combinent et se multiplient ses espoirs, ses caprices, ses mirages et ses rognes."

   p. 313 (chap. 'Références pour un ouvre-boîtes') : 

   "Sur les murs, un grand nombre de graffiti retinrent bientôt mon attention ; quel que soit le pittoresque, la cruauté ou le merveilleux d'un décor, il n'y est jamais rien de plus important que les vestiges de l'homme. Les chutes du Niagara, c'est quelque chose, mais la petite tête de bison au tournant de la grotte, ça c'est quelqu'un."
 

mercredi 15 septembre 2021

Nabokov + Houellebecq (biographie)

Nabokov, Rire dans la nuit, incipit, Pléiade t. 1 p. 793 :

"Il était une fois à Berlin, en Allemagne, un homme qui s'appelait Albinus. Il était riche, respectable et heureux ; un jour il abandonna sa femme pour une jeune maîtresse ; il aima ; ne fut pas aimé ; et sa vie s'acheva tragiquement.

Voilà toute l'histoire, et nous aurions pu la laisser là, n'eussent été l'intérêt et le plaisir de la raconter ; et même si la surface d'une pierre tombale suffit à contenir, liserée de mousse, la version abrégée de la vie d'un homme, les détails sont toujours les bienvenus."


Houellebecq, Les Particules élémentaires 1, 4 p. 34 :

"La narration d’une vie humaine peut être aussi longue ou aussi brève qu’on le voudra. L’option métaphysique ou tragique, se limitant en dernière analyse aux dates de naissance et de mort classiquement inscrites sur une pierre tombale, se recommande naturellement par son extrême brièveté."

Chesterton (mots)

Chesterton, Orthodoxie.  Chap. VIII : 'Le roman de l’Orthodoxie' , trad. D'Azay, p. 197-198 : 

"Il est devenu banal de se plaindre de l’agitation et du surmenage de notre époque. A la vérité, ce qui distingue surtout notre époque, c’est une paresse et une lassitude profondes ; et le fait est que la réelle paresse est la cause de l’agitation apparente. Prenez un exemple tout à fait extérieur : les rues sont bruyantes à cause des taxis et de la circulation, mais cela tient moins à l’activité humaine qu’au repos humain. Il y aurait moins d’agitation s’il y avait plus d’activité, si les gens se contentaient de marcher. Notre monde serait plus silencieux s’il était plus actif. Et ce qui est vrai pour l’agitation physique apparente est également vrai pour l’agitation apparente de l’intellect. La machinerie du langage moderne est, dans l’ensemble, une machinerie qui allège le travail, et allège le travail mental beaucoup plus qu’elle ne le devrait. On recourt aux expressions scientifiques comme à des rouages et à des tiges de piston pour que la voie du confortable soit encore plus rapide et plus lisse. Les mots à rallonges nous fracassent les oreilles comme des locomotives traînant une quantité de wagons. Nous savons qu’ils transportent des milliers d’individus trop las ou trop indolents pour marcher et penser par eux-mêmes. C’est un bon exercice que de s’efforcer pour une fois d’exprimer une opinion personnelle avec des mots d’une syllabe. Si vous dites : 'Tous les criminologistes reconnaissent l’utilité sociale d’une sentence indéterminée comme faisant partie de notre évolution sociologique vers une vue plus humaine et plus scientifique du châtiment', vous pourrez continuer à deviser de la sorte pendant des heures sans que la matière grise remue beaucoup à l’intérieur de votre crâne. Mais si vous commencez par dire : 'Je veux que Jones aille en prison et que Brown dise quand Jones en sortira', vous découvrirez, avec un frisson d’horreur, que vous êtes obligés de penser. Les mots longs ne sont pas des mots durs ; ce sont les mots brefs qui sont durs. Il y a beaucoup plus de subtilité métaphysique dans le mot 'damn' que dans le mot 'dégénérescence'."


VIII. The Romance Of Orthodoxy

It is customary to complain of the bustle and strenuousness of our epoch. But in truth the chief mark of our epoch is a profound laziness and fatigue; and the fact is that the real laziness is the cause of the apparent bustle. Take one quite external case; the streets are noisy with taxicabs and motorcars; but this is not due to human activity but to human repose. There would be less bustle if there were more activity, if people were simply walking about. Our world would be more silent if it were more strenuous. And this which is true of the apparent physical bustle is true also of the apparent bustle of the intellect. Most of the machinery of modern language is labour-saving machinery; and it saves mental labour very much more than it ought. Scientific phrases are used like scientific wheels and piston-rods to make swifter and smoother yet the path of the comfortable. Long words go rattling by us like long railway trains. We know they are carrying thousands who are too tired or too indolent to walk and think for themselves. It is a good exercise to try for once in a way to express any opinion one holds in words of one syllable. If you say "The social utility of the indeterminate sentence is recognized by all criminologists as a part of our sociological evolution towards a more humane and scientific view of punishment," you can go on talking like that for hours with hardly a movement of the gray matter inside your skull. But if you begin "I wish Jones to go to gaol and Brown to say when Jones shall come out," you will discover, with a thrill of horror, that you are obliged to think. The long words are not the hard words, it is the short words that are hard. There is much more metaphysical subtlety in the word "damn" than in the word "degeneration."



