jeudi 13 mai 2021

Walser (promenade)

 Walser (R.), La Promenade traduction Lortholary p. 121 sq : 

"La promenade, répliquai-je, m'est indispensable pour me donner de la vivacité et maintenir mes liens avec le monde, sans l'expérience sensible duquel je ne pourrais ni écrire la moitié de la première lettre d'une ligne, ni rédiger un poème, en vers ou en prose. Sans la promenade, je serais mort et j'aurais été contraint depuis longtemps d'abandonner mon métier, que j'aime passionnément. Sans promenade et sans collecte de faits, je serais incapable d'écrire le moindre compte rendu, ni davantage un article, sans parler d'écrire une nouvelle. Sans promenade, je ne pourrais recueillir ni études, ni observations. Un homme aussi subtil et éclairé que vous comprendra cela immédiatement. [...] Une promenade me sert professionnellement, mais en même temps elle me réjouit personnellement ; elle me réconforte, me ravit, me requinque, elle est une jouissance, mais qui en même temps a le don de m'aiguillonner et de m'inciter à poursuivre mon travail, en m'offrant de nombreux objets plus ou moins significatifs qu'ensuite, rentré chez moi, j'élaborerai avec zèle. [...] Savez-vous que je travaille dur, dans ma tête, et obstinément, et que souvent peut-être je suis actif au meilleur sens du mot, alors que j'ai tout l'air d'être un individu sans responsabilité, un rôdeur à mine patibulaire, paresseux, rêveur et indolent, qui se perd dans le bleu ou le vert, sans penser ni travailler ?"


mercredi 12 mai 2021

Woolf (arbre)

 Woolf, La Marque sur le mur, traduction Pléiade p. 887 :

"J'aime à songer à l'arbre lui-même : d'abord la sensation intime de n'être que bois ; puis le grondement de l'orage ; enfin l'écoulement lent et délicieux de la sève. J'aime aussi à songer à l'arbre en hiver, droit dans la nuit au milieu de la campagne déserte, toutes voiles ferlées, impénétrable à la mitraille de la lune, mât dénudé, dressé au-dessus de la terre qui toute la nuit ne cesse de crouler. Quel chant étrange et assourdissant que celui des oiseaux en juin ; qu'elles doivent être froides, les pattes des insectes qui montent péniblement le long des plis de l'écorce ou prennent leur bain de soleil sur la légère bâche verte du feuillage, les facettes de leurs yeux rouges braquées droit devant eux... Une à une les fibres se rompent sous la formidable pression de la terre glacée ; vient alors l'ultime tempête, et dans leur chute, les plus hautes branches s'enfoncent profondément dans le sol de nouveau. Même alors, la vie n'a pas dit son dernier mot ; de par le vaste monde, il existe pour un arbre une multitude de vies à vivre avec patience et concentration, dans des chambres, à bord de navires, en revêtement des sols et des murs des salons où, après le thé, des couples se retirent pour fumer des cigarettes. Quelle mine de pensées apaisantes et heureuses, cet arbre."


I like to think of the tree itself : — first the close dry sensation of being wood ; then the grinding of the storm ; then the slow, delicious ooze of sap. I like to think of it, too, on winter’s nights standing in the empty field with all leaves close-furled, nothing tender exposed to the iron bullets of the moon, a naked mast upon an earth that goes tumbling, tumbling, all night long. The song of birds must sound very loud and strange in June ; and how cold the feet of insects must feel upon it, as they make laborious progresses up the creases of the bark, or sun themselves upon the thin green awning of the leaves, and look straight in front of them with diamond-cut red eyes... One by one the fibres snap beneath the immense cold pressure of the earth, then the last storm comes and, falling, the highest branches drive deep into the ground again. Even so, life isn’t done with ; there are a million patient, watchful lives still for a tree, all over the world, in bedrooms, in ships, on the pavement, lining rooms, where men and women sit after tea, smoking cigarettes. It is full of peaceful thoughts, happy thoughts, this tree.


mardi 11 mai 2021

Valéry (brièvetés)

 Valéry, Rhumbs, in Tel Quel II, Pochothèque t. 3 p. 460-461 : 

"Brièvetés.

