samedi 26 octobre 2019

Mann Th. (individu et époque)


Mann (Th.), La Montagne magique, tome 1, chap. 2 § 2 (trad. Betz), Livre de Poche p. 52 : 
« L’homme ne vit pas seulement sa vie personnelle comme individu, mais consciemment ou inconsciemment il participe aussi à celle de son époque et de ses contemporains, et même s’il devait considérer les bases générales et impersonnelles de son existence comme des données immédiates, les tenir pour naturelles et être aussi éloigné de l’idée d’exercer contre elles une critique que le bon Hans Castorp l’était réellement, il est néanmoins possible qu’il sente son bien-être moral vaguement affecté par leurs défauts. L’individu peut envisager toute sorte de buts personnels, de fins, d’espérances, de perspectives où il puise une impulsion à de grands efforts et à son activité, mais lorsque l’impersonnel autour de lui, l’époque elle-même, en dépit de son agitation, manque de buts et d’espérances, lorsqu’elle se révèle en secret désespérée, désorientée et sans issue, lorsqu’à la question, posée consciemment ou inconsciemment, mais finalement posée en quelque manière, sur le sens suprême, plus que personnel et inconditionné, de tout effort et de toute activité, elle oppose le silence du vide, cet état de chose paralysera justement les efforts d’un caractère droit, et cette influence, par delà l’âme et la morale, s’étendra jusqu’à la partie physique et organique de l’individu. Pour être disposé à fournir un effort considérable qui dépasse la mesure de ce qui est communément pratiqué, sans que l’époque puisse donner une réponse satisfaisante à la question « à quoi bon ? », il faut une solitude et une pureté morales qui sont rares et d’une nature héroïque, ou une vitalité particulièrement robuste. »

Der Mensch lebt nicht nur sein persönliches Leben als Einzelwesen, sondern, bewußt oder unbewußt, auch das seiner Epoche und Zeitgenossenschaft, und sollte er die allgemeinen und unpersönlichen Grundlagen seiner Existenz auch als unbedingt gegeben und selbstverständlich betrachten und von dem Einfall, Kritik daran zu üben, so weit entfernt sein, wie der gute Hans Castorp es wirklich war, so ist doch sehr wohl möglich, daß er sein sittliches Wohlbefinden durch ihre Mängel vage beeinträchtigt fühlt. Dem einzelnen Menschen mögen mancherlei persönliche Ziele, Zwecke, Hoffnungen, Aussichten vor Augen schweben, aus denen er den Impuls zu hoher Anstrengung und Tätigkeit schöpft; wenn das Unpersönliche um ihn her, die Zeit selbst der Hoffnungen und Aussichten bei aller äußeren Regsamkeit im Grunde entbehrt, wenn sie sich ihm als hoffnungslos, aussichtslos und ratlos heimlich zu erkennen gibt und der bewußt oder unbewußt gestellten, aber doch irgendwie gestellten Frage nach einem letzten, mehr als persönlichen, unbedingten Sinn aller Anstrengung und Tätigkeit ein hohles Schweigen entgegensetzt, so wird gerade in Fällen redlicheren Menschentums eine gewisse lähmende Wirkung solches Sachverhalts fast unausbleiblich sein, die sich auf dem Wege über das SeelischSittliche geradezu auf das physische und organische Teil des Individuums erstrecken mag. Zu bedeutender, das Maß des schlechthin Gebotenen überschreitender Leistung aufgelegt zu sein, ohne daß die Zeit auf die Frage Wozu? eine befriedigende Antwort wüßte, dazu gehört entweder eine sittliche Einsamkeit und Unmittelbarkeit, die selten vorkommt und heroischer Natur ist, oder eine sehr robuste Vitalität. 

vendredi 25 octobre 2019

Mercier + Janequin (cris de Paris)


