samedi 27 février 2021

Rinaldi (profondeur)

 Rinaldi, Discours de réception à l'Académie française : 

"Les romans sont aussi imprévisibles qu’ils sont irrépressibles. Ils jalonnent, dans le cœur du romancier, une ligne de fracture identique à celle qui court dans les profondeurs du globe terrestre, où le craquement des masses sourdement en fusion, détermine à la surface l’activité des cratères ; mais jamais on n’a vu un volcan décider sa propre éruption, son couronnement par une flamme qui sera ou non aperçue de loin. Et le roman se compare à cette lueur : il est, pour l’auteur, ce point où la lumière culmine dans ce passage qui, pour le romancier, va de l’anonymat à l’oubli – surtout quand on a trop été célébré de son vivant. S’il ne correspond pas à l’envie sociale de devenir un écrivain, s’il répond à une nécessité – à un sursaut pour remédier à un affaissement intime – un roman n’est rien d’autre qu’une dépression nerveuse dominée par la syntaxe."


vendredi 26 février 2021

Juliet (profondeur)

 Juliet (Charles ) propos oral sur France-Culture, vers 2010 : 

"Il a fallu que j'approche pas à pas ce monde-là - on a dit  les cimes, on ne les trouve qu'au plus bas ; parce que c'est en allant vers ces états de dénudation que l'on accède à une véritable connaissance ; donc pour moi, les cimes sont à placer au plus bas 

- Une descente aux enfers ? 

- Ça l'a été. Je pense qu'on peut utiliser l'expression, elle n'est nullemment excessive, car les années qu'on passe à se triturer, à se creuser, provoquent toujours de très graves perturbations ; on se sent vraiment perdu ; la pensée est complètement désorganisée, déstructurée, et on n'a plus rien à quoi se raccrocher. Donc c'est véritablement une descente aux enfers. (...) Je l'ai vécue d'abord très mal ; elle ne peut pas se vivre dans la facilité ; il y a eu des années de grande souffrance, de grand doute, de grande angoisse ; (...) s'apparente à une démarche spirituelle, une plongée intérieure... besoin profond de me connaître, et de me transformer. Je voulais arriver à connaître celui que j'étais et que je ne connaissais pas ; et tout cela m'a pris une vingtaine d'années. ... passer par cette phase où on sent qu'on n'est rien ... véritablement rien ; et c'est cela qui après permet de vivre cette seconde naissance dont on parle si souvent dans les traités de spiritualité  - vivre cette mutation qui est réelle, qui est vécue corporellement, et qui fait que d'emblée après on accède véritablement à une autre manière d'être - et où l'on sent que c'est irréversible, décisif - une remise à neuf de quelqu'un qui était vieux. Une accession à la lumière, paix, quiétude, lumière, on a véritablement des fondations...    

Extrait d'un entretien sur le web, proche du précédent : 

Après de longues années sans savoir où j’allais, j’ai compris que je cherchais à me connaître et à me transformer. Tout ce que j’ai écrit a son origine dans cette nécessité. Or cela concerne tout être humain. Les Grecs l’avaient déjà dit : « Connais-toi toi-même ». Réalisant une auto-analyse, j’ai traversé une crise qui a duré des années. Cette crise est inévitable si on vit cette aventure. Par la pensée et l’écriture, je suis allé à la racine de moi-même pour me modifier. Cette descente en soi – il n’est pas exagéré de parler de « descente aux enfers » – permet cette dénudation grâce à laquelle on arrive à avoir une juste perception de soi. Il s’est alors produit pour moi une mutation. »


jeudi 25 février 2021

Flaubert + Proust + Montherlant (profondeur)

 

Flaubert, lettre à Louise Colet 16 septembre 1853 : 

"L'artiste doit tout élever ; il est comme une pompe, il a en lui un grand tuyau qui descend aux entrailles des choses, dans les couches profondes. Il aspire et fait jaillir au soleil en gerbes géantes ce qui était plat sous terre et qu'on ne voyait pas."


Proust, Le Temps retrouvé : 

"C’est le chagrin qui développe les forces de l’esprit [...] les œuvres, comme dans les puits artésiens, montent d’autant plus haut que la souffrance a plus profondément creusé le cœur."


Montherlant, Pour le chant profond II, in Service inutile, Essais Pléiade p. 607 : 

"Dans le « chant profond », chacun jette en soi comme le tuyau d'une pompe pour arriver à la nappe souterraine de l'âme ; chacun jette plus ou moins loin, sans arriver à l'eau de l'âme ; enfin quelqu'un jette si profond que l'eau de l'âme est atteinte, elle monte, elle apparaît dans la voix. Ceux qui avaient précédé le petit Gitan n'avaient pas jeté assez profond. Mais lui il avait atteint l'eau de l'âme, l'aspirait et la répandait ; et toute sécheresse humaine fondait, fleurissait sous ce chant."

 


mercredi 24 février 2021

Bronner (croyances)

 Bronner (Gérald), La Démocratie des crédules chapitre V : 

« Lorsqu’il s’agit de phénomènes naturels, les croyances impliquées sont finalistes et souvent implicitement ou explicitement religieuses. Lorsqu’il s’agit de phénomènes sociaux, on suppose des intentions derrière des phénomènes complexes ou des agrégations d’actions d’individus qui n’ont aucune conscience des résultats qu’ils vont produire, et l’on se demande dans tous les cas : à qui profite le crime ? On est alors très près de passer d’une pensée critique à une pensée conspirationniste.

