samedi 7 août 2021

Walser (commis)

Walser (Robert), Le Commis, traduction Lortholary, Gallimard p. 21 : 

"Joseph avait travaillé dans une fabrique d'élastiques, avant de faire son service militaire. […]. Il avait été engagé là-bas à titre d'auxiliaire, comme on dit, à titre tout à fait temporaire. Sa personne tout entière n'était qu'un coin de mouchoir, un appendice superflu, un nœud serré tout provisoirement. En prenant cet emploi, il imaginait déjà très concrètement le moment où il le quitterait. L'apprenti de l'entreprise avait en tout 'le pas sur lui'. En toute occasion, Joseph était contraint de demander conseil à cet être qui n'avait pas fini de grandir. Mais cela ne le froissait même pas, en fait."


Joseph hatte in einer Elastique-Fabrik gearbeitet, ehe er zum Militär kam. [...] Er war dort, wie man sagt, aushilfsweise engagiert gewesen, nur so vorübergehend. Er schien mit seiner ganzen Persönlichkeit nur ein Zipfel, ein flüchtiges Anhängsel zu sein, ein nur einstweilen geschlungener Knoten. Beim Antritt der Stellung war ihm bereits lebhaft der Austritt aus derselben vor Augen getreten. Der Lehrling im Elastique-Geschäft war ihm in allem »über«. Joseph mußte diesen unausgewachsenen Menschen bei jeder Gelegenheit um Rat fragen. Aber eigentlich kränkte ihn das nicht einmal. 


jeudi 5 août 2021

Stevenson (nuit)

Stevenson, Voyage avec un âne dans les Cévennes (GF), Encore le haut Gévaudan, II : Une nuit dans la pineraie, traduction Léon Bocquet (GF) : 

"La nuit est un temps de mortelle monotonie sous un toit ; en plein air, par contre, elle s'écoule, légère parmi les astres et la rosée et les parfums. Les heures y sont marquées par les changements sur le visage de la nature. Ce qui ressemble à une mort momentanée aux gens qu'étouffent murs et rideaux n'est qu'un sommeil sans pesanteur et vivant pour qui dort en plein champ. La nuit entière il peut entendre la nature respirer à souffles profonds et libres. Même, lorsqu'elle se repose, elle remue et sourit et il y a une heure émouvante ignorée par ceux qui habitent les maisons : lorsqu'une impression de réveil passe au large sur l'hémisphère endormi et qu'au-dehors tout le reste du monde se lève. C'est alors que le coq chante pour la première fois. Il n'annonce point l'aurore en ce moment, mais comme un guetteur vigilant, il accélère le cours de la nuit. Le bétail s'éveille dans les prés ; les moutons déjeunent dans la rosée au versant des collines et se meuvent parmi les fougères, vers un nouveau pâturage. Et les chemineaux qui se sont couchés avec les poules ouvrent leurs yeux embrumés et contemplent la magnificence de la nuit.

Par quelle suggestion informulée, par quel délicat contact de la nature, tous ces dormeurs sont-ils rappelés, vers la même heure, à la vie ? Est-ce que les étoiles versent sur eux une influence ? ou participons-nous d'un frisson de la terre maternelle sous nos corps au repos ? Même les bergers ou les vieilles gens de la campagne qui sont les plus profondément initiés à ces mystères n'essaient pas de conjecturer la signification ou le dessein de cette résurrection nocturne. Vers deux heures du matin, déclarent-ils, les êtres bougent de place. Et ils n'en savent pas plus et ne cherchent pas plus avant. Du moins est-ce un agréable hasard. Nous ne sommes troublés dans notre sommeil, comme le voluptueux Montaigne «qu'afin de le pouvoir mieux savourer et plus à fond». Nous avons un instant pour lever les yeux vers les étoiles. Et c'est, pour certaines intelligences, une réelle jouissance de penser que nous partageons cette impulsion avec toutes les créatures qui sont dehors dans notre voisinage, que nous nous sommes évadés de l'embastillement de la civilisation et que nous sommes devenus de véritables et braves créatures et des ouailles du troupeau de la nature."


Night is a dead monotonous period under a roof; but in the open world it passes lightly, with its stars and dews and perfumes, and the hours are marked by changes in the face of Nature.  What seems a kind of temporal death to people choked between walls and curtains, is only a light and living slumber to the man who sleeps afield.  All night long he can hear Nature breathing deeply and freely; even as she takes her rest, she turns and smiles; and there is one stirring hour unknown to those who dwell in houses, when a wakeful influence goes abroad over the sleeping hemisphere, and all the outdoor world are on their feet.  It is then that the cock first crows, not this time to announce the dawn, but like a cheerful watchman speeding the course of night.  Cattle awake on the meadows; sheep break their fast on dewy hillsides, and change to a new lair among the ferns; and houseless men, who have lain down with the fowls, open their dim eyes and behold the beauty of the night.