Mercier, Tableau de Paris éd. Bouquins, VI-516 ‘Les Falots’ : 
« Le petit peuple est naturellement braillard à l’excès : il pousse sa voix avec une discordance choquante. On entend de tous côtés des cris rauques, aigus, sourds. Voilà le maquereau qui n'est pas mort ; il arrive ! il arrive ! Des harengs qui glacent, des harengs nouveaux ! Pommes cuites au four. Il brûle ! il brûle ! Ce sont des gâteaux froids. Voilà le plaisir des dames ! voilà le plaisir ! C'est du croquet. A la barque, à la barque ; à l'écailler ! Ce sont des huîtres. Portugal ! Portugal ! Ce sont des oranges. 
Joignez à ces cris les clameurs confuses des fripiers ambulants, des vendeurs de parasols, de vieille ferraille, des porteurs d'eau. Les hommes ont des cris de femmes, et les femmes des cris d'hommes. C'est un glapissement perpétuel ; et l’on ne saurait peindre le ton et l'accent de cette pitoyable criaillerie, lorsque toutes ces voix réunies viennent à se croiser dans un carrefour.
Le ramoneur et la marchande de merlans chantent encore ces cris discordants en songe quand ils dorment, tant l'habitude leur en fait une loi. »

Janequin, Voulez-vous ouyr les cris de Paris [c. 1530] :
Voulez-vous ouyr les cris de Paris ?
Où sont-ilz ces petitz pions ?
Pastez très tous chaulx, qui l'aira ?
Vin blanc, vin cleret, vin vermeil à six deniers.
Casse museaux tout chaulx.
Je les vendz, je les donne pour ung petit blanc.
Tartelettes friandes à la belle gauffre !
Et est à l'enseigne du berseau
Qui est en la rue de la Harpe
Sa à boyre, ça !
Aigre, vin aigre !
Fault il point de saultce vert ?
Moustarde, moustarde fine !
Harenc blanc, harenc de la nuyt !
Cotrez secz, cotrez ! Souliers vieux !
Arde buche ! Choulx gelez !
Hault et bas rammonez les caminades !
Qui veult du laict ?
C'est moy, c'est moy, je meurs de froit !
Poys verts ! Mes belles lestues, mes beaulx cibotz
Guigne, doulce guigne !
Faut-il point de sablon ? Voire joly !
Argent m'y duit ! Argent m'y fault !
Gaigne petit ! Lye ! Alumet ! Houseaux vieux !
Pruneaux de Saint Julien
Febves de Maretz, febves ! Je fais le coqu, moy !
Ma belle porée, mon beau persin,
Ma belle oseille, les beaulx espinards !
Pèches de Corbeil ! Orenge ! Pignes vuidez !
Charlotte m'amye ! Apétit nouveau petit !
Amendez vous dames, amendez ! Allemande nouvelle !
Navetz ! Mes beaulx balais ! Rave doulce, rave !
Feure, feure Brie ! A ung tournoys le chapellet !
Marons de Lyon ! Chervis ! Mes beaux pesons !
Alumet, alumet, alumettes sèches ! Vin nouveau !
Fault-il point de grois ? Choux, petits choux tous chaulx !
Fault-il point de boys ? Choulx gelez !
Et qui aura le moule de gros boys ?
Eschaudez chaux ! Sèche bourrée !
Serceau, beaux serceau ! Arde chandelle ! Palourde !
A Paris sur petit pont geline de feurre !
Si vous en voulez plus ouyr, allez les donc querre !



jeudi 24 octobre 2019

Gary (amour maternel)


Gary, La Promesse de l'aube, Folio p. 38-39 : 
« Il n'est pas bon d'être tellement aimé, si jeune, si tôt. Ça vous donne de mauvaises habitudes. On croit que c’est arrivé. On croit que ça existe ailleurs, que ça peut se retrouver. On compte là-dessus. On regarde, on espère, on attend. Avec l'amour maternel, la vie vous fait à l'aube une promesse qu'elle ne tient jamais.  On est obligé ensuite de manger froid jusqu’à la fin de ses jours. Après cela, chaque fois qu’une femme vous prend dans ses bras et vous serre sur son coeur, ce ne sont plus que des condoléances. On revient toujours gueuler sur la tombe de sa mère comme un chien abandonné. Jamais plus, jamais plus, jamais plus. Des bras adorables se referment autour de votre cou et des lèvres très douces vous parlent d'amour, mais vous êtes au courant. Vous êtes passé à la source très tôt et vous avez tout bu. Lorsque la soif vous reprend, vous avez beau vous jeter de tous côtés, il n'y a plus de puits, il n'y a que des mirages. Vous avez fait, dès la première lueur de l'aube, une étude très serrée de l'amour et vous avez sur vous de la documentation. Je ne dis pas qu'il faille empêcher les mères d'aimer leurs petits. Je dis simplement qu'il vaut mieux que les mères aient encore quelqu'un d'autre à aimer. Si ma mère avait eu un amant, je n'aurais pas passé ma vie à mourir de soif auprès de chaque fontaine. »       


mercredi 23 octobre 2019

James (théories)


