samedi 25 mars 2023

Reza (discours direct libre)

Reza, "Art" :  

"[…] je lui dis maman, des amis m’attendent, je vais raccrocher, nous parlerons de tout ça demain à tête reposée, elle me dit et pourquoi je suis toujours la dernière roue du carrosse, comment ça maman, tu n’es pas la dernière roue du carrosse, bien sûr que si, quand tu dis n’envenime pas les choses, ça veut bien dire que les choses sont déjà là, tout s’organise sans moi, tout se trame derrière mon dos, et la brave Huguette doit dire amen à tout et j’ajoute, me dit-elle – le clou –, pour un événement dont je n’ai pas encore saisi l’urgence, maman, des amis m’attendent, oui, oui, tu as toujours mieux à faire tout est plus important que moi, au revoir, elle raccroche, Catherine, qui était à côté de moi, mais qui ne l’avait pas entendue, me dit, qu’est-ce qu’elle a dit, je lui dis, elle ne veut pas être sur le carton d’invitation avec Yvonne et c’est normal, je ne parle pas de ça, qu’est-ce qu’elle a dit sur le mariage, rien, tu mens, mais non Cathy je te jure, elle ne veut pas être sur le carton avec Yvonne, rappelle-la et dis-lui que quand on marie son fils on met son amour-propre de côté, tu pourrais dire la même chose à ta belle-mère, ça n’a rien à voir, s’écrie Catherine […]"



vendredi 24 mars 2023

Gide (Proust)

Gide, Journal 22 septembre 1938 :

"Achevé aussi les Jeunes filles en fleurs (que je m’aperçois que je n’avais jamais lu complètement) avec un incertain mélange d’admiration et d’irritation. Encore que quelques phrases (et, par endroits, très nombreuses) soient intolérablement mal écrites, Proust dit toujours exactement ce qu’il veut dire. Et c’est parce qu’il y parvient si bien qu’il s’y complaît. Tant de subtilité est, parfois, complètement inutile ; il n’y fait que céder à un maniaque besoin d’analyse. Mais souvent cette analyse l’amène à d’extraordinaires trouvailles. Je le lis alors avec ravissement. Il me plaît même que la pointe de son scalpel s’attaque à tout ce qui se présente à son esprit, à son souvenir ; à tout et à n’importe quoi. S’il y a du déchet, tant pis ! Ce qui importe ici, ce n’est pas tant le résultat de l’analyse, que la méthode. On suit des yeux, souvent, moins la matière sur laquelle il opère, que le travail minutieux de l’instrument et que la patiente lenteur de son opération."



jeudi 23 mars 2023

Renard (paysans)

Renard, Journal du 19 février 1907 :

"Voyage à Chaumot. Une nature trempée. Ils ont tous des figures rouges, le sang à la tête. Ils se chauffent les uns chez les autres.

Les doigts de Philippe tremblent quand il touche une feuille de papier. Je voulais toujours lui parler doucement, mais il faut que je lui parle haut, parce qu'il devient sourd. J'ai l'air en colère.

Il fait si froid qu'il ne sent pas mauvais. Il entre un tel froid par la cheminée qu'il a la barbe toute gelée.

Dans le jardin, le poireau indomptable ne gèle jamais.

L'eau du puits est la seule qui ne gèle pas.

L'arbre qui n'a qu'un pied dans la tombe.

Un peuplier se balance comme une grande perche.

La pie, corbeau qui passe en demi-deuil.

On ne sait jamais comment ils feraient pour élever leurs enfants si la mort ne les aidait pas.

Ils ont du goût quand on va les voir entre deux trains. Ils sont près de la nature, aussi près du sol que leurs bêtes. Ils ont une vie silencieuse de poireaux, et on s'étonne qu'ils ne gèlent pas."



mercredi 22 mars 2023

Giono (Pan)

Giono, Prélude de Pan : 

"Ça virait, ça tournait.

On avait de la poussière jusqu'au ventre, et la sueur coulait de nous comme de la pluie, et c'était sur le parquet de bois un tonnerre de pieds, et on entendait les han, han, du gros Boniface, et les tables qui se cassaient, et les chaises qu'on écrasait, et le verre des verres et des bouteilles qu'on broyait sous les gros souliers avec le bruit que font les porcs en mangeant les pois chiches et il y avait une épaisse odeur d'absinthe et de sirop qui nous serrait la tête comme dans des tenailles.

À dire vrai, dans tout ça, l'Antoine n'était pas pour grand'chose. Au milieu de tout ce vacarme, on n'entendait plus sa musique. Elle était perdue, dans tout ça. On le voyait seulement, au hasard des virevoltes, qui brassait son instrument avec la rage qu'on mettait, nous autres, à danser. Ça n'était donc pas la musique qui nous ensorcelait, mais une chose terrible qui était entrée dans notre cœur en même temps que les regards tristes de l'homme. C'était plus fort que nous. On avait l'air de se souvenir d'anciens gestes, de vieux gestes qu'au bout de la chaîne des hommes, les premiers hommes avaient faits.

