Un texte par jour, ou presque, proposé par Michel PHILIPPON (littérature, philosophie, arts, etc.).
Fumaroli, préface à Maurice de Guérin, Poésie, Gallimard 1984 :
"Le propre du poème en prose, c'est de se donner pour le reflet imparfait, allusif, d'une œuvre idéale absente. Par là, du reste, il peut prétendre à un pouvoir de suggestion supérieur à l'œuvre close et parfaite à laquelle il donne l'impression de renvoyer. Il s'apparente à la traduction, elle aussi « énigme dans un miroir » d'une œuvre achevée, mais reposant ailleurs, dans une autre langue. Il se rattache à la paraphrase ou au pastiche du poème en vers : en ce sens, l'archétype du poème en prose français est la fable fénelonienne, qui imite la fable de La Fontaine, mais sans recourir au mètre ; elle est comme le reflet à la fois affaibli et à certains égards intensifié du modèle parfait. L'apologue de Chaetas à la fin de René réintroduit cet effet dans la littérature romantique. Enfin le poème en prose cousine avec la description d'œuvre d'art, qui, privée de la jouissance sensible, vise à vaincre néanmoins son modèle par la suggestion indirecte. [...] À l'heure où il atteint, non sans remords ou refus, la conscience de soi, le poème en prose vise déjà à réfracter la perfection absente, le bonheur inaccessible d'un ailleurs de lui-même, texte ou tableau. Il n'ose ou ne peut se donner pour une fin, il n'est qu'un passage ; il ne se propose pas comme objet de jouissance, mais comme allusion infinie à cet objet. Le Centaure et La Bacchante sont le suprême hommage que Guérin ait pu rendre à la poésie qu'il ne pouvait écrire, un chant qui invoque un autre chant qu'il savait ne jamais devoir venir. C'est ainsi qu'ils appartiennent à la plus troublante poésie moderne. »
Musil, L'Homme sans qualités, trad. Jaccottet (rééd. 2004) t. 1 p. 344-345 :
"La valeur d’une action ou d’une qualité, leur essence et leur nature mêmes lui paraissaient dépendre des circonstances qui les entouraient, des fins qu’elles servaient, en un mot, de l’ensemble variable dont elles faisaient partie. […] Tous les événements moraux avaient lieu à l’intérieur d’un champ de forces dont la constellation les chargeait de sens, et contenaient le bien et le mal comme un atome contient ses possibilités de combinaisons chimiques. Ils étaient, pour ainsi dire, cela même qu’ils devenaient, et de même que le mot « blanc* » définit trois entités toutes différentes selon que la blancheur est en relation avec la nuit, les armes ou les fleurs, tous les événements moraux lui paraissaient être, dans leur signification, fonction d’autres événements. De la sorte naissait un système infini de rapports dans lequel on n’eût plus trouvé une seule de ces significations indépendantes telles que la vie ordinaire en accorde, dans une première et grossière approximation, aux actions et aux qualités"
* le traducteur modifie naturellement l'exemple
Der Wert einer Handlung oder einer Eigenschaft, ja sogar deren Wesen und Natur er schienen ihm abhängig von den Umständen, die sie umgaben, von den Zielen, denen sie dienten, mit einem Wort, von dem bald so, bald anders beschaffenen Ganzen, dem sie angehörten. [...] Dann fanden alle moralischen Ereignisse in einem Kraftfeld statt, dessen Konstellation sie mit Sinn belud, und sie enthielten das Gute und das Böse wie ein Atom chemische Verbindungsmöglichkeiten enthält. Sie waren gewissermaßen das, was sie wurden, und so wie das eine Wort Hart*, je nachdem, ob die Härte mit Liebe, Roheit, Eifer oder Strenge zusammenhängt, vier ganz verschiedene Wesenheiten bezeichnet, erschienen ihm alle moralischen Geschehnisse in ihrer Bedeutung als die abhängige Funktion anderer. Es entstand auf diese Weise ein unendliches System von Zusammenhängen, in dem es unabhängige Bedeutungen, wie sie das gewöhnliche Leben in einer groben ersten Annäherung den Handlungen und Eigenschaften zuschreibt, überhaupt nicht mehr gab.
