samedi 9 octobre 2021

Gadda (épinards x 2)

Gadda, L'affreuse Embrouille de via Merulana, trad Manganaro :

chapitre 1 :

"La bonne aussi avait une tête nouvelle, bien qu’elle ressemblât, vaguement, à la nièce précédente. Ils l’appelaient Tina. Pendant le service, quelques flocons d’épinards pressés débordèrent du plat ovale sur la candeur de la nappe immaculée : « Assunta ! » fit madame. Assuntina la regarda. À cet instant, tant la bonne que la patronne parurent à don Ciccio extrêmement belles ; la bonne, plus âpre, avait une expression sévère, assurée, deux yeux fermes, très lumineux, presque deux gemmes, un nez droit dans la ligne du front : une 'vierge' romaine du temps de Clélie."

Anche la domestica era una faccia nuova, per quanto somigliasse, vagamente, alla nipote di prima. La chiamavano Tina. « Durante il servizio un batuffolo di spinaci strizzati le esorbitò dal piatto ovale sul candore della tovaglia immacolata: «Assunta!» fece la signora. Assuntina la guardò. In quell’attimo sia la serva sia la padrona parvero a don Ciccio estremamente belle; la serva, più aspra, aveva un’espressione severa, sicura, due occhi fermi, luminosissimi, quasi due gemme, un naso diritto con il piano della fronte: una «vergine» romana dell’epoca di Clelia.


chapitre 10 :

"La petite porte s’entrouvrit. Quand elle fut entièrement ouverte Ingravallo se trouva en face… d’un visage, d’ces yeux ! étincelants dans la pénombre : Tina Crocchiapani ! « C’est t’elle, c’est t’elle », songea-t-il, non sans un battement de cœur composite : la magnifique servante des Balducci, des éclairs noirs sous les cils très noirs où la lumière albane s’emmêlait, s’effrangeait en s’irisant (la nappe blanche, les épinards) depuis les cheveux noirs torsadés sur le front presque de la main de Raphaël et depuis les boucles d’oreilles bleutées, se balançant à ses lobes et ses joues : et ce sein ! auquel Foscolo eût conféré le diplôme de sein comble, dans une de ses poussées troubadourico-mandrilles qui l’ont immortalisé en Briance. Au déjeuner chez les Balducci, chez madame Liliana ! Le champ de la déesse noire et taciturne, désormais, pour elle, Liliana, si cruellement séparée des choses, des lumières et des apparences du monde ! Et celle-ci, c’était elle, celle qui (le sentier du temps se perdait) en lui présentant sur l’ovale ample et maladroitement incliné du plat tout le gigot, tout le syncrétisme rognonisant d’un mets de chevreau, ou bien de pièces d’agneau en morceaux ou autres, avait laissé rouler sur la candeur de la nappe immaculée, parmi l’argenterie et le cristal, d’un calice, ou non, d’un verre, un flocon d’épinards : recevant, de la part de madame Liliana, le rappel affligé d’un regard, d’un prénom : « Assunta ! » Tina, le visage sévère comme l’autre fois, un peu pâle, mais avec une inflexion d’égarement dans les yeux, le regarda pourtant avec fierté, parut se ressaisir [...]."

La porticina si dischiuse. Quando fu aperta al tutto Ingravallo si trovò di faccia... un viso, un par d’occhi! nella penombra lustravano: la Tina Crocchiapani! «È issa, è issa,» meditò non senza un batticuore composito: la stupenda serva dei Balducci, con lampi neri sotto le ciglia nerissime dove la luce albana s’impigliava, si diffrangeva iridandosi (la tovaglia bianca, spinaci) dai capelli avviluppati neri su la fronte quasi ad opera del Sanzio, dalle azzurre, ai lobi e sulle guance, dondolanti scioccaje : con quel seno! a che il Foscolo avrebbe conferito diploma di sen colmo, in un accesso trubadorico-mandrillo, di quelli che lo hanno fatto immortale in Brianza. A cena dai Balducci, dalla signora Liliana! Il campo della dea nera e silente, per lei, ch’era stata così crudelmente separata dalle cose, dalle luci e dalle parvenze del mondo! E costei, costei era quella, quella il sentiero del tempo si smarriva) che al presentargli sull’ovale ampio e mal proclive del piatto tutto il cosciotto, tutto il rognoneggiante sincretismo di una portata di capretto, o d’abbacchio a pezzi che fosse, avea lasciato rotolare sul candore tra gli argenti e i cristalli, d’un calice, o no, d’un bicchiere, il batuffolo di spinaci: avendone, dalla signora Liliana, quel richiamo accorato d’uno sguardo, d’un nome: «Assunta!» La Tina, col suo volto come altra volta severo, un po’ pallido, ma con un’inflessione di smarrimento negli occhi, lo guardò tuttavia fieramente, gli parve si riprendesse [...]