L’action est une brève folie.

Ce que l’homme a de plus précieux est une brève épilepsie.

Le génie tient dans un instant.

L’amour naît d’un regard ; et un regard suffit pour engendrer une éternelle haine.

Et nous ne valons quelque chose que pour avoir été et pouvoir être un moment hors de nous.

Ce petit moment hors de moi est un germe, ou se projette comme un germe. Tout le reste de la durée le développe ou le laisse périr.

Il y a un ressort étrangement puissant, contraint dans les graines et dans certaines minutes. Il y a des particules de temps qui diffèrent des autres comme un grain de poudre diffère d’un grain de sable. Leurs apparences sont presque les mêmes, leurs avenirs non comparables."


Valéry, Cahier B 1910 Pochothèque t. 3 p. 285 : 

« Teste chargé de liens.

Je sais tant de choses – je me doute de tant de connexions – que je ne parle plus. Je ne pense même plus, pressentant, dès que l’idée se lève, qu’un immense système s’ébranle, qu’un énorme labeur se demande, que je n’irai point jusqu’où je sais qu’il faudrait aller. Cela me fatigue en germe. Je n’aurai pas le courage d’entrer dans le détail de cet éclair qui illumine instantanément des années. »


lundi 10 mai 2021

Eco (rire)

 Eco, Le Nom de la rose, Septième jour, Nuit [traduction Schifano] : 

"Le jour où la parole du Philosophe justifierait les jeux marginaux de l'imagination déréglée, oh ! alors vraiment ce qui se trouvait en marge sauterait au centre, et du centre on perdrait toute trace. Le peuple de Dieu se transformerait en une assemblée de monstres au témoignage indestructible de l'Ecriture – l'art de la dérision se faisait acceptable, et apparaissait noble, et libéral, et non plus mécanique ; si un jour quelqu'un pouvait dire (et être entendu) : moi, je ris de l'Incarnation... Alors nous n'aurions point d'armes pour arrêter ce blasphème, parce qu'il rassemblerait les forces obscures de la matière corporelle, celles qui s'affirment dans le pet et dans le rot, et le rot et le pet s'arrogeraient le droit qui n'appartient qu'à l'esprit, de souffler où il veut !"


le texte italien est un peu différent : 

« Ma se un giorno - e non più come eccezione plebea, ma come ascesi del dotto, consegnata alla testimonianza indistruttibile della scrittura - si facesse accettabile, e apparisse nobile, e liberale, e non più meccanica, l’arte dell’irrisione, se un giorno qualcuno potesse dire (ed essere ascoltato): io rido dell’Incarnazione... Allora non avremmo armi per arrestare quella bestemmia, perché essa chiamerebbe a raccolta le forze oscure della materia corporale, quelle che si affermano nel peto e nel rutto, e il rutto e il peto si arrogherebbero il diritto che è solo dello spirito, di spirare dove vuole! »


dimanche 9 mai 2021

Gadda (phobies)

 Gadda, Quand le Girolamo a fini... in L'Adalgisa (traduction Manganaro) :

"La Maria, au service de donna Elsa depuis plus de deux ans, avait commencé, juste au moment de la séparation définitive d’avec Girolamo, à accuser certains malaises rhumatismaux, conséquents, c’était hors de doute, à l’humidité de l’évier : où elle vaquait des heures interminables, pauvre choute ! en un abandon plein de fantasmes hétéroclites, de dégoûts chichiteux. Elle se méfiait, en général, des fruits non connus, ou d’une boule de chou-fleur : elle frissonnait pour une épluchure comme pour un scorpion, ou devant certaines pelures, certaines croûtes de gorgonzola : d’un peu de gorgonzola dans le buffet, elle était spasmodiquement friande, au point qu’elle en avait des sécrétions salivaires et des contractions gastriques anticipées, rien qu’à l’idée, mais elle éprouvait ensuite, et à contresens, un effroi totalement inhibiteur, que j’appellerai anthropomorphique, comme s’il s’était agi d’un œil d’Ivan le Terrible thésaurisé dans le garde-manger. Le cou d’un poulet lui donnait des vertiges : elle refusait de toucher aux barbillons d’un dindon : ainsi qu’aux abattis des deux : la viscosité violacée d’une anguille, certains vendredis, lui inspirait la même horreur qu’un serpent."


