samedi 23 octobre 2021

Duras (enfants)

Duras, Un Barrage contre le Pacifique, première partie : 

"Chaque année, la marée qui montait plus ou moins loin, brûlait en tout cas une partie des récoltes et, son mal fait, se retirait. Mais qu’elle montât plus ou moins loin, les enfants, eux, naissaient toujours avec acharnement. Il fallait bien qu’il en meure. Car si pendant quelques années seulement, les enfants de la plaine avaient cessé de mourir, la plaine en eût été à ce point infestée que sans doute, faute de pouvoir les nourrir, on les aurait donnés aux chiens, ou peut-être les aurait-on exposés aux abords de la forêt, mais même alors, qui sait, les tigres eux-mêmes auraient peut-être fini par ne plus en vouloir. Il en mourait donc et de toutes les façons, et il en naissait toujours. Mais la plaine ne donnait toujours que ce qu’elle pouvait de riz, de poisson, de mangues, et la forêt, ce qu’elle pouvait aussi de maïs, de sangliers, de poivre. Et les bouches roses des enfants étaient toujours des bouches en plus, ouvertes sur leur faim. »


jeudi 21 octobre 2021

Fontenelle (culture)

Fontenelle, Digression sur les Anciens et les Modernes (1688) : 

"Un bon esprit cultivé est, pour ainsi dire, composé de tous les esprits des siècles précédents, ce n’est qu’un même esprit qui s’est cultivé pendant tout ce temps-là. Ainsi cet homme qui a vécu depuis le commencement du monde jusqu’à présent, a eu son enfance où il ne s’est occupé que des besoins les plus pressants de la vie, sa jeunesse où il a assez bien réussi aux choses d’imagination, telles que la poésie et l’éloquence, et où même il a commencé à raisonner, mais avec moins de solidité que de feu. Il est maintenant dans l’âge de virilité, où il raisonne avec plus de force et a plus de lumières que jamais, mais il serait bien plus avancé si la passion de la guerre ne l’avait occupé longtemps, et ne lui avait donné du mépris pour les sciences, auxquelles il est enfin revenu. 

Il est fâcheux de ne pouvoir pas pousser jusqu’au bout une comparaison qui est en si beau train, mais je suis obligé d’avouer que cet homme-là n’aura point de vieillesse; il sera toujours également capable des choses auxquelles sa jeunesse était propre, et il le sera toujours de plus en plus de celles qui conviennent à l’âge de virilité; c’est-à-dire, pour quitter l’allégorie, que les hommes ne dégénéreront jamais, et que les vues saines de tous les bons esprits qui se succéderont, s’ajouteront toujours les unes aux autres."


[Fontenelle ignorait probablement le texte, très proche, de Pascal, dans sa Préface au Traité du vide

cf. à l'adresse

https://fr.wikisource.org/wiki/Fragment_de_pr%C3%A9face_sur_le_Trait%C3%A9_du_vide#cite_ref-p139_21-0

rechercher : 

il s’instruit sans cesse dans son progrez]


mercredi 20 octobre 2021

Jünger (vision)

Jünger, Journal 29 sept 1939, traduction Betz / Plard / Hervier, Pléiade t. 2 p. 62 : 

"Dans les vallées du Harz, pour reconnaître l’itinéraire des unités motorisées qui vont revenir de Pologne. Dans un de ces fonds, sur le chemin de Hohegeiss à Rothehütte, une buse s’éleva du ruisseau, portant une couleuvre dans ses serres. Les détails de cette image éphémère, dans ce paisible vallon boisé, brillèrent à mes yeux avec une telle netteté – comme une miniature dans un monde immobile – que je vis scintiller le bord argenté des écailles sur le ventre d’airain sombre du serpent. En de telles images, l’eau, l’air et la terre vivent avec une fraîcheur exempte de douleur, comme aux anciens temps héroïques ; l’aède les percevait directement, sans que le concept les brouillât."



mardi 19 octobre 2021

Renan (médiocrité)

Renan, Souvenirs d'enfance et de jeunesse : 

"Il se peut fort bien que l'état social à l'américaine vers lequel nous marchons, indépendamment de toutes les formes de gouvernement, ne soit pas plus insupportable pour les gens d'esprit que les états sociaux mieux garantis que nous avons traversés. On pourra se créer, en un tel monde, des retraites fort tranquilles. « L'ère de la médiocrité en toute chose commence, disait naguère un penseur distingué*. L'égalité engendre l'uniformité, et c'est en sacrifiant l'excellent, le remarquable, l'extraordinaire, que l'on se débarrasse du mauvais. Tout devient moins grossier, mais tout est plus vulgaire. » Au moins peut-on espérer que la vulgarité ne sera pas de sitôt persécutrice pour le libre esprit. Descartes, en ce brillant XVII° siècle, ne se trouvait nulle part mieux qu'à Amsterdam, parce que, « tout le monde y exerçant la marchandise », personne ne se souciait de lui. Peut-être la vulgarité générale sera-t-elle un jour la condition du bonheur des élus. La vulgarité américaine ne brûlerait point Giordano Bruno, ne persécuterait point Galilée. Nous n'avons pas le droit d'être fort difficiles. Dans le passé, aux meilleures heures, nous n'avons été que tolérés. Cette tolérance, nous l'obtiendrons bien, au moins de l'avenir. Un régime démocratique borné est, nous le savons, facilement vexatoire. Des gens d'esprit vivent cependant en Amérique, à condition de n'être pas trop exigeants. Noli me tangere est tout ce qu'il faut demander à la démocratie. Nous traverserons encore bien des alternatives d'anarchie et de despotisme avant de trouver le repos en ce juste milieu."


