samedi 11 juillet 2020

Goldoni (villégiature)


Goldoni, La Manie de la Villégiature [1756], Au lecteur, cité dans Théâtre, Garnier-Flammarion p. 191 : 
« Les plaisirs innocents de la campagne sont devenus aujourd’hui une véritable passion, une sorte de rage, un désordre. Virgile, Sannazaro et tant d’autres panégyristes de la vie champêtre ont rendu les hommes amoureux des retraites agréables et tranquilles, mais l’ambition a envahi les forêts ; les citadins emportent avec eux à la campagne toute la pompe et le tumulte des villes. Ils ont empoisonné les plaisirs des paysans et des bergers, lesquels apprennent à connaître la misère à cause de la vanité de leurs maîtres. »

L’Autore
A chi legge.
L’innocente divertimento della campagna è divenuto a’ dì nostri una passione, una manìa, un disordine. Virgilio, il Sannazzaro, e tanti altri panegiristi della vita campestre, hanno innamorato gli Uomini dell’amena tranquillità del ritiro; ma l’ambizione ha penetrato nelle foreste: i villeggianti portano seco loro in campagna la pompa ed il tumulto delle Città, ed hanno avvelenato il piacere dei villici e dei pastori, i quali dalla superbia de’ loro padroni apprendono la loro miseria. 

vendredi 10 juillet 2020

Kandinsky (non-figuration)


Kandinsky, Regards sur le passé et autres textes 1912-1922 : 
« Je fus ravi un jour par une vue tout à fait inattendue dans mon atelier. 
C’était l’heure du jour déclinant. Je venais de rentrer chez moi avec ma boîte de peinture, lorsque j’aperçus un tableau d’une indescriptible beauté baignée de couleurs intérieures. Je me dirigeai droit sur cette œuvre énigmatique dans laquelle je ne voyais rien d’autre que des formes et des couleurs dont le sens me restait incompréhensible. Je trouvai instantanément la clef de l’énigme : c’était un de mes tableaux posé de côté contre le mur. Le jour suivant, je voulus reproduire l’impression à la lumière du jour. Mais je n’y parvins qu’à demi : même de côté, je reconnaissais sans cesse les objets, et il y manquait le subtil glacis du crépuscule. Je savais à présent très exactement que l’objet était nuisible à mes tableaux. »

cf. 


jeudi 9 juillet 2020

Leiris (jazz, dionysisme)


Leiris, L’âge d’homme VII :
« Il y a loin des cadences implacablement obsédantes de cette époque aux productions même les plus acérées qu’on entend aujourd’hui ; la qualité était plus médiocre sans doute, à coup sûr plus grossière, et il y avait beaucoup moins d’invention, mais je crois pouvoir affirmer, sans qu’on puisse imputer ce jugement à l’émoussement de mes sensations (c’est-à-dire, en dernière analyse, au fait que depuis lors j’ai vieilli de plus de quinze années), que le jazz se présentait alors avec une frénésie que nous font regretter – quel que soit l’indéniable perfectionnement qu’elles représentent – la plupart des auditions actuelles, si « artistiques » et si guindées sauf dans les cas très rares où s’y donne libre cours le baroque le plus délirant.
Dans la période de grande licence qui suivit les hostilités, le jazz fut un signe de ralliement, un étendard orgiaque, aux couleurs du moment. Il agissait magiquement et son mode d’influence peut être comparé à une possession. C’était le meilleur élément pour donner leur vrai sens à ces fêtes, un sens religieux, avec communion par la danse, l’érotisme latent ou manifesté, et la boisson, moyen le plus efficace de niveler le fossé qui sépare les individus les uns des autres dans toute espèce de réunion. Brassés dans les violentes bouffées d’air chaud issues des tropiques, il passait dans le jazz assez de relents de civilisation finie, d’humanité se soumettant aveuglément à la machine, pour exprimer aussi totalement qu’il est possible l’état d’esprit d’au moins quelques-uns d’entre nous : démoralisation plus ou moins consciente née de la guerre, ébahissement naïf devant le confort et les derniers cris du progrès, goût du décor contemporain dont nous devions cependant pressentir confusément l’inanité, abandon à la joie animale de devoir subir l’influence du rythme moderne, aspiration sous-jacente à une vie neuve où une place plus large serait faite à toutes les candeurs sauvages dont le désir, bien que tout à fait informe encore, nous ravageait. »

mercredi 8 juillet 2020

Tournier (Th. Mann)