James (H.), Maupassant, début [trad. ?] : 
« Les  artistes  de premier plan, à quelque domaine qu'ils touchent, ne sont indubitablement pas ceux qui émettent le plus souvent des idées générales sur leur art, qui sont féconds en préceptes, en justifications, en formules, ni ceux qui peuvent le mieux nous exposer les raisons et la philosophie des choses. Nous reconnaissons généralement les meilleurs à l'énergie de leur pratique, à la constance avec laquelle ils appliquent leurs principes et à la sérénité avec laquelle ils nous laissent rechercher leur secret dans l'illustration, l'exemple concret. […] La doctrine est bien moins portée à être inspirée que l'œuvre, l'œuvre est souvent tellement plus intelligente que la doctrine. »

James (H.), French writers (Maupassant)
« The first artists, in any line, are doubtless not those whose general ideas about their art are most often on their lips—those who most abound in precept, apology, and formula and can best tell us the reasons and the philosophy of things. We know the first usually by their energetic practice, the constancy with which they apply their principles, and the serenity with which they leave us to hunt for their secret in the illustration, the concrete example. None the less it often happens that a valid artist utters his mystery. Hashes upon us for a moment the light by which he works, shows us the rule by which he holds it just that he should be measured. This accident is happiest, I think, when it is soonest over; the shortest explanations of the products of genius arc the best, and there is many a creator of living figures whose friends, however full of faith in his inspiration, will do well to pray for him when he sallies forth into the dim wilderness of theory. The doctrine is apt to be so much less inspired than the work, the work is often so much more intelligent than the doctrine. »

lundi 21 octobre 2019

Goethe (unité du moi)


Goethe, Conversations avec Eckermann trad. Délerot p. 314   : 
« […] Un colosse se compose de fragments, et […] l'Hercule de l'antiquité lui-même était un être collectif, qui réunissait sur son nom avec ses exploits les exploits d'autres héros. — Au fond, nous avons beau faire, nous sommes tous des êtres collectifs ; ce que nous pouvons appeler vraiment notre propriété, comme c'est peu de chose ! et, par cela seul, comme nous sommes peu de chose ! Tous, nous recevons d'autrui, tous nous apprenons, aussi bien de ceux qui existaient avant nous que de nos contemporains. Le plus grand génie lui-même n'irait pas loin s'il était obligé de tout prendre en lui-même. Mais beaucoup d'excellentes gens ne comprennent pas cela, et avec leurs rêves d'originalité ils passent la moitié de leur vie à tâtonner dans l'obscurité. J'ai connu des artistes qui se vantaient de n'avoir suivi aucun maître, et de tout devoir à leur génie. Les fous ! comme si c'était possible ! Comme si le monde, à chacun de leurs pas, ne s'imposait pas à eux, et malgré leur sottise native, ne faisait point d'eux quelque chose ! Oui, je soutiens qu'un artiste qui ne ferait que passer devant les murs de cette chambre, et ne jetterait qu'un rapide coup d'œil sur les quelques dessins de grands maîtres qui y sont fixés, sortirait d'ici tout autre et plus grand, pour peu qu'il eût de génie ! Qu'y a-t-il de bon en nous, si ce n'est la force et le goût de nous approprier les éléments du monde extérieur et de nous en servir pour un but élevé ? » 