vendredi 8 octobre 2021

Spitzer (résumé)

Spitzer résumé par Breuillard

[Breuillard : Le regard de Gogol : du thème au concept [article], La Revue russe 2010 n° 34 p. 9-29]

"Spitzer recommandait de s'immerger dans l'œuvre entière d'un écrivain, sans s'enfermer dans telle ou telle de ses œuvres particulières, afin, au terme d'une circulation répétée à travers son œuvre, de découvrir, au centre de ce 'cercle herméneutique', ce qu'il appelait das geistige Etymon, ('l’étymon spirituel' ou, si l'on préfère, la racine spirituelle). 

Cette approche non 'structuraliste', en ce sens qu'elle postule l'unité de la production entière de l'écrivain, artistique et non artistique, légitime la recherche de motifs récurrents, de thèmes pérégrins, qui nomadisent d'une œuvre à l'autre : les œuvres littéraires, mais aussi tous les écrits qui campent à la marge de la littérature (la correspondance, les témoignages des contemporains, etc.)."


mercredi 6 octobre 2021

Céline + Houellebecq (changements)

Céline, Mort à crédit Pléiade t. 1 p. 527 : 

"Destinée ou pas, on en prend marre de vieillir, de voir changer les maisons, les numéros, les tramways et les gens de coiffure, autour de son existence. Robe courte ou bonnet fendu, pain rassis, navire à roulettes, tout à l’aviation, c’est du même ! On vous gaspille la sympathie. Je veux plus changer. J’aurais bien des choses à me plaindre mais je suis marié avec elles, je suis navrant et je m’adore autant que la Seine est pourrie. Celui qui changera le réverbère crochu au coin du numéro 12 il me fera bien du chagrin. On est temporaire, c’est un fait, mais on a déjà temporé assez pour son grade."


Houellebecq, La Carte et le territoire, IV : 

"Il se mit à pleurer, lentement, à grosses gouttes, se resservit un verre de vin. « C'est brutal, vous savez, c'est terriblement brutal. Alors que les espèces animales les plus insignifiantes mettent des milliers, parfois des millions d'années à disparaître, les produits manufacturés sont rayés de la surface du globe en quelques jours, il ne leur est jamais accordé de seconde chance, ils ne peuvent que subir, impuissants, le diktat irresponsable et fasciste des responsables des lignes de produit qui savent naturellement mieux que tout autre ce que veut le consommateur, qui prétendent capter une attente de nouveauté chez le consommateur, qui ne font en réalité que transformer sa vie en une quête épuisante et désespérée, une errance sans fin entre des linéaires éternellement modifiés »."


Barthes (classiques)

Barthes, Coquetterie de l’uniforme (premier essai critique de R.B., 1942) :

" [...] Pour Gide aussi il y a une certaine coquetterie du lieu commun, de l’uniforme. Avec la même idée et les mêmes mots que tout le monde, il parvient à dire quelque chose de valable. C’est la règle classique : avoir le courage de bien dire ce qui est évident, en sorte que ce n’est jamais à la première lecture qu’un auteur classique séduit ; il séduit plutôt par ce qu’il n’a pas dit, mais qu’on sera amené tout naturellement à découvrir, tant les lignes essentielles sont bien dessinées. Mais aussi les lignes accessoires sont supprimées. C’est le propre de l’art (voir à ce sujet certains dessins significatifs de Picasso). Montesquieu disait : « L’on n’écrit pas bien sans sauter les idées intermédiaires », et Gide ajoute : « Il n’y a pas d’œuvre d’art sans raccourcis. » Cela ne va pas sans une première obscurité, ou trop grande simplicité [...]. En ce sens, les Classiques sont les grands maîtres de l’obscur, voire de l’équivoque, c’est-à-dire de la prétérition du superflu [...]. Obliger à penser tout seul, voilà une définition possible de la culture classique ; dès lors elle n’est plus le monopole d’un siècle, mais de tous les esprits droits, qu’ils s’appellent Racine, Stendhal, Baudelaire ou Gide. 

