samedi 1 juillet 2023

Chevallier (automobile)

Chevallier, Clochemerle-Babylone I, III, p. 94 : 

"Rouler, ça devenait le plus urgent besoin. L'humanité allait se ruer en avant, dans un perpétuel exode de bouffeurs de kilomètres, de dévoreurs de moyennes, avec une passion toute nouvelle du dépaysement, une avidité de tout voir, de tout connaître, de tout juger et dominer, de pousser toujours plus vite, toujours plus loin, d'amasser un bagage immense de sensations, de souvenirs, de comparaisons, d'étonnements, en égrenant une litanie de superlatifs qui malheureusement s'émoussaient, parce qu'il devenait trop facile de tout atteindre sans effort. Et l'habitude se prenait de fuir toute méditation, toute contemplation, tout soliloque qui ramène l'homme à s'interroger sur le sens de sa destinée…"



vendredi 30 juin 2023

Jünger (café)

Jünger, Le Problème d'Aladin p. 10-11 

"Lorsque, prenant le petit déjeuner, je tourne le café dans ma tasse et suis le tournoiement des marcs, je vois s'exprimer la loi selon laquelle se meut l'univers – la giration des spirales nébuleuses, le tourbillon des voies lactées. On peut en tirer des conclusions pour l'esprit, et pour la pratique également. Le spectacle me rappelle la pomme de Newton, ou la vapeur que Watt enfant regardait s'échapper de la théière, longtemps avant d'inventer sa machine. 'Cela donne à penser', disons-nous. Manifestement, l'accord avec la matière précède la réflexion, suivi de la rêverie qui enfante la pensée et d'où elle surgit. Mais que nous importe ? L'univers peut bien tourner en rond ou se dissoudre, le problème qui s'y cache demeure."


jeudi 29 juin 2023

Bukowski (naissance)

Bukowski, Le Zoo libéré [Animal crackers in my soup] p. 247 :

"Des centaines de bébés étaient là en train de piailler, je les entendais à travers la vitre. Jamais, jamais ça n'arrêtait. Le coup de la naissance, le coup de la mort. Chacun son tour. On débarque tout seul et on repart tout seul. Et la plupart vivent tout seuls leur pauvre vie peureuse et amputée. Une tristesse épouvantable s'est abattue sur moi. Toute cette vie, promise à la mort. Toute cette vie qui bientôt se brancherait sur la haine, la folie, la névrose, la connerie, la peur, le crime et le rien, rien dans la vie, rien dans la mort."


There must have been a hundred babies in there crying. I could hear them through the glass. On and on it went. This birth thing. And this death thing. Each one had his turn. We entered alone and we left alone. And most of us lived lonely and frightened and incomplete lives. An incomparable sadness descended upon me. Seeing all that life that must die. Seeing all that life that would first turn to hate, to dementia, to neurosis, to stupidity, to fear, to murder, to nothing – nothing in life and nothing in death.



mercredi 28 juin 2023

Céline (écriture)

Céline, Maudits Soupirs pour une autre fois, Gallimard, 1985  : 

"Et puis préserver mes brouillons... enfin brouillons... mieux ! des rendus... rendus émotifs !... déjà en presque formes venues... des dix vingt mille heures de travail. Que c'est des mises à jour des oeuvres. Ca se débrousse comme le temple d'Anghkor. C'est de l'acharnement de terrassier... de terrassier d'ondes... tout petit trait de scalpel près, le temple fripe, effrite ? S'efface... vous attrapez plus rien, rien vient... C'est la magie... La plume est un scalpel de mage... de mage en terrasses... Tout est enfoui dans l'atmosphère... Faut fouiller plein [plan ?] par plan... souffles, oh si doucement que le sable s'envole... C'est horrible n'est-ce pas, c'est horrible... Je veux dire de délicatesse, d'effleurement... C'est un travail de fée c'est tout, où l'homme périt damné, perd l'âme, la bonne gentillesse, la bite, tout...[...] Oh ! c'est du tourment pas dicible." 



mardi 27 juin 2023

Starobinski (peinture)

Starobinski, La Parole est moitié à celui qui parle... p. 83 : 

"— Quels sont vos peintres préférés ? 