Sainte-Beuve, Lundis, 2 septembre 1850 : Balzac [mort en août] :
"M. de Balzac avait le corps d’un athlète et le feu d’un artiste épris de la gloire ; il ne lui fallut pas moins pour suffire à sa tâche immense. Ce n’est que de nos jours qu’on a vu de ces organisations énergiques et herculéennes se mettre, en quelque sorte, en demeure de tirer d’elles-mêmes tout ce qu’elles pourraient produire, et tenir durant vingt ans la rude gageure. Quand on lit Racine, Voltaire, Montesquieu, on n’a pas trop l’idée de se demander s’ils étaient ou non robustes de corps et puissants d’organisation physique. Buffon était un athlète, mais son style ne le dit pas. Les écrivains de ces âges plus ou moins classiques n’écrivaient qu’avec leur pensée, avec la partie supérieure et tout intellectuelle, avec l’essence de leur être. Aujourd’hui, par suite de l’immense travail que l’écrivain s’impose et que la société lui impose à courte échéance, par suite de la nécessité où il est de frapper vite et fort, il n’a pas le temps d’être si platonique ni si délicat. La personne de l’écrivain, son organisation tout entière s’engage et s’accuse elle-même jusque dans ses œuvres ; il ne les écrit pas seulement avec sa pure pensée, mais avec son sang et ses muscles. La physiologie et l’hygiène d’un écrivain sont devenues un des chapitres indispensables dans l’analyse qu’on fait de son talent."
Rousseau, Lettre au Maréchal de Luxembourg, 20 janvier 1763 :
"Les diverses impressions que ce pays a faites sur moi à différents âges, me font conclure que nos relations se rapportent toujours plus à nous qu’aux choses, et que, comme nous décrivons bien plus ce que nous sentons que ce qui est, il faudrait savoir comment était affecté l’auteur d’un voyage en l’écrivant, pour juger de combien ses peintures sont au-deçà ou au-delà du vrai. Sur ce principe, ne vous étonnez pas de voir devenir aride et froid sous ma plume un pays jadis si verdoyant, si vivant, si riant à mon gré : vous sentirez trop aisément dans ma lettre en quel temps de ma vie, et en quelle saison de l’année elle a été écrite."
cf.
http://lecalmeblog.blogspot.com/2021/11/du-percu-au-concu-et-retour.html
Bataille, "Articles", in Œuvres complètes, t. I, Paris, 1970, p. 217 :
"Informe n'est pas seulement un adjectif ayant tel sens, mais un terme servant à déclasser, exigeant généralement que chaque chose ait sa forme. Ce qu'il désigne n'a ses droits dans aucun sens et se fait écraser partout comme une araignée ou un ver de terre. Il faudrait en effet, pour que les hommes académiques soient contents, que l'univers prenne forme. La philosophie entière n'a pas d'autre but : il s'agit de donner une redingote à ce qui est, une redingote mathématique. Par contre, affirmer que l'univers ne ressemble à rien et n'est qu'informe revient à dire que l'univers est quelque chose comme une araignée ou un crachat."
Stasiuk, Mon Bourricot trad. Ch. Zaremba :
"J’aime ce bruit, même quand il me réveille. Ce cliquetis dur, métallique. Comme si là-dedans, il n’y avait ni compression ni détente, comme s’il n’y avait pas ce prodige de l’explosion contrôlée qui écarte des surfaces métalliques, les éloigne et les rapproche deux mille fois par minute. Comme si les pistons cognaient comme des sauvages contre les valves et la culasse, dépourvus de la médiation éthérée d’un mélange en feu. Ce bruit, à l’aube. Comme une hyperbatteuse. Et dès que ça tourne un peu mieux, que ça s’est graissé à l’intérieur et a chauffé, le bruit s’atténue. Les gars donnent alors un ou deux coups d’accélérateur, et on entend ce gargouillis souterrain, tectonique. Comme si une bête chtonienne se réveillait. Se dressait sur ses pattes, secouait de son échine la terre, le sable, les éboulis, et se mettait en route. Irrésistiblement. Voilà ce qu’est le diesel. On ne saurait le comparer à la légèreté frivole du moteur à essence."