La Maria, da più che un paio d'anni al servizio di donna Elsa, proprio in quei giorni del definitivo distacco del Girolamo, aveva principiato ad accusare certi disturbi reumatici, conseguenti, è indubbio, all'umidità dell'acquaio: dove soleva accudire le ore interminabili, povero fusto! in un abbandono pieno di eteròcliti fantasmi, di schifiltosi ribrezzi. Diffidava, in generale, dei frutti non conosciuti, d'una palla di cavolfiore: rabbrividiva d'una buccia come d'uno scorpione, o a certi pellecchi, a certe croste di gorgonzola: d'un po' di gorgonzola in credenza era spasmodicamente ghiotta, tanto da averne secrezioni salivari e contrazioni gastriche anticipate solo all'idea, ma ne pativa poi viceversa uno sgomento che dirò antropomorfico, totalmente inibitivo, quasi d'un occhio di Ivan il Terribile tesaurizzato in credenza. Il collo del pollo le dava le vertigini: i bargigli del tacchino si rifiutava di toccarli: e le regaglie di tutt'e due, poi: la violacea viscidità d'un'anguilla, certi venerdì, le incuteva l'orrore del serpente. 


Winckelmann (Anciens)

Winckelmann, Réflexions sur l'imitation des œuvres grecques dans la sculpture et la peinture, traduction Léon Mis (1954 ?) Aubier p. 129 :

 "Rien ne pourrait montrer plus clairement l'avantage de l'imitation des anciens sur celle de la nature que si l'on prenait deux jeunes gens doués d'un même grand talent et que l'on fît étudier par l'un l'antiquité, par l'autre la simple nature. Ce dernier représenterait la nature telle qu'il la trouverait. Italien, il peindrait peut-être des figures comme le Caravage ; Néerlandais, et en cas de réussite, comme Jacob Jordaens ; Français, comme Stella ; mais l'autre représenterait la nature comme elle l'exige et peindrait des figures comme Raphaël. 

Même si l'imitation de la nature pouvait tout donner à l'artiste, il ne lui devrait certainement pas l'exactitude du contour que les Grecs seuls peuvent enseigner. 

Dans les figures des Grecs le plus noble contour unit ou circonscrit toutes les parties de la plus belle nature et des beautés idéales ; ou plutôt il est, en ces deux domaines, la notion la plus haute. Euphranor, qui devint célèbre après l'époque de Zeuxis, est considéré comme ayant le premier donné au contour un caractère plus noble. 

Beaucoup de peintres modernes ont tenté de reproduire le contour grec et presque aucun n'y a réussi."


Gedanken über die Nachahmung der griechischen Werke in der Malerei und Bildhauerkunst

Nichts würde den Vorzug der Nachahmung der Alten vor der Nachahmung der Natur deutlicher zeigen können, als wenn man zwei junge Leute nähme von gleich schönem Talente, und den einen das Altertum, den andern die bloße Natur studieren ließe. Dieser würde die Natur bilden, wie er sie findet: als ein Italiener würde er Figuren malen vielleicht wie Caravaggio; als ein Niederländer, wenn er glücklich ist, wie Jacob Jordaens : als ein Franzos, wie Stella: jener aber würde die Natur bilden, wie sie es verlanget, und Figuren malen, wie Raffael.

Könnte auch die Nachahmung der Natur dem Künstler alles geben, so würde gewiß die Richtigkeit im Kontur durch sie nicht zu erhalten sein. 

Diese muß von den Griechen allein erlernt werden. Der edelste Kontur vereinigt oder umschreibt alle Teile der schönsten Natur und der idealischen Schönheiten in den Figuren der Griechen, oder er ist vielmehr der höchste Begriff in beiden. Euphranor, der nach des Zeuxis Zeiten sich hervortat, wird für den ersten gehalten, der demselben die erhabenere Manier gegeben. 

Viele unter den neueren Künstlern haben den griechische Kontur nachzuahmen gesuchet, und fast niemanden ist es gelungen.