Picon (Gaëtan), Ingres pp. 83 et 101-102 :
« Ces corps d'un seul tenant, branches d'une seule tige, ces corps interminables ne sont pas dans la nature. Leur modèle est dans une ligne secrète, une seconde ligne qu'ils révèlent et projettent, qui est en-deçà et au-delà d'eux. [...] 'Jamais un cou de femme n'est trop long', dit-il. Cet au-delà dont il parle, il est dans le prolongement, l'exagération de la ligne. Ce qu'il appelle "corriger la nature par elle-même", ce n'est pas seulement (avec la caution des anciens) choisir et réunir les meilleurs "états", c'est prolonger son propre mouvement et comme l'encourager, lui donner plus d'espace. "Insistez sur les traits dominants du modèle, exprimez-les fortement, poussez-les, s'il le faut, jusqu'à la caricature, je dis caricature afin de mieux faire sentir l'importance d'un principe si vrai." Caricature, il corrige le mot, qui évoque le laid, le disgracieux - et s'il pousse la nature au-delà d'elle-même, c'est pour qu'elle y rencontre sa grâce suprême. [...] Son au-delà [...] est celui d'une beauté naturelle soulignée par l'allongement hyperbolique. Et encore qu'elle ne fasse que confirmer le corps et l'envelopper dans sa grâce native, rien de plus sensible que cette élongation qui suscite des corps paradoxaux, jamais rencontrés - et qui a choqué comme une outrance volontaire et incongrue. Les contemporains n'ont pas manqué de compter les vertèbres de la Grande Odalisque : elle en a, paraît-il, trois de trop. Baudelaire lui-même déplore ce style qu'il croit être celui d'une "altération consciencieuse du modèle" [...] . Il ne voit pas qu'il n'y a là ni archaïsme, ni déformation systématique, mais une circulation de la sève jusqu'à l'extrémité des branches, une poussée des formes sous le regard, un héliotropisme venu du ciel de l'âge d'or. »