samedi 14 novembre 2020

Picon (Ingres)

 Picon (Gaëtan), Ingres pp. 83 et 101-102 : 

« Ces corps d'un seul tenant, branches d'une seule tige, ces corps interminables ne sont pas dans la nature. Leur modèle est dans une ligne secrète, une seconde ligne qu'ils révèlent et projettent, qui est en-deçà et au-delà d'eux. [...] 'Jamais un cou de femme n'est trop long', dit-il. Cet au-delà dont il parle, il est dans le prolongement, l'exagération de la ligne. Ce qu'il appelle "corriger la nature par elle-même", ce n'est pas seulement (avec la caution des anciens) choisir et réunir les meilleurs "états", c'est prolonger son propre mouvement et comme l'encourager, lui donner plus d'espace. "Insistez sur les traits dominants du modèle, exprimez-les fortement, poussez-les, s'il le faut, jusqu'à la caricature, je dis caricature afin de mieux faire sentir l'importance d'un principe si vrai." Caricature, il corrige le mot, qui évoque le laid, le disgracieux - et s'il pousse la nature au-delà d'elle-même, c'est pour qu'elle y rencontre sa grâce suprême. [...] Son au-delà [...] est celui d'une beauté naturelle soulignée par l'allongement hyperbolique. Et encore qu'elle ne fasse que confirmer le corps et l'envelopper dans sa grâce native, rien de plus sensible que cette élongation qui suscite des corps paradoxaux, jamais rencontrés - et qui a choqué comme une outrance volontaire et incongrue. Les contemporains n'ont pas manqué de compter les vertèbres de la Grande Odalisque : elle en a, paraît-il, trois de trop. Baudelaire lui-même déplore ce style qu'il croit être celui d'une "altération consciencieuse du modèle" [...] . Il ne voit pas qu'il n'y a là ni archaïsme, ni déformation systématique, mais une circulation de la sève jusqu'à l'extrémité des branches, une poussée des formes sous le regard, un héliotropisme venu du ciel de l'âge d'or. »



vendredi 13 novembre 2020

Leiris (défaite)

 Leiris, Journal 6 juin 1941 :

"Certains s’étonnent, s’indignent – et j’ai été du nombre – de l’attitude des Français dans la défaite : abandon complet, soumission absolue au vainqueur, réaction policière, toutes les formes de la lâcheté. L’on a cette idée mystique qu’après la catastrophe militaire, après être descendu au plus bas, il doit, nécessairement, s’opérer un redressement. L’on va jusqu’à s’imaginer que la défaite pourrait être une salutaire leçon. L’on ne voit pas la vérité, qui est beaucoup plus simple : cette débâcle militaire – et là, tous sont d’accord – fut avant tout le signe d’une profonde décomposition ; il n’y a nulle raison pour que cette décomposition ne persiste pas, postérieurement, à la défaite ; pourquoi une telle défaite – qui n’a pas été un accident mais un signe, et, à proprement parler, une «sanction» – serait-elle le point de départ d’une recomposition ? Il est naturel que l’état de pourriture qui nous a menés là ne soit pas diminué, mais accru, du fait que maintenant nous en sommes là. Les Français n’ont rien fait quand ils avaient quelques armes ; ils feront moins encore maintenant qu’ils n’ont plus rien."


jeudi 12 novembre 2020

Dubois (bruits)

 Dubois (Jean-Paul), Tous les Hommes n'habitent pas le monde de la même façon, chapitre 'Montreal QC' : 

« Lorsqu’il arpentait les couloirs de l’immeuble, il imitait à la perfection toutes sortes de bruits de la vie moderne et domestique. Il nettoyait la porte de l’ascenseur en vibrionnant comme un blender, lavait les vitres en imitant le bruit de l’aspirateur qu’il passait en montant les rapports d’une formule un, faisait grincer des portes parfaitement lubrifiées. Quand le soir tombait et qu’il fumait une cigarette, assis sur les marches de l’immeuble, il contrefaisait le bruit du moteur diesel d’un bateau de pêche quittant le port. Durant ces interprétations, Sergei Bubka était seul en ce monde, ne cherchant ni à plaire ni à distraire. Quand il s’éloignait de la rive, à la bonne marée, il était tout simplement à la barre de son fileyeur, bercé par le ronronnement du Perkins. À sa façon, il construisait son monde, sonorisait son songe comme ces enfants à la bouche motorisée poussant leurs Dinky Toys sur les autoroutes du salon. Je m’entendais très bien avec Sergei Bubka. Quand je rentrais, il était parfois dans le hall. 'Tu veux quoi ce soir ?' demandait-il. Je lui répondais : 'Les portes du métro qui s’ouvrent et qui se ferment.' L’instant d’après, le signal sonnait et j’entrais dans la rame. Voilà. »



mercredi 11 novembre 2020

Goncourt (mélancolie)

 Goncourt, Journal 7 septembre 1863 : 

« Tous ces jours-ci, mélancolie vague, découragement, paresse, atonie du corps et de l’esprit. Plus grande que jamais cette tristesse du retour qui ressemble à une grande déception. On retrouve sa vie stagnante à la même place. De loin, on rêve je ne sais quoi qui doit vous arriver, un inattendu quelconque, qu’on trouvera chez soi en descendant de fiacre. Et rien… Votre existence n’a pas marché, on a l’impression d’un nageur qui, en mer, ne se sent pas avancer. Il faut renouer ses habitudes, reprendre goût à la platitude de la vie. Des choses autour de moi, que je connais, que j’ai vues et revues cent fois, me vient une insupportable sensation d’insipidité. Je m’ennuie avec les quelques idées monotones et ressassées qui me passent et me repassent dans la tête. 