mardi 14 septembre 2021

Céline (douleur)

Céline, lettre à Marie Canavaggia, 26 septembre 1945 Pléiade, Lettres p. 774 : 

"[...] Vous me faites l'impression d'une petite fille qui me dirait, Dieu comme ce serait affectueux et touchant d'avoir eu le choléra en même temps que vous ! moi je ne trouve pas. Tout ce qui me rappelle le choléra me semble atroce et monstrueux. Je ne vois pas ce que le fait de l'avoir eu ensemble peut créer de romanesque ou de romantique. Vraiment non. Je préfère de beaucoup les personnes ou les amies qui ne l'ont pas eu. Vieillir de 100 ans en un an n'est jamais et ne sera jamais drôle. Je ne suis ni masochiste ni chrétien à ce degré... Mon pauvre petit chat Bébert a fait avec nous les innombrables nuits d'alerte dans la neige et le froid, immobile, il paye ces prouesses actuellement d'une bronchite qui va peut-être l'enlever. Il n'aime pas ces souvenirs d'épreuves. Il fuit le froid autant qu'il peut. Il ne quitte pas notre maigre feu (lorsqu'il s'allume). Il tousse loin du feu c'est tout. Il n'a pas entendu parler des beautés de la douleur. Nous avons été vraiment saturés de tout ceci. J'ai accumulé du chagrin pour mille ans. Je voudrais revivre trois vies rien que de rigolade."


lundi 13 septembre 2021

Fromentin (chant)

Fromentin, Dominique GF p. 212 : 

"On donnait un immortel chef-d'oeuvre. La salle était splendide. Des chanteurs incomparables, disparus depuis, y causaient des transports de fête. L'auditoire éclatait en applaudissements frénétiques. Cette merveilleuse électricité de la musique passionnée remuait, comme avec la main, cette masse d'esprits lourds ou de coeurs distraits, et communiquait au plus insensible des spectateurs des airs d'inspiré. Un ténor, dont le nom seul était un prestige, vint tout près de la rampe, à deux pas de nous. Il s'y tint un moment dans l'attitude recueillie et un peu gauche d'un rossignol qui va chanter. Il était laid, gras, mal costumé et sans charme, autre ressemblance avec le virtuose ailé. Dès les premières notes, il y eut dans la salle un léger frémissement, comme dans un bois dont les feuilles palpitent. Jamais il ne me parut si extraordinaire que ce soir-là, soirée unique et la dernière où j'aie voulu l'entendre. Tout était exquis, jusqu'à cette langue fluide, voltigeante et rythmée, qui donne à l'idée des chocs sonores, et fait du vocabulaire italien un livre de musique. Il chantait l'hymne éternellement tendre et pitoyable des amants qui espèrent. Une à une et dans des mélodies inouïes, il déroulait toutes les tristesses, toutes les ardeurs et toutes les espérances des coeurs bien épris. On eût dit qu'il s'adressait à Madeleine, tant sa voix arrivait directement, pénétrante, émue, discrète, comme si ce chanteur sans entrailles eût été le confident de mes propres douleurs. J'aurais cherché cent ans dans le fond de mon coeur torturé et brûlant, avant d'y trouver un seul mot qui valût un soupir de ce mélodieux instrument qui disait tant de choses et n'en éprouvait aucune."


dimanche 12 septembre 2021

Fromentin (souvenir)

Fromentin, Lettres à sa mère, 1846, cité par Thibaudet, Intérieurs : 

"Le spectacle permanent d'un beau ciel et d'une belle campagne m'enchante, et me prépare de délicieux souvenirs." (Lettres de jeunesse p. 94).

"Ayez soin seulement de voir beaucoup ; tout se transfigure naturellement dans le souvenir : c'est un admirable instrument d'optique. [...] Ne t'effraie pas de voir tes souvenirs s'effacer un peu... Le souvenir, en vieillissant, se concentre, se simplifie [...] en passant par le souvenir, la vérité devient un poème, le paysage un tableau. Si grande et si belle que soit la réalité, tu verras que le souvenir finit encore par la dépasser et réussit à l'embellir. Je suis bien sûr que tout ce que j'ai vu il y a trois mois reste maintenant au-dessous de l'image transfigurée que j'en ai gardé." (Lettres de Jeunesse p. 191). 

"Comme tout paraît extraordinaire à distance, et comme l'inconnu, quand on l'habite, est simple ! et ce qu'il y a de plus drôle, c'est que tous ces détails, si simples, me deviendront délicieux en souvenirs. Voilà l'esprit. [...] Quelles journées, quel peuple, quelle beauté ! ...Les souvenirs deviendront extraordinaires !" (Lettres de jeunesse p. 133).