Tournier, Préface à Th. Mann, Doktor Faustus  : 
« Rien de plus constant dans toute l’oeuvre de Thomas Mann que ce thème de l’initiation par la maladie ; il la parcourt comme un fil rouge tantôt à peine visible, tantôt éclatant. Mais il s’en faut que l’initiation morbide ait abouti d’emblée dans l’univers mannien à une création géniale et universelle. Bien au contraire, c’est sur l’échec, la dérision et l’horreur que la maladie débouche dans nombre d’oeuvres antérieures au chef-d’oeuvre des dernières années. Dans La Mort à Venise, par exemple, l’écrivain Aschenbach succombe à l’atmosphère pestilentielle de la Lagune pour avoir contemplé face à face la Beauté dans la personne du petit Tadziu. À l’origine, La Montagne magique est un grand roman qui marque un progrès décisif du thème initiatique. Certes la société cossue et cosmopolite est la même à Venise et à Davos, et la mort a rendez-vous avec Castorp comme avec Aschenbach. Mais est-ce l’influence des sommets alpins dont l’atmosphère pure et légère est l’exacte antithèse des miasmes de la Lagune ? Castorp trouve au terme de ses épreuves une sorte de santé supérieure, un enseignement humain et surhumain qui l’a fait comparer à Lancelot chevauchant la conquête du Saint-Graal. « Ce qu’il a appris, dira Thomas Mann dans la célèbre conférence qu’il prononça à Princeton en 1939, c’est que pour accéder à une santé supérieure, il faut avoir traversé l’expérience profonde de la maladie et de la mort, tout de même que la condition première de la rédemption est la connaissance du péché. » Et il fait dire à Castorp : « Deux voies mènent à la vie. La première est la voie directe, habituelle et honnête. L’autre est une voie mauvaise qui traverse la mort : c’est la voie du génie. »

mardi 7 juillet 2020

Michelet (Marly)


Michelet, Histoire de France t. XVI, chapitre 1 : 
« … la merveille de Marly. Merveille en opposition violente avec le paysage, un démenti à la nature. L’aimable caractère de la Seine, autour de Paris, c’est son indécision, son allure molle et paresseuse de libre voyageuse qui se soucie peu d’arriver. D’autant plus dur semblait son arrêt, à Marly. Là la main tyrannique de Colbert, de Louvois, de par le roi, la faisait prisonnière d’Etat, condamnée aux travaux forcés. Nulles galères de Toulon, avec leur gindre de forçats, n’étaient si fatigantes à voir et à entendre que l’appareil terrible où la pauvre rivière était contrainte de monter. Barrée par une digue, dans sa chute forcée, elle devait tourner quatorze roues immenses de soixante-douze pieds de haut. Ces grossières roues de bois avec des frottements étranges et des pertes de force énormes, mettaient en jeu soixante-quatorze pompes, qui buvaient la rivière, la montaient et la dégorgeaient à cent cinquante pieds de hauteur. De ce réservoir à mi-côte, par soixante-dix-neuf autres pompes, l’eau montait encore à cent soixante-quatorze pieds. Est-ce tout ? Non, soixante-dix-huit pompes, par un dernier effort, la poussaient au haut d’une tour, d’où un aqueduc de trente-six arcades, haut de soixante-neuf pieds, la menait enfin à Marly. Un appareil si compliqué, d’aspect énigmatique, qui couvrait la montagne dans une étendue de deux mille pieds, embarrassait l’esprit. Les grincements, les sifflements des ces rouages difficiles et souvent mal d’accord, c’était un sabbat, un supplice. L’ensemble, si on le saisissait, était celui d’un monstre, mais d’un monstre asthmatique qui n’aspire et respire qu’avec le plus cruel effort. Quel résultat ? petit, un simple amusement, une cascade médiocre. » 

lundi 6 juillet 2020

Baudelaire (thyrse)