C’est ainsi que s’inventent des théories de la domination défendues sans complexe par ceux-là mêmes qui pourraient moquer ce genre d’explications concernant les phénomènes de la nature, mais qui les trouvent subtiles dès qu’il s’agit de phénomènes sociaux. On a là de la crédulité qui se fait passer pour de l’intelligence. Si ces biais cognitifs contaminent si facilement des esprits brillants par ailleurs, c’est sans doute parce que ceux-ci laissent leur conception du bien contaminer leur conception du vrai (dans un but religieux ou idéologique), mais aussi parce qu’ils n’ont pas appris à reconnaître l’expression de ces biais dans différentes structures de problèmes. Ils sont rationalistes ici et crédules là.

[...] à l’affût en lui, l’avare cognitif attend son heure tout autant que l’homme d’intérêt – économique ou idéologique."



mardi 23 février 2021

Woolf (identité)

 Woolf, Au Hasard des rues, une aventure londonienne (1930) traduction Marie-José Tramuta et Toby Gemperle Gilbert :

"Quand elle s'est attachée à son plus grand chef-d'œuvre, la création de l'être humain, [la nature] aurait dû ne penser qu'à une seule chose. Au lieu de quoi, tournant la tête et regardant par-dessus son épaule, elle a laissé s'insinuer en chacun d'entre nous des instincts et des désirs qui sont en total désaccord avec notre être essentiel, et nous nous trouvons zébrés, bigarrés, tout mélangés ; les couleurs ont coulé. Mon vrai moi est-il celui qui se trouve sur la chaussée en janvier, ou celui qui se penche au balcon en juin ? Suis-je ici ou suis-je là ? Ou est-ce que le vrai moi n'est ni ceci ni cela, ni ici ni là-bas, mais quelque chose de si varié et de si fluctuant que c'est seulement lorsque nous donnons libre cours à ses désirs et le laissons faire sans entraves, à sa guise, que nous sommes vraiment nous-mêmes ? Les circonstances requièrent l'unité ; par commodité, l'homme doit être entier. En rentrant le soir, quand il ouvre sa porte, le bon citoyen doit être banquier, golfeur, époux, père ; et non un nomade qui erre dans le désert, un mystique contemplant le ciel, un débauché dans les bas-fonds de San Francisco, un soldat à la tête d'une révolution, un paria, hurlant de solitude et de doute. En ouvrant sa porte, il doit passer ses doigts dans ses cheveux et ranger son parapluie dans le porte-parapluie, comme tout le monde."


Street Haunting : A London Adventure

When she set about her chief masterpiece, the making of man, she should have thought of one thing only. Instead, turning her head, looking over her shoulder, into each one of us she let creep instincts and desires which are utterly at variance with his main being, so that we are streaked, variegated, all of a mixture; the colours have run. Is the true self this which stands on the pavement in January, or that which bends over the balcony in June ? Am I here, or am I there? Or is the true self neither this nor that, neither here nor there, but something so varied and wandering that it is only when we give the rein to its wishes and let it take its way unimpeded that we are indeed ourselves ? Circumstances compel unity; for convenience sake a man must be a whole. The good citizen when he opens his door in the evening must be banker, golfer, husband, father; not a nomad wandering the desert, a mystic staring at the sky, a debauchee in the slums of San Francisco, a soldier heading a revolution, a pariah howling with scepticism and solitude. When he opens his door, he must run his fingers through his hair and put his umbrella in the stand like the rest.


lundi 22 février 2021

Suffran (images)

 Suffran, La Réunion de famille p. 148-149 : 

"Je pense à celles [les images] que, dans l'immédiate avant-guerre, je découvrais glissées entre l'étui et le papier d'argent du Chocolat Menier ; c'était, découpée en vignettes, l'histoire de Blanche Neige, d'après le dessin animé de Walt Disney. J'eus avec cette héroïne en deux dimensions, au visage et à la voix de poupée, une exaltation amoureuse qui confina à la fièvre cérébrale, et qui fit de moi le rival infortuné de sept gnomes et un prince. Du moins la tenais-je emprisonnée en ces deux albums oblongs de carton gris où, sur les cases correspondantes, je m'appliquais à coller les fragments de son aventure. Je ne sais si un goût immodéré du chocolat, voisin de la toxicomanie, me vient de cette quête acharnée ou si leurs deux saveurs délectables se conjuguèrent. Il ne fallut pas moins d'une guerre mondiale pour rompre l'enchantement : en dépit de tous mes efforts, je ne pus venir à bout de la série. Une bonne vingtaine de cadres vides continua à me narguer, dans les albums. Il me fallut attendre encore trois décennies avant que, dans une boîte de bouquiniste, sur les quais de la Seine, je découvrisse, pour quelques malheureux francs, la collection complète. Et (j'en atteste) en me penchant, le coeur battant, sur l'étroit coffre noir, il me parut que je m'inclinais sur le cercueil de cristal où dormait la princesse, que je l'éveillais, et, avec elle, mon enfance - d'un même sommeil, d'une même fausse mort..." 



dimanche 21 février 2021

Proust (musée)

 Proust, À l'Ombre des jeunes filles en fleurs : 

"En tout genre, notre temps a la manie de vouloir ne montrer les choses qu'avec ce qui les entoure dans la réalité, et par là de supprimer l'essentiel, l'acte de l'esprit qui les isola d'elle. On « présente » un tableau au milieu de meubles, de bibelots, de tentures de la même époque, fade décor qu'excelle à composer dans les hôtels d'aujourd'hui la maîtresse de maison la plus ignorante la veille, passant maintenant ses journées dans les archives et les bibliothèques et au milieu duquel le chef-d'oeuvre qu'on regarde tout en dînant ne nous donne pas la même enivrante joie qu'on ne doit lui demander que dans une salle de musée, laquelle symbolise bien mieux par sa nudité et son dépouillement de toutes particularités, les espaces intérieurs où l'artiste s'est abstrait pour créer."