Ça avait ouvert dans notre poitrine comme une trappe de cave et il en était sorti toutes les forces noires de la création. Et alors, comme maintenant on était trop petit pour ça, ça agitait notre sac de peau comme des chats enfermés dans un sac de toile. […]

On dansait, comme ça, depuis, qui sait ? On ne sait pas.

Et, tout d'un coup, je sentis monter au fond de moi comme une fureur ; l'abomination des abominations."


mardi 21 mars 2023

Gramsci + Gracq (latin)

Gramsci, Cahiers de prison (1932) : 

"Dans la vieille école, l’étude grammaticale de la langue latine et de la langue grecque, unie à l’étude de leur littérature et de leur histoire politique respectives, était un principe éducatif dans la mesure où l’idéal humaniste, qui s’incarne dans Athènes et dans Rome, était répandu dans toute la société, était un élément essentiel de la vie et de la culture nationales […] Les notions particulières n’étaient pas apprises dans un but pratico-professionnel immédiat : le but apparaissait désintéressé, parce que l’intérêt résidait dans le développement intérieur de la personnalité […]. On n’apprenait pas le latin et le grec pour les parler, ou pour devenir domestique ou correspondant commercial. On les apprenait pour connaître directement la civilisation des deux peuples, qui constitue le présupposé nécessaire de la civilisation moderne, on les apprenait autrement dit pour être soi-même et se connaître soi-même consciemment."


Gracq, entretien dans Le Monde, janvier 2000 : 

"Outre leur langue maternelle, les collégiens apprenaient jadis une seule langue, le latin ; moins une langue morte que le stimulus artistique incomparable d’une langue entièrement filtrée par une littérature. Ils apprennent aujourd’hui l’anglais, et ils l’apprennent comme un esperanto qui a réussi, c’est-à-dire comme le chemin le plus court et le plus commode de la communication triviale : comme un ouvre-boîte, un passe-partout universel. Grand écart qui ne peut pas être sans conséquence : il fait penser à la porte inventée autrefois par Duchamp, qui n’ouvrait une pièce qu’en fermant l’autre."



lundi 20 mars 2023

Aymé (femmes)

AyméLe Chemin des écoliers chap. 1 : 

"Il est certains délits d’inconscience aussi révélateurs d’un égoïsme tranquille que peut l’être la pire duplicité. Autre sujet de tristesse pour Pierrette, les hommes retournés à leurs préoccupations et toute leur gaieté oubliée, ne semblaient plus prendre garde qu’ils déjeunaient de chocolat, et une bonne fortune aussi rare était déjà pour eux la chose la plus naturelle du monde. On ne pouvait non plus exiger d’eux une jubilation bruyante après chaque cuillerée de chocolat, Pierrette le comprenait bien et se serait contentée d’un émerveillement discret, mais cette indifférence au milieu de la félicité, comme si c’était chose due, cette totale absence d’égards à la joie qu’elle avait de leur faire plaisir lui semblaient friser la muflerie. Elle prenait une conscience un peu humiliée du rôle de la femme dans le cercle de la famille, et commençait à trouver un sens à certaine parole prononcée par sa mère un jour de lassitude : « On dirait que les hommes traversent la vie en chemin de fer ; nos soucis et nos peines, ils les regardent comme par la portière»."



dimanche 19 mars 2023

Chesterton (chou)

Chesterton, Les Contes de l'arbalète [1925] trad. Joulié p. 41 : 

"Les hommes de lettres laissent les mots s'insinuer entre eux et les choses. A force de dire les choses, ils oublient de les voir, alors que nous autres artistes nous regardons les choses, et pas seulement leurs noms. Vous pensez qu'un chou est une chose comique parce que le nom sonne comique et même un peu vulgaire. Mais je vous assure qu'un chou n'a rien de comique ni de vulgaire. Vous ne penseriez pas cela si vous aviez à le peindre. Si vous aviez visité des musées hollandais ou flamands, vous sauriez quels grands hommes ont peint des choux, et n'ont vu en eux que des lignes et des couleurs, mais quelles lignes et quelles couleurs ! [...] On aurait dit un de ces heaumes enturbannés comme on en voit sur des personnages de Rembrandt, avec le visage pareil à un bronze entrevu dans un plissement d'ombres verdâtres. C'est là le genre de choses qu'un artiste arrive à percevoir, pour peu qu'il se soit vidé la cervelle de mots. " 




(photo Edward Weston 1931)

https://en.wikipedia.org/wiki/Cabbage_Leaf


Literary people let words get between them and things. We do at least look at the things and not the names of the things. You think a cabbage is comic because the name sounds comic and even vulgar; something between 'cab' and 'garbage,' I suppose. But a cabbage isn't really comic or vulgar. You wouldn't think so if you simply had to paint it. Haven't you seen Dutch and Flemish galleries, and don't you know what great men painted cabbages? What they saw was certain lines and colours; very wonderful lines and colours.[…] It was rather like the turbaned helmets on some of Rembrandt's figures, with the face like bronze in the shadows of green and purple. That's the sort of thing artists can see, who keep their eyes and heads clear of words !