[…] Un lieu commun fréquent, c’est de dire que les Classiques sont éternels. Ils le sont, mais pas pour la raison que l’on suppose ; ce n’est pas tant d’avoir trouvé la vérité, mais beaucoup pour l’avoir bien dite, c’est-à-dire incomplètement ; car c’est un moyen de la respecter. Il ne faut pas confondre être clair et être complet. La force classique repose sur cette distinction ; les Classiques furent clairs, d’une clarté terrible, mais si clair[s] que l’on pressent dans cette transparence des vides inquiétants dont on ne sait, à cause de leur habileté, s’ils les y ont mis ou simplement laissés."


lundi 4 octobre 2021

Muray (gauche)

Muray, Ultima necat tome 1 p. 537 : 

"Ne pas être de gauche parmi des gens de gauche et ne pas le dire est un plaisir sadique. Exercer son sadisme aujourd'hui peut passer par là. Il peut y avoir une manière sexuelle de ne pas être de gauche. Les gens de gauche aujourd’hui - justement parce qu'ils ne se soutiennent pas d'une idéologie pour être de gauche - sont de gauche parce qu'ils sont gentils. Vous trouvant gentil à votre tour, ils ne doutent pas un instant que vous ne soyez vous aussi de gauche. Leur diriez-vous que vous ne l'êtes pas, ils ne le croiraient pas. Ils sont dans la position de ceux qui autrefois ne voulaient pas croire que tel ou tel, qui était si bien, était par exemple en réalité pédé. Ne pas être de gauche relève plus ou moins encore du secret. Du sexuel par conséquent. Du penchant pas racontable. Du fantasme. De la tendance nocturne. Il y a un plaisir sûr, un plaisir sadique, à laisser parler des gens de gauche, à les voir vous mettre implicitement dans le même bain qu'eux, à évoluer avec vous sur la base d'une complicité qui est un fait de nature à leurs yeux… Et à être bien entendu tout le contraire… Ne pas être de gauche, c'est évaluer de l'extérieur la croyance. La foi. L’illusion. C'est avoir l'occasion unique de voir la croyance. C'est être un peu Dieu..."


Fénéon (ripaille)

 

Fénéon, Les Ventres [1883] chap. IV : 

"Le diapason du tapage avait trouvé moyen de s’élever encore. Les danseurs devenaient des saint Guy. On buvait maintenant à même les tonneaux ; les bouteilles n’étaient plus que des projectiles. Sur quelques points éclataient des rixes acharnées, et tandis que les uns se rouaient de coups et se mangeaient le nez, les autres, plus experts aux choses de la nutrition, préféraient manger jusqu’à étouffement définitif jambons, fromages, oies, quartiers de bœuf, riz au lait caramellé, harengs saurs, purée de châtaignes, amoncelant dans leurs estomacs transformés en magasins de provisions les victuailles les plus disparates. C’était tout à fait pastoral.

Le quartier général de cette orgie de bon goût était le cabaret de M. Monmarançon-Balégné. On y étouffait dans une atmosphère où se mariaient civilement les senteurs bocagères des brûle-gueules, du trois-six, de la graisse brûlée ainsi que d’autres émanations charmeresses de nerfs olfactifs. La cour de l’auberge était remplie de gens qui n’avaient pu trouver place à l’intérieur. Installés devant des tables improvisées, goulûment ils bâfraient. Dans la chaudière-estomac les viandes et les vins sont de bons combustibles. Aussi ne souffraient-ils pas du froid qui cependant était vif."


dimanche 3 octobre 2021

Thibaudet (traduction)


Thibaudet, Intérieurs § Fromentin p. 127 : 

"Cette traduction médiocre ou passable que sera la meilleure critique d'art, il faut bien qu'elle appartienne au métier de l'écrivain plutôt qu'au métier de l'artiste. Pour traduire il faut savoir deux langues, la langue qu'on traduit et la langue dans laquelle on traduit. Mais il n'est pas besoin de les savoir également. On peut n'avoir de la première qu'une connaissance extérieure et superficielle : l'auteur d'une traduction convenable de Schopenhauer ou de Nietzsche sera parfois incapable d'écrire une page d'allemand correct ou de prendre part à une longue conversation. Mais il est absolument besoin qu'on sache bien la seconde. Les vrais traducteurs de l'allemand en français ne seront donc pas des Allemands qui pensent en allemand, mais des Français qui pensent en français. Les vrais traducteurs de la peinture en écriture ne seront pas des peintres mais des écrivains, de même que les traducteurs de la théologie en sculpture étaient au moyen âge des sculpteurs et non des théologiens."