Baudelaire, Petits poèmes en prose XXXII (‘à Franz Liszt’) :
« Qu'est-ce qu'un thyrse? Selon le sens moral et poétique, c'est un emblème sacerdotal dans la main des prêtres ou prêtresses célébrant la divinité dont ils sont les interprètes et les serviteurs. Mais physiquement ce n'est qu'un bâton, un pur bâton, perche à houblon, tuteur de vigne, sec, dur et droit. Autour de ce bâton, dans des méandres capricieux, se jouent et folâtrent des tiges et des fleurs, celles-ci sinueuses et fuyardes, celles-là penchées comme des cloches ou des coupes renversées. Et une gloire étonnante jaillit de cette complexité de lignes et de couleurs, tendres ou éclatantes. Ne dirait-on pas que la ligne courbe et la spirale font leur cour à la ligne droite et dansent autour dans une muette adoration ? Ne dirait-on pas que toutes ces corolles délicates, tous ces calices, explosions de senteurs et de couleurs, exécutent un mystique fandango autour du bâton hiératique ? Et quel est, cependant, le mortel imprudent qui osera décider si les fleurs et les pampres ont été faits pour le bâton, ou si le bâton n'est que le prétexte pour montrer la beauté des pampres et des fleurs ? […] - Le bâton, c'est votre volonté, droite, ferme et inébranlable ; les fleurs, c'est la promenade de votre fantaisie autour de votre volonté ; c'est l'élément féminin exécutant autour du mâle ses prestigieuses pirouettes. Ligne droite et ligne arabesque, intention et expression, roideur de la volonté, sinuosité du verbe, unité du but, variété des moyens, amalgame tout-puissant et indivisible du génie, quel analyste aura le détestable courage de vous diviser et de vous séparer ? »

dimanche 5 juillet 2020

Goethe + Novalis + Valéry + Gadda (désirs)


  Goethe, Poésie et vérité : 
"Nos désirs sont les pressentiments des facultés qui sont en nous, les avant-coureurs de ce que nous sommes en état de faire ; ce que nous pouvons et désirerions être se représente à notre imagination hors de nous et dans l'avenir : nous aspirons à ce que nous possédons déjà secrètement. Ainsi, une prévision passionnée [Sehnsucht] transforme une possibilité véritable en une réalité imaginaire. Du moment que cette tendance existe nettement dans notre nature, à chaque degré de notre développement, une partie de notre primitif désir s'accomplit, en ligne droite si les circonstances sont favorables, et, si elles sont contraires, par un détour, d'où nous nous écartons toujours pour redresser notre chemin..."

  Novalis, Grains de pollen § 14 (trad. Margantin) :
"Comment un homme peut-il avoir du sens pour quelque chose s’il n’en n’a pas le germe en lui ? Ce que je dois comprendre doit se développer organiquement en moi ; et ce que j’ai l’air d’apprendre n’est que nourriture, incitation de l’organisme."  

  Valéry, Eupalinos Pléiade t. 2 p. 114 : 
« Rien ne peut nous séduire, rien nous attirer ; rien ne fait se dresser notre oreille, se fixer notre regard ; rien, par nous, n'est choisi dans la multitude des choses, et ne rend inégale notre âme, qui ne soit, en quelque manière, ou préexistant dans notre être, ou attendu secrètement par notre nature. Tout ce que nous devenons, même passagèrement, était préparé. »

  Gadda, Au parc, un soir de mai, in L'Adalgisa, Seuil :
"[...] la goethéenne Gelegenheit, qui postule une pré-efficience et pré-existence réceptive de l’esprit - en amour, donc, une disponible valence ?"