*Amiel 2 sept 1851, commentant Tocqueville


Duhamel (Mouffetard)

Duhamel, La Confession de minuit, chap XII :

"Comme une veine de nourriture coulant au plus gras de la cité, la rue Mouffetard descend du nord au sud, à travers une région hirsute, congestionnée, tumultueuse.

Amarré à la montagne Sainte-Geneviève, le pays Mouffetard forme un récif escarpé, réfractaire, contre lequel viennent se briser les grandes vagues du Paris nouveau.

J'aime la rue Mouffetard. Elle ressemble à mille choses étonnantes et diverses : elle ressemble à une fourmilière dans laquelle on a mis le pied : elle ressemble à ces torrents dont le grondement procure l'oubli. Elle est incrustée dans la ville comme un parasite plantureux. Elle ne méprise pas le reste du globe : elle l'ignore. Elle est copieuse et vautrée, comme une truie.

Le pays Mouffetard a ses coutumes propres et des lois qui n'ont plus ni sens ni vigueur au delà du fleuve Monge. L'étranger qui, venu du centre, se fourvoie dans la rue Blainville ou place Contrescarpe est, à de certaines heures, aspiré comme un fétu par le maelström Mouffetardien. Et, tout de suite, la cataracte l'entraîne.

La rue Mouffetard semble dévouée à une gloutonnerie farouche. Elle transporte sur des dos, sur des têtes, au bout d'une multitude de bras, maintes choses nourrissantes aux parfums puissants. Tout le monde vend, tout le monde achète. D'infimes trafiquants promènent leur fonds de commerce dans le creux de leur main : trois têtes d'ail, ou une salade, ou un pinceau de thym. Quand ils ont troqué cette marchandise contre un gros sol, ils disparaissent, leur journée est finie.

Sur les rives du torrent s'accumulent des montagnes de viandes crues, d'herbes, de volailles blanches, de courges obèses. Le flot ronge ces richesses et les emporte au long de la journée. Elles renaissent avec l'aurore.

Les maisons sont peintes de couleurs brutales qui semblent les seules justes, les seules possibles. Chaque porte abrite une marchande de friture, et l'arôme des graisses surchauffées monte entre les murailles comme l'encens réclamé par une divinité carnassière."


dimanche 17 octobre 2021

Mirbeau (ennui)

 

Mirbeau, Les vingt et un Jours d’un neurasthénique  (1901)  chapitre XX :

"Souvent, dans les gares et sur les paquebots, et dans ces gares plus moroses que sont les hôtels des villes de passage comme celle où je suis, il m’arrive d’éprouver une tristesse vague et poignante à la vue de ces mille inconnus qui vont on ne sait où et que la vie, pour une seconde, rapproche de moi. Est-ce bien de la tristesse ? N’est-ce point plutôt une forme aiguë de la curiosité, une sorte d’irritation maladive de ne pouvoir pénétrer l’ignoré de ces destinées nomades ? Et ce que je crois surprendre, sur l’énigme des physionomies, de douleurs vagues et de drames intérieurs, n’est-ce point l’ennui, tout simplement, l’ennui universel, l’ennui inconscient que ressentent les gens jetés hors du chez soi, les gens errants à qui la nature ne dit rien, et qui semblent plus effarés, plus déshabitués, plus perdus que les pauvres bêtes, loin de leurs horizons coutumiers ?"


Tournier (pureté)

Tournier, Le Roi des Aulnes, 1970, p. 85 :

"L'une des inversions malignes les plus classiques et les plus meurtrières a donné naissance à l'idée de pureté. La pureté est l'inversion maligne de l'innocence. L'innocence est amour de l'être, acceptation souriante des nourritures célestes et terrestres, ignorance de l'alternative infernale pureté-impureté. De cette sainteté spontanée et comme native, Satan a fait une singerie qui lui ressemble et qui est tout l'inverse : la pureté. La pureté est horreur de la vie, haine de l'homme, passion morbide du néant. Un corps chimiquement pur a subi un traitement barbare pour parvenir à cet état absolument contre nature. L'homme chevauché par le démon de la pureté sème la ruine et la mort autour de lui. Purification religieuse, épuration politique, sauvegarde de la pureté de la race, nombreuses sont les variations sur ce thème atroce, mais toutes débouchent avec monotonie sur des crimes sans nombre dont l'instrument privilégié est le feu, symbole de pureté et symbole de l'enfer."