At what inaudible summons, at what gentle touch of Nature, are all these sleepers thus recalled in the same hour to life?  Do the stars rain down an influence, or do we share some thrill of mother earth below our resting bodies?  Even shepherds and old country-folk, who are the deepest read in these arcana, have not a guess as to the means or purpose of this nightly resurrection.  Towards two in the morning they declare the thing takes place; and neither know nor inquire further.  And at least it is a pleasant incident.  We are disturbed in our slumber only, like the luxurious Montaigne, ‘that we may the better and more sensibly relish it.’  We have a moment to look upon the stars.  And there is a special pleasure for some minds in the reflection that we share the impulse with all outdoor creatures in our neighbourhood, that we have escaped out of the Bastille of civilisation, and are become, for the time being, a mere kindly animal and a sheep of Nature’s flock.


Fante (mortalité)

Fante (John), Demande à la poussière chap. XII,  traduction Garnier, 10x18 p. 159 : 

"J’ai soufflé sur mon café et j’en ai bu un peu : bon café, pas d’erreur. Je cherchais, je sentais les doigts dans ma tête qui se tendaient mais sans arriver tout à fait à toucher ce qui me tracassait pareillement. Et puis ça m’est venu, comme un coup de tonnerre ou une collision, mort et destruction. J’ai quitté la buvette et suis parti, la peur au ventre, marchant vite sur les planches, croisant des gens qui paraissaient bizarres et fantomatiques ; le monde était comme un mythe, une dimension transparente et plane, et tout ce qu’il y avait dessus n’y serait que pour très peu de temps. Tous autant qu’on était, Bandini, Hackmuth, Camilla, Vera, on ne faisait que passer ; après ça on serait ailleurs. On n’était pas vraiment en vie ; on s’en approchait, mais on n’y arrivait jamais. On allait mourir. Tout le monde allait mourir. Même toi, Arturo, même toi faudra bien que tu meures un jour. 

Je savais que c’était ça qui m’avait saisi. C’était comme une grande croix blanche que j’avais plantée dans le cerveau qui me disait que j’étais décidément bien stupide, parce que j’allais bientôt mourir et je n’y pouvais rien."


comparer avec : 

https://lelectionnaire.blogspot.com/2020/07/celine-queneau-delibes-finitude.html


I blew on the coffee and drank it: good coffee. I searched, felt the fingers of my mind reaching out but not quite touching whatever it was back there that bothered me. Then it came to me like crashing thunder, like death and destruction. I got up from the counter and walked away in fear, walking fast down the boardwalk, passing people who seemed strange and ghostly: the world seemed a myth, a transparent plane, and all things upon it were here for only a little while; all of us, Bandini, and Hackmuth and Camilla and Vera, all of us were here for a little while, and then we were somewhere else; we were not alive at all; we approached living, but we never achieved it. We are going to die. Everybody was going to die. Even you, Arturo, even you must die. I knew what it was that swept over me. It was a great white cross pointing into my brain and telling me I was a stupid man, because I was going to die, and there was nothing I could do about it.


mercredi 4 août 2021

Bartelt (diététique)

Bartelt, Un Flic bien trop honnête chap. 24 : 

"Magdeleine, la petite qui vous a dressé le couvert, elle est là depuis un an et vous avez vu le derrière qu’elle met à la disposition des esthètes ? C’est moi qui l’ai embauchée. À l’époque, elle ne remplissait pas le tissu. Elle avait de la fesse. Je n’embauche que des jeunes filles un peu fessues. Quand on est aux fourneaux, on aime l’abondance. Mais la fesse qu’elle avait, c’était de la fesse sans ampleur, du petit gabarit, de la babiole. Un an plus tard, elle peut s’asseoir, elle a de la base, elle a du fondement, vous l’avez vu vous-même ! Vous l’avez vu ?

– Bien sûr, je l’ai vu.

– Parce que si vous ne l’aviez pas vu, je me serais senti vexé. Ce derrière-là, c’est mon œuvre, un résultat obtenu quasiment sans un gramme de féculent. Vous savez, souvent, quand la fesse de femme se développe un peu, c’est de la mauvaise graisse. Ça fait illusion, mais il ne faut pas y regarder de trop près. Si on examine en connaisseur, on note tout de suite que les marques de la petite culotte y laissent une empreinte suggestive, mais disgracieuse. Le derrière de Magdeleine, comme celui de toutes les employées de cette maison, vous pouvez y mettre la main, c’est du solide, de l’élastique, ça a la consistance de la courgette, c’est ferme, c’est soyeux, ça ne sonne ni le creux, ni le flasque. C’est de la chair. Du premier choix. Persillée ce qu’il faut, parce que le gras est indispensable, mais point trop n’en faut. Si la viande de femme était commercialisée, dans une fille comme Magdeleine, il n’y aurait pas de bas morceaux. De toutes les parties du corps, on tirerait du filet, tendre et goûteux. »

Il était fier de son travail de plasticien autant que de ses talents de cuisinier."