— JS : Les peintres qui célèbrent le don de voir. Le bonheur d'une échappée, d'une scène simple. Je me rappelle être tombé dans une espèce de rêverie contemplative devant une table de petit déjeuner dans un jardin, de Bonnard. Les personnages sont partis, mais le pain est encore là, la cafetière, les tasses sont posées, la vie simple est présente avec sa vibration". 


Starobinski, La Parole est moitié à celui qui parle... p. 84 : 

"J'ai éprouvé de l'admiration pour des œuvres comme celles de Poliakoff ou de Rothko – dans sa meilleure époque – qui font chanter la couleur dans des hiérarchies ou des dispositifs autonomes (je n'emploie pas le mot "abstrait"). Lorsque la couleur est éloquente par sa distribution, sa richesse ou sa sobriété, toute représentation de corps ou d'objets peut disparaître."



lundi 26 juin 2023

Mercier (style)

Mercier, Nouveau Paris, Préface p. XXII : 

"Les révolutions se conduisent et s'achèvent par ceux qui mesurent et comparent ce qui est fait, et ce qui reste à faire ; et les vertus morales deviennent d'autant plus nécessaires qu'on en a perdu toute idée, et que les dénominations injurieuses, c'est à dire, les paroles dépourvues de sens, sont des arrêts de mort qui portent sur les citoyens les plus jaloux de la liberté et du bonheur de leur pays.

Ce sont toutes ces phrases insignifiantes, et même celles qui étaient le plus inintelligibles qui ont été le ciment des prisons et des échafauds. Les chefs de parti ont osé s'en servir avec un succès qui atteste que dans une nation éclairée, le plus grand nombre d'individus ne l'est pas encore, et que les calamités particulières deviennent un pur spectacle pour ceux qui n'en sont pas atteints dans le moment. Sans doute pour peindre tant de contrastes, il faudrait un historien comme Tacite, ou un poète comme Shakspeare.

S'il apparaissait de mon vivant, ce Tacite, ce Shakspeare, je lui dirais : Fais ton idiôme, car tu as à peindre ce qui ne s'est jamais vu, l'homme touchant dans le même moment les extrêmes, les deux termes de la férocité et de la grandeur humaine. Si en traçant tant de scènes barbares, ton style est féroce, il n'en sera que plus vrai, que plus pittoresque : secoue le joug de la syntaxe, s'il le faut, pour te faire mieux entendre : oblige nous, à te traduire : impose nous, non le plaisir, mais la peine de te lire.

Je ne crois pas en effet que notre langue puisse marcher encore longtemps sans sortir de la gêne où une timidité gratuite la captive au milieu de tant de spectacles nouveaux et non moins étonnants. Si le style demeure esclave, ils ne seront point transmis à l'admiration ou à l'horreur de la postérité."



dimanche 25 juin 2023

Augustin (autorité)

Augustin, De la Grandeur d'âme : 

"Se fier à l'autorité est une chose ; se fier à la raison en est une autre. S'en rapporter à la première est un moyen court et de nul labeur. Si c'est cela qui te plaît, tu pourras lire bien des choses que de grands, divins esprits ont jugé indispensable de dire sur ces problèmes, et qu'ils ont dites comme d'inspiration pour le profit des ignorants. Ce qu'ils ont voulu, c'est être crus de ceux à qui une intelligence trop lente ou trop occupée ne laissait pas d'autre voie de salut. Ceux-ci forment une immense multitude, assurément ; s'ils prétendaient saisir le vrai par la raison, ils s'embarrasseraient facilement dans de pseudo-raisonnements qui les jetteraient dans diverses opinions nuisibles, dont ils ne réussiraient à se dégager et à se libérer que très difficilement, sinon jamais. Pour eux, il est fort avantageux de s'en rapporter à une autorité de grand prestige, et de régler là-dessus leur vie."