samedi 10 août 2019

Fante (John) [nostalgie]


Fante (John) : Les péchés de ma mère : 
Giovanni eut envie de parler de la Sicile. Signor Brancato connaissait-il sa ville natale, Palerme ?
«Soldat, j’ai passé trois mois à Palerme. L’une des plus belles villes d’Europe. »
Et voilà la clef de l’âme de Papa Martino. Brusquement, le jeune camionneur fatigué devint un ami. Les mains toutes tremblantes, Papa lui montra un fauteuil et le poussa presque dedans. Brancato adressa un regard suppliant à Carlotta. Elle eut un sourire de sympathie.
La voix de Papa se mit à chevroter. Il y avait une petite ferme, dit-il en italien, à cinq kilomètres à l’est de Palerme, sur la Via Sardinia. Cette maison était en pierre rose, avec un toit incliné en tuiles rouges. Est-ce que par hasard le jeune homme l’aurait vue ? Brancato fronça les sourcils, observa le visage de Giovanni.
«Je suis allé là-bas, monsieur, dit Brancato. Cette maison se dresse sur une colline, au-dessus d’un verger de citronniers. Nous nous y arrêtions souvent pour acheter des figues et du vin. Un très bon vin, Signor. De l’angelica et du porto. »
L’espace d’un instant, on aurait cru que Giovanni allait pleurer. Il fixa les yeux de Gino Brancato avec un air d’adoration, se retenant visiblement de serrer le jeune homme entre ses bras. À la place, il saisit la main de Gino et en observa les grosses articulations, les doigts épais. Puis il ouvrit doucement cette main et sourit en découvrant la paume musclée. Ensuite il la referma tout aussi doucement, comme on referme une boîte à bijoux.
Dès cet instant, Giovanni Martino eut envie de faire de Gino Brancato son fils. Brancato avait bu le vin de sa propre jeunesse et savouré les figues de sa propre jeunesse.
— Il y a longtemps, peut-être trente-cinq ans, j’étais comme Gino. Fort. Avec un grand rêve. »
Et soudain il fondit en larmes.


Aymé


Aymé (Marcel) Uranus chap. X : 
« Dans l’ombre tiède où ils étaient allongés, une torpeur agréable commençait à les envahir et Archambaud se sentait assez disposé, pour l’instant, à tabler sur la faveur d’un hasard. Watrin contemplait la grande campagne verte dont les faibles ondulations s’étiraient parallèlement à la rivière. Il n’arrivait pas à s’en rassasier la vue et l’esprit. Ce grand foisonnement végétal, d’un vert luxuriant, un peu gras, faisait lever en lui un sentiment de bonheur, de puissance et d’enthousiasme tranquille. Bien qu’il fût très satisfait de sa condition d’homme, il éprouva un moment l’envie d’être un arbre, par exemple un orme au bord de la rivière. Il avait ses racines dans la bonne terre humide du rivage. La vapeur de l’eau tiède montait dans ses feuilles, y déposant une buée grasse et, portées par la sève, il sentait dans son corps, dans ses branches et dans ses rameaux, toute la richesse et toute la bonté de la terre. Il aimait les pâquerettes et les boutons d’or qui poussaient dans son ombre et, afin de mieux les abriter du soleil, il s’efforçait de pousser son feuillage de leur côté, évitant même de se pencher exagérément sur la rivière, comme faisaient certains ormes de son entourage. Il pensa aussi, et avec non moins de plaisir, à être simplement une grosse touffe d’herbe au milieu des prés. A vrai dire, il y a des moments assez durs. On a beau être une bonne touffe d’herbe, le soleil se pousse entre les brins et sa chaleur arrive à dessécher la terre où l’on est enraciné […] »


Valéry (histoire)


Valéry : Discours sur l'Histoire Pléiade 1-1137 : 
"La vie moderne tend à nous épargner l'effort intellectuel comme elle fait l'effort physique. Elle remplace, par exemple, l'imagination par les images, le raisonnement par les symboles et les écritures, ou par des mécaniques ; et souvent par rien. Elle nous offre toutes les facilités, tous les moyens courts d'arriver au but sans avoir fait le chemin. Et ceci est excellent : mais ceci est assez dangereux. Ceci se combine à d'autres causes, que je ne vais pas énumérer, pour produire, - comment dirai-je, - une certaine diminution générale des valeurs et des efforts dans l'ordre de l'esprit. Je voudrais me tromper ; mais mon observation est fortifiée malheureusement par celles que font d'autres personnes. La nécessité de l'effort physique ayant été amoindrie par les machines, l'athlétisme est venu très heureusement sauver et même exalter l'être musculaire. Il faudrait peut-être songer à l'utilité de faire pour l'esprit ce qui a été fait pour le corps. Je n'ose vous dire que tout ce qui ne demande aucun effort n'est que temps perdu. Mais il y a quelques atomes de vrai dans cette formule atroce."

Littré (hérédité)


Littré : Médecine et Médecins, pp. 373-374 : 
    "L'hérédité pèse d'un poids immense dans les destinées de tout ce qui a vie. C'est un puissant modificateur des formes, des propriétés, de la santé, de la maladie, du caractère. On sait tout le parti qu'on en a tiré pour améliorer certaines races domestiques. On a fait par cet intermédiaire des bœufs, des chevaux, des moutons, pour des services déterminés. Et comme, en définitive, l'homme n'est que le premier des animaux, et que les forces qui régissent leur existence régissent aussi la sienne, il n'est pas douteux que l'hérédité ne doive tenir une grande place dans un plan bien entendu d'hygiène publique. Les sociétés européennes, qui aujourd'hui constituent l'élite de l'humanité, sont gravement préoccupées par leurs efforts contre des institutions anciennes qui, de tutélaires qu'elles ont été, sont devenues rétrogrades et oppressives. Mais quand cette lutte sera terminée, quand tout ce qui est parasite et à ce titre cause de trouble et de désordre aura disparu, alors tous les soins de l'intelligence se dirigeront vers le meilleur emploi des ressources sociales. Et la biologie, avec les arts qui en dérivent, interviendra dans ce remaniement des conditions relativement grossières au milieu desquelles se passe encore notre existence. Horace, d'accord en cela avec toute l'Antiquité, a dit : nos pères valaient moins que leurs pères, nous valons moins que les nôtres, et nos enfants vaudront moins que nous. C'est le contraire qui est la vérité. La civilisation, par l'entremise de l'hérédité, développe justement les facultés par lesquelles l'humanité se distingue spécialement du reste de l'animalité, et subordonne, sans pouvoir les éteindre, ce qui d'ailleurs n'est ni possible ni même intelligible, les tendances plus spécialement animales, qui font parfois de terribles retours. Prétendre que le naturel humain va en se dévastant de plus en plus, ce serait comme si on soutenait que les générations se transmettent la terre de plus en plus déserte, inculte, impraticable. Et en effet, la même croyance plaçait dans les époques primitives un Eden, un Paradis, un Age d'or. Au fait, les champs défrichés, les forêts abattues, les rivières contenues dans leur lit, les marais desséchés, les ponts, les routes, les maisons, les villes, ne sont pas, tout prodigieux que soient les travaux exécutés et transmis, la meilleure partie de ce que les hommes qui nous ont précédés dans la vie nous laissent en héritage. Il faut mettre au premier rang du legs fait par eux, et au premier chef de notre pieuse reconnaissance pour les ancêtres, l'amélioration de notre nature intellectuelle et morale."