Pascal, Pensées diverses (Laf. 701, Sel. 579) :
"Quand on veut reprendre avec utilité et montrer à un autre qu’il se trompe il faut observer par quel côté il envisage la chose car elle est vraie ordinairement de ce côté‑là et lui avouer cette vérité, mais lui découvrir le côté par où elle est fausse. Il se contente de cela car il voit qu’il ne se trompait pas et qu’il manquait seulement à voir tous les côtés. Or on ne se fâche pas de ne pas tout voir, mais on ne veut pas être trompé, et peut-être que cela vient de ce que naturellement l’homme ne peut tout voir, et de ce que naturellement il ne se peut tromper dans le côté qu’il envisage, comme les appréhensions des sens sont toujours vraies."
Un texte par jour, ou presque, proposé par Michel PHILIPPON (littérature, philosophie, arts, etc.).
samedi 5 février 2022
Pascal (erreur)
vendredi 4 février 2022
Céline (mort / musique)
Céline, Guignol's band 1 Pléiade p. 177 :
"Au moment où montent les ombres, où bientôt il faudra partir, on se souvient un petit peu des frivolités du séjour... Plaisanteries, courtois devis, frais rigodons, actes aimables... et puis de tout ce qui n'est plus après tant d'épreuves et d'horreurs que lourd et fantasque apparat de catafalques... Draperies à replis de plomb, peines perdues ! l'énorme chape des rigueurs, arias, sermons, vertus chagrines, déjà tout le mort écrasant... souqué fagoté sous pitchpin, en crypte vide. Ah ! qu'il serait ensorcelant, qu'à l'instant même, au moment juste où tout nous cloue, s'échappe, jaillisse hors du cercueil miraculeux trille de flûte ! tout preste, guilleret à ravir ! Quelle surprise ! quelle fierté ! Soupirs au Landerneau des Morts ! Ah ! quelle leçon pour les familles !... Joyeux compère macchabée gaudrioleur à fantômes ! Ménestrel pour tous précipices, lieux envoûtés, abords maudits ! Le premier bonhomme Casse-la-Pipe n'ayant pas vécu pour de rien, ayant enfin surpris, compris toutes les grâces du Printemps ! le renouveau de l'oisillon ! du Pinsonnet au bocage, emportant le tout au-delà ! Révolutionnaire des Ombres ! Trouvère aux Sépulcres ! Baladin faridondant aux Antres du Monde !... Je voudrais être celui-là ! Quelle ambition ! Nulle autre !"
jeudi 3 février 2022
Valéry + Nabokov (bouche)
Valéry, Analecta, LVI, Pléiade II p. 725 :
"ESPACE BUCCAL
Comme la bouche est curieusement sensible, donne un mélange de fortes pressions, de tractions contrariées, d’obstacles et de corps durs interposés, de goûts et saveurs, de touchers humides et de glissements, de présences étranges, — de même la sensation d’ensemble de tout le corps et les mouvements de l’attention dans le corps, comme celui de la langue qui tâtonne et travaille dans son antre…"
Nabokov, Pnine chap 2 § 4 trad. Chrestien
"Sa langue, ce gros phoque lisse, avait fait plouf et glissé avec tant de plaisir parmi les rochers familiers, vérifiant les contours de son empire menacé, mais encore solide, plongé de crique en grotte, grimpé cette arête, scruté cette anfractuosité, attrapant au passage une bribe d’algue marine délectable dans cette même vieille brèche, naguère ; à présent, les repères avaient disparu, il restait une vaste plaie sombre, une terra incognita de muqueuse, que la crainte et le dégoût interdisait d’explorer."
His tongue, a fat sleek seal, used to flop and slide so happily among the familiar rocks, checking the contours of a battered but still secure kingdom, plunging from cave to cove, climbing this jag, nuzzling that notch, finding a shred of sweet seaweed in the same old cleft; but now not a landmark remained, and all there existed was a great dark wound, a terra incognita of gums which dread and disgust forbade one to investigate.
cité plus largement à l'adresse :
https://lelectionnaire.blogspot.com/2021/02/nabokov-dentiste.html
mercredi 2 février 2022
Huysmans (cortège)
Huysmans, La cathédrale, VIII :
"Le spectacle auquel il assistait devenait fou.
A la queue de l’évêque, une cour des Miracles se dandinait en flageolant ; une colonne de vieux birbes, costumés avec les friperies vendues des morgues, ballottait, se soutenant sous les bras, s’étayant les uns aux autres. Tous les décrochez-moi-ça d’il y a vingt ans ajustaient leurs mouvements, les accompagnaient, sur eux ; des culottes à ponts ou à pieds d’éléphants, des pantalons ballonnés ou collants, tissés d’étoffes lâches ou rétractiles, refusaient de se joindre aux bottines, laissaient voir des pieds où des élastiques grouillaient comme des vermines, des chevilles d’où coulaient des vermicelles cuits dans de l’encre ; puis, c’étaient d’invraisemblables vestons ras et déteints, taillés dans des draps de billard, dans des prélarts élimés, dans des rebuts de bâches ; des redingotes découpées dans de la tôle, dévernie dans la raie du dos et aux coudes ; des gilets glauques, parsemés de fleurettes et fermés par des boutons en fromage de cochon sec ; mais tout cela n’était rien, ce qui était prodigieux, hors de toute réalité, dûment insane, c’était la collection de chapeaux hissés sur ces défroques.