[…] sie vergessen, daß auch der Koloß aus einzelnen Teilen besteht und daß auch der Herkules des Altertums ein kollektives Wesen ist, ein großer Träger seiner eigenen Taten und der Taten anderer. Im Grunde aber sind wir alle kollektive Wesen, wir mögen uns stellen, wie wir wollen. Denn wie weniges haben und sind wir, das wir im reinsten Sinne unser Eigentum nennen! Wir müssen alle empfangen und lernen, sowohl von denen, die vor uns waren, als von denen, die mit uns sind. Selbst das größte Genie würde nicht weit kommen, wenn es alles seinem eigenen Innern verdanken wollte. Das begreifen aber viele sehr gute Menschen nicht und tappen mit ihren Träumen von Originalität ein halbes Leben im Dunkeln. Ich habe Künstler gekannt, die sich rühmten, keinem Meister gefolgt zu sein, vielmehr alles ihrem eigenen Genie zu danken zu haben. Die Narren! Als ob das überhaupt anginge! Und als ob sich die Welt ihnen nicht bei jedem Schritt aufdränge und aus ihnen, trotz ihrer eigenen Dummheit, etwas machte! Ja ich behaupte, wenn ein solcher Künstler nur an den Wänden dieses Zimmers vorüberginge und auf die Handzeichnungen einiger großer Meister, womit ich sie behängt habe, nur flüchtige Blicke würfe, er müßte, wenn er überhaupt einiges Genie hätte, als ein anderer und Höherer von hier gehen.


dimanche 20 octobre 2019

Williams T. (familles)


Williams (Tennessee) : La nuit  où l’on prit un iguane, in La Statue mutilée, Livre de Poche p. 203-204 : 
« Elle appartenait à une famille historique du Sud, autrefois d'une grande vitalité, mais aujourd'hui moribonde. La dernière génération tendait à se scinder en deux groupes opposés : l’un chez qui la libido était pathologiquement exacerbée, l'autre en qui elle semblait presque complètement desséchée. Les ménages y étaient assez désunis et passablement turbulents, à l'instar des personnalités qui les composaient. 
Il avait fleuri parmi eux des talents nerveux et des maladies, des ivrognes et des poètes, des artistes doués et des dégénérés sexuels – aussi bien que de vieilles dames des deux sexes, extrêmement convenables, condamnés à vivre sous un même toit avec des membres de leur famille qu'elle ne pouvait considérer que comme des monstres. Édith Jelkes n'appartenait vraiment ni à l’un ni à l'autre de ces types, ce qui ne lui facilitait pas la recherche d'un équilibre intérieur. »

She belonged to an historical Southern family of great but now moribund vitality whose latter generations had tended to split into two antithetical types, one in which the libido was pathologically distended and another in which it would seem to be all but dried up. The households were turbulently split and so, fairly often, were the personalities of their inmates. There had been an efflorescence among them of nervous talents and sickness, of drunkards and poets, gifted artists and sexual degenerates, together with fanatically proper and squeamish old ladies of both sexes who were condemned to live beneath the same roof with relatives whom they could only regard as monsters. Edith Jelkes was not strictly one or the other of the two basic types, which made it all the more difficult for her to cultivate any interior poise.


Steinbeck (science)


Steinbeck, Une Saison amère, trad. fr. Lattès p. 103-104 : 
« Je crois que nous sommes tous, ou presque tous, les pupilles de cette science du XIXè siècle qui refusait l'existence à tout ce qu'elle était incapable de mesurer ou d'expliquer. Les choses que nous ne parvenons pas à expliquer continuaient à être, mais sûrement pas avec notre bénédiction. Nous ne voyions pas ce que nous ne pouvions pas expliquer, et [de ce fait]* une grande partie du monde était abandonnée aux enfants, aux fous, aux imbéciles et aux mystiques, qui s'intéressaient plus aux choses qui sont qu'aux raisons pour lesquelles elles sont. Il y a tant de choses vieilles et charmantes entassées dans le grenier du monde parce que nous ne voulons pas les avoir autour de nous et que nous ne voulons pas le jeter non plus. » 

* la traduction rend "meanwhile" par "cependant", ce qui n'est pas très heureux car cela suggère une opposition ; il s'agit plutôt de "pendant ce temps" (traduction usuelle de "meanwhile"), donc le sens est : "de ce fait, on abandonne...", ou : "ce faisant..."
I guess we're all, or most of us, the wards of that nineteenth-century science which denied existence to anything it could not measure or explain. The things we couldn't explain went right on but surely not with our blessing. We did not see what we couldn't explain, and meanwhile a great part of the world was abandoned to children, insane people, fools, and mystics, who were more interested in what is than in why it is. So many old and lovely things are stored in the world's attic, because we don't want them around us and we don't dare throw them out.