Et les autres, dont j’attendais des distractions, m’ennuient autant que moi. Ils sont comme je les ai quittés, il ne leur est arrivé rien à eux non plus. Ils ont continué à être. Ils me disent des mots que je leur connais. Ce qu’ils me racontent, je le sais. La poignée de main qu’ils me donnent, ressemble à celles qu’ils m’ont données. Ils n’ont changé de rien, ni de gilet, ni d’esprit, ni de maîtresse, ni de situation. Ils n’ont rien fait d’extraordinaire. Il n’y a pas plus de nouveau en eux qu’en moi. Personne même n’est mort parmi les gens que je connais. Je n’ai pas de chagrin, mais c’est pis que cela. »


mardi 10 novembre 2020

Pozzi (poésie)

 Pozzi Catherine, manuscrit inédit janvier 1929, Œuvre poétique p. 43 : 

« Merveilleuse ressemblance de la composition littéraire avec la composition chimique des corps. Le poème se fait par jonction de radicaux. Exactement comme C2H5, OH, CH3, se lient au reste de la molécule, il se présente des "radicaux-de-langage" composés de demi-vers, ou deux ou trois mots, - et ils ont une valence particulière, ils ne s'agrègent pas indifféremment au reste de la molécule verbale. Tout l'art consiste à trouver des radicaux qui satisfont les valences libres du poème (ceci ravirait Hell [Valéry]).  »   



lundi 9 novembre 2020

Nabokov + Koestler (échecs)

 Nabokov, La Défense Loujine ; Pléiade 1 p. 310 : 

« Ces temps derniers il avait beaucoup joué, de manière irrégulière, et, en particulier, le jeu à l'aveugle, performance assez bien payée et qu'il pratiquait volontiers, l'avait fatigué. Il y goûtait une jouissance profonde : on n'avait pas affaire à des pièces visibles, audibles, palpables, dont la ciselure précieuse et la matérialité le gênaient toujours et qui lui semblaient être la grossière enveloppe terrestre de forces invisibles et merveilleuses. C'est quand il jouait à l'aveugle qu'il ressentait ces forces diverses dans leur pureté originelle. Alors il ne voyait plus ni la crinière raide des chevaux ni les petites têtes luisantes des pions, mais il sentait que telle ou telle case imaginée était occupée par une force qui s'y concentrait, de sorte que le mouvement de la pièce se présentait à lui comme une décharge, un coup de foudre ; tout le champ de l'échiquier frémissait d'une tension dont il était maître, accumulant ou libérant à sa guise la force électrique. Il jouait de cette façon contre quinze, vingt ou trente adversaires et, bien entendu, le nombre des échiquiers le fatiguait, car le jeu durait plus longtemps ; mais cette fatigue physique n'était rien à côté de la fatigue cérébrale, rançon de la tension et de la jouissance que lui procurait ce jeu mené sur un plan immatériel, à l'aide d'unités impalpables. »


Cf. aussi Koestler, évoqué par Kasparov :

Kasparov : "Quand un joueur regarde l'échiquier, il ne voit pas une mosaïque immobile, une nature morte, mais un champ de forces magnétiques, chargé d'énergie, de même que Faraday voyait les tensions induites par les aimants et les courants comme des courbes dans l'espace, ou comme van Gogh voyait des tourbillons dans le ciel de Provence."

Koestler"Kekule's visions resemble hallucinatory flights ; Faraday's, the stable delusional systems of paranoia. Kekule's serpent reminds one of paintings by Blake ; the curves of force which crowd Faraday's universe recall the vortices in Van Gogh's skies." 



dimanche 8 novembre 2020

Zink (inspiration)

 Zink, Poésie et conversion au moyen-âge chapitre VI : 

« Le berger Caedmon était, bien entendu, illettré. Non seulement il ignorait le latin, nécessaire à la connaissance de l’Écriture sainte, mais encore il était incapable d’une performance pourtant commune de son temps, même chez les plus ignorants, qui était, lors des banquets, de chanter des poèmes dans leur langue en s’accompagnant de la harpe. La petite harpe passait de mains en mains, et chacun chantait à son tour. Mais lorsque le pauvre Caedmon la voyait approcher de sa place, il s’éclipsait et quittait la fête, honteux de ne connaître aucun poème. Un soir où il avait ainsi regagné seul dans la nuit l’étable où il dormait avec ses bêtes, il entendit une voix qui lui ordonnait : « Chante pour moi. » Caedmon s’excusait de ne savoir chanter, mais la voix insistait. - Que dois-je chanter ? finit-il par demander.  - Chante le début de toutes choses. Et, dans son sommeil, Caedmon chanta la Genèse. À son réveil, voilà qu’il se souvenait du poème qu’il avait chanté - en anglais, bien sûr, puisqu’il ignorait le latin. Il alla le chanter à l’intendant du domaine, qui le conduisit devant l’abbesse. Et là, on constata que non seulement le poème de Caedmon était très beau et révélait une parfaite maîtrise de la prosodie, mais en outre qu’il était tout à fait orthodoxe et correspondait en effet au récit de la Genèse. Dès lors, des clercs traduisaient à Caedmon des passages de la Bible et il en faisait des poèmes si beaux qu’ils convertissaient, qu’ils rapprochaient de Dieu ceux-là même qui lui en avaient fourni la matière. »