Les spécimens des couvre-chefs abolis, perdus dans la nuit des âges, s’étaient assemblés là ; les vétérans s’avançaient coiffés de boîtes à manchons et de tuyaux à gaz ; d’autres exposaient des hautes-formes blancs, pareils à des seaux renversés de toilette ou à des bondons percés dans le bas d’un trou ; d’autres encore se pavoisaient de feutres semblables à des éponges, de bolivars hérissés et velus, de melons à bords plats imitant des tourtes posées sur des assiettes ; d’autres enfin affichaient des chapeaux à claque qui gondolaient, jouaient de l’accordéon tout seuls, avec leurs côtes visibles sous la soie.
La démence des gibus dépassait le possible. Il y en avait de très élevés dont le fût menait à des plates-formes évasées tels que les shakos des voltigeurs du premier Empire, de très bas qui s’achevaient en gueule de tromblon, en table de schapska, en pots de chambre retournés d’enfants !
Et, au-dessous de ce sanhédrin de chapeaux saouls, grimaçaient des figures ridées de vieillards, avec des pattes de lapin le long des joues et des poils de brosses à dents sous le nez."
mardi 1 février 2022
Tolstoï + Schultz + Crumb + Nabokov (mort)
Tolstoï, La mort d'Ivan Ilitch VI, éd. GF :
"Ivan Ilitch voyait qu'il était en train de mourir et se désespérait.
Au fond de son âme Ivan Ilitch savait qu'il était en train de mourir, mais non seulement il ne pouvait s'habituer à cette idée, mais il ne la comprenait pas, ne pouvait simplement pas du tout la comprendre.
L'exemple de syllogisme qu'il avait appris dans la logique de Kiesewetter : Caïus est un homme, tous les hommes sont mortels, donc Caïus est mortel, lui avait paru juste dans sa vie passée seulement par rapport à Caïus, mais jamais par rapport à lui. Ce Caïus était un homme, un homme en général, et c'était parfaitement juste ; mais lui n'était pas Caïus et pas un homme en général, il avait toujours été un être tout à fait, tout à fait différent de tous les autres [...]."
lundi 31 janvier 2022
Musil (changement)
Musil, L'homme sans qualités 1, 16 :
"Quelque chose d’impondérable. Un présage. Une illusion. Comme quand l’aimant lâche la limaille, et elle retombe en vrac. Comme quand un peloton de laine se défait. Comme quand un cortège se disperse. Comme quand un orchestre commence à jouer faux. [...] On ne peut en rejeter la faute sur qui que ce soit. On ne peut davantage expliquer comment les choses en sont venues là. Ce ne sont ni le talent, ni la bonne volonté, ni même les caractères qui manquent. C’est à la fois tout et rien ; on dirait que le sang, ou l’air, ont changé. On ne sait plus en fin de compte si le monde a réellement empiré ou si l’on a tout simplement vieilli. Ainsi donc, l’époque était changée, comme un jour commence radieux et insensiblement se couvre."
Etwas Unwägbares. Ein Vorzeichen. Eine Illusion. Wie wenn ein Magnet die Eisenspäne losläßt und sie wieder durcheinandergeraten. Wie wenn Fäden aus einem Knäuel herausfallen. Wie wenn ein Zug sich gelockert hat. Wie wenn ein Orchester falsch zu spielen anfängt. [...] Man kann weder gegen Personen noch gegen Ideen oder bestimmte Erscheinungen kämpfen. Es fehlt nicht an Begabung noch an gutem Willen, ja nicht einmal an Charakteren. Es fehlt bloß ebensogut an allem wie an nichts; es ist, als ob sich das Blut oder die Luft verändert hätte, eine geheimnisvolle Krankheit hat den kleinen Ansatz zu Genialem der früheren Zeit verzehrt, aber alles funkelt von Neuheit, und zum Schluß weiß man nicht mehr, ob wirklich die Welt schlechter geworden sei oder man selbst bloß älter. Dann ist endgültig eine neue Zeit gekommen.
dimanche 30 janvier 2022
Lurie (musée)
Lurie, La ville de nulle part, trad. E. Gille, 2, chap. 6 p. 78 :
"Elle ne vit tout d'abord que des derrières. Des derrières roses de Boucher ; des derrières blancs d'Ingres ; des derrières brumeux d'impressionnistes et des derrières charnus, plantureux, de Rubens. La collection se composait presque entièrement de nus. Des femmes dévoilées s'étalaient sur des sofas, étreignaient dans des poses nonchalantes des personnages ou des urnes, baissaient les yeux avec des sourires aguichants ou jetaient des regards audacieux par-dessus leurs épaules rondes, au milieu de leurs cadres dorés, aux épaisses moulures. En dessous, le long des murs, des sofas anciens aux pieds en forme de pattes d'animaux, recouverts de brocart rose et or, semblaient attendre le bon plaisir de cette foule de putains. On eût dit qu'une sensualité vulgaire sourdait même des rares paysages et natures mortes : les paniers de fruits mûrs, humides, répétaient les mêmes formes."
Her first impression was one of behinds. Rose-pink behinds by Boucher; white behinds by Ingres ; misty Impressionist behinds and full, fleshy Rubens behinds. Nearly all the paintings in the room were of nudes. They lay spread out on sofas — they lolled half-erect, embracing people or urns ; they cast their eyes down provocatively, or looked boldly over their rounded shoulders out of thick, sticky gold frames. At intervals along the walls below them stood antique sofas with the legs of beasts, covered in rose and gold brocades, as if awaiting the convenience of this crowd of whores. Even the few landscapes and still-lifes seemed to ooze a vulgar sensuality : the baskets of ripe, dewy fruit and the sunlit hills repeated the same forms.