Duhamel, La Confession de minuit, chap XII :
"Comme une veine de nourriture coulant au plus gras de la cité, la rue Mouffetard descend du nord au sud, à travers une région hirsute, congestionnée, tumultueuse.
Amarré à la montagne Sainte-Geneviève, le pays Mouffetard forme un récif escarpé, réfractaire, contre lequel viennent se briser les grandes vagues du Paris nouveau.
J'aime la rue Mouffetard. Elle ressemble à mille choses étonnantes et diverses : elle ressemble à une fourmilière dans laquelle on a mis le pied : elle ressemble à ces torrents dont le grondement procure l'oubli. Elle est incrustée dans la ville comme un parasite plantureux. Elle ne méprise pas le reste du globe : elle l'ignore. Elle est copieuse et vautrée, comme une truie.
Le pays Mouffetard a ses coutumes propres et des lois qui n'ont plus ni sens ni vigueur au delà du fleuve Monge. L'étranger qui, venu du centre, se fourvoie dans la rue Blainville ou place Contrescarpe est, à de certaines heures, aspiré comme un fétu par le maelström Mouffetardien. Et, tout de suite, la cataracte l'entraîne.
La rue Mouffetard semble dévouée à une gloutonnerie farouche. Elle transporte sur des dos, sur des têtes, au bout d'une multitude de bras, maintes choses nourrissantes aux parfums puissants. Tout le monde vend, tout le monde achète. D'infimes trafiquants promènent leur fonds de commerce dans le creux de leur main : trois têtes d'ail, ou une salade, ou un pinceau de thym. Quand ils ont troqué cette marchandise contre un gros sol, ils disparaissent, leur journée est finie.
Sur les rives du torrent s'accumulent des montagnes de viandes crues, d'herbes, de volailles blanches, de courges obèses. Le flot ronge ces richesses et les emporte au long de la journée. Elles renaissent avec l'aurore.
Les maisons sont peintes de couleurs brutales qui semblent les seules justes, les seules possibles. Chaque porte abrite une marchande de friture, et l'arôme des graisses surchauffées monte entre les murailles comme l'encens réclamé par une divinité carnassière."