mardi 3 août 2021

Perec (puzzle)

Perec, La Vie mode d’emploi, incipit : 

"Au départ, l’art du puzzle semble un art bref, un art mince, tout entier contenu dans un maigre enseignement de la Gestalttheorie : l’objet visé — qu’il s’agisse d’un acte perceptif, d’un apprentissage, d’un système physiologique ou, dans le cas qui nous occupe, d’un puzzle de bois — n’est pas une somme d’éléments qu’il faudrait d’abord isoler et analyser, mais un ensemble, c’est-à-dire une forme, une structure : l’élément ne préexiste pas à l’ensemble, il n’est ni plus immédiat ni plus ancien, ce ne sont pas les éléments qui déterminent l’ensemble, mais l’ensemble qui détermine les éléments : la connaissance du tout et de ses lois, de l’ensemble et de sa structure, ne saurait être déduite de la connaissance séparée des parties qui le composent : cela veut dire qu’on peut regarder une pièce d’un puzzle pendant trois jours et croire tout savoir de sa configuration et de sa couleur sans avoir le moins du monde avancé : seule compte la possibilité de relier cette pièce à d’autres pièces, et en ce sens il y a quelque chose de commun entre l’art du puzzle et l’art du go ; seules les pièces rassemblées prendront un caractère lisible, prendront un sens : considérée isolément une pièce d’un puzzle ne veut rien dire ; elle est seulement question impossible, défi opaque ; mais à peine a-t-on réussi, au terme de plusieurs minutes d’essais et d’erreurs, ou en une demi-seconde prodigieusement inspirée, à la connecter à l’une de ses voisines, que la pièce disparaît, cesse d’exister en tant que pièce : l’intense difficulté qui a précédé ce rapprochement, et que le mot puzzle — énigme — désigne si bien en anglais, non seulement n’a plus de raison d’être, mais semble n’en avoir jamais eu, tant elle est devenue évidence : les deux pièces miraculeusement réunies n’en font plus qu’une, à son tour source d’erreur, d’hésitation, de désarroi et d’attente."

 

lundi 2 août 2021

Goncourt (danse)

Goncourt Journal éd. Bouquins 1-937 :

"Tout ce monde danse pour s’amuser, et presque toutes les femmes sont jolies, et font un ensemble blanc et rose, où il y a des yeux qui brillent de plaisir, des Saint-Esprit sautant sur de rondes gorges, de délicates chevilles et de petites bottines vertes s’échappant de la gaze bouffante des jupes, des cheveux poudrés, légers comme des marabouts, des passequilles* de danseuse espagnole, se mêlant dans la contredanse, aux rubans flottants d’une Folie."


[pour le dernier mot, possible erreur de lecture : une fille ? ; la Folia était bien une danse, mais qui correspond peu au contexte ; il faudrait voir le manuscrit]



*passequille TLF

Ornement fait de rubans, de broderies, de perles, de pierreries, exécuté en particulier sur un vêtement. Brodé, orné, semé de passequilles. 

dimanche 1 août 2021

Aragon (2 phrases)

Aragon, La Semaine sainte 


[extr. chap V] : 

"Mais de ce qui, pour un général Maison comme pour un élève des collèges impériaux, pour les badauds du boulevard du Temple ou les spéculateurs de la Bourse, un valet d’écuries à Versailles ou le peintre Théodore Géricault –, de ce qui, malgré le mythe de l’Empire, les préfets et les garnisons, demeurait pour tous la frontière de la France, jusqu’à cette ville qu’il suffit aux envahisseurs de serrer dans leur main pour arrêter toute circulation dans le grand corps français, de la frontière à Paris, on n’avait eu ni le temps, ni l’affreux sang-froid de rien voir, sous les nouvelles contradictoires et précipitées de l’avance alliée, les victoires de dernière heure, triomphalement annoncées par les journaux, les regards égarés jetés de la Champagne aux Flandres, l’incertitude du coup principal, l’orgueil traqué soudain qui cède."


[début du chap. VII] :  

"Tandis que le Duc de Richelieu explique à Marmont comment il est devenu étranger à son propre pays et lui parle de la Russie méridionale où il a vécu onze ans, Charles, Baron Fabvier, l’aide-de-camp du maréchal, dans les combles de la préfecture où on lui a installé un lit, dort éperdument, couché sur le ventre, les bras en croix, de tout son poids de géant, et rêve de la Perse où il faisait, de cette main qui pend le long du drap, de ces muscles abîmés dans la fatigue de dix-huit lieues à cheval d’une traite, des canons pour le Schah, les coulant lui-même dans le sable, au fond de cette espèce de forge de Vulcain, il s’y revoit, dans ses gros yeux clos à fleur de tête, aidé de trois gaillards à la tête rasée, pour que de ces canons-là les Persans, envahissant la Géorgie, aillent tirer contre les troupes commandées par Armand-Emmanuel de Richelieu, gouverneur de Nouvelle-Russie."