samedi 23 mars 2024

Gracq (arbres)

Gracq, Lettrines, Pléiade t. 2 p. 203 : 

"Dans ce monde que nous réendossons chaque matin comme une vieille veste usée, totalement immunisés contre la surprise, l’arbre est la seule forme qui de temps en temps, à certains brefs moments de stupeur où les yeux se décapent de l’accoutumance, m’apparaît comme parfaitement délirante. Cet après-midi par exemple, en regardant les arbres qui parsèment les prairies de l’île Batailleuse pâturer dans le brouillard de pluie, soudain plus désorientants que des dinosaures."


vendredi 22 mars 2024

Nabokov (myope)

Nabokov, Roi, dame valet, Pléiade 1 p. 128 :

[myope sans lunettes] : 

"Dès qu'il fut dans la rue, un ruissellement radieux l'engloutit. Les objets étaient sans contours, les couleurs sans substance. Comme une robe légère de femme qui a glissé de son cintre, la ville luisait de reflets tremblants et retombait en plis fantastiques ; n'ayant plus rien pour la soutenir, elle n'était qu'une iridescence immatérielle mollement suspendue dans l'azur automnal. Au-delà du désert nacré de la place que, de temps à autre, une voiture traversait à toute vitesse en faisant entendre le bruit, nouveau pour Franz, de son klaxon de ville, de grands édifices roses se dessinèrent vaguement."


jeudi 21 mars 2024

Hacking (normal)

Hacking, The Taming of Chance, chap. 19 p. 163, cité par O. Rey, Quand le monde s'est fait nombre, chap. 6 : 

"On peut employer le mot “normal” pour dire comment sont les choses, mais aussi comment elles devraient être. La magie du mot est que nous pouvons avec lui exprimer les deux choses à la fois. La norme peut désigner ce qui est usuel ou typique, mais nos plus puissantes contraintes éthiques sont aussi appelées des normes. […] Nous utilisons régulièrement “normal” pour combler la brèche entre “être” et “devoir être”. De façon peut-être fautive, mais c’est ce que le concept de normalité accomplit pour nous."


mercredi 20 mars 2024

Nietzsche (effort)

Nietzsche, Aurore 5-559 :

"RIEN DE TROP ! – Combien souvent on conseille à l’individu de se fixer un but qu’il ne peut pas atteindre et qui est au-dessus de ses forces, pour qu’il atteigne du moins ce que peuvent rendre ses forces sous la plus haute pression. Mais cela est-il vraiment si désirable ? Les meilleurs hommes qui vivent selon ce principe et les meilleurs actes ne prennent-ils pas quelque chose d’exagéré et de contourné, justement parce qu’il y a en eux trop de tension ? Un sombre voile d’insuccès ne s’étend-il pas sur le monde par le fait que l’on voit toujours des athlètes en lutte, des gestes énormes et nulle part un vainqueur couronné et joyeux de sa victoire ?"


mardi 19 mars 2024

Michelet (Goncourt / visages)

Michelet, cité par les Goncourt Journal 23 nov. 1863 : 

"Avez-vous remarqué qu’aujourd’hui, les hommes célèbres n’ont pas la signification de leur physionomie… Voyez leurs portraits, leurs photographies… Il n’y a plus de beaux portraits… Les gens remarquables ne se distinguent plus… Balzac n’avait pas de caractéristique… Est-ce que vous reconnaîtriez, sur la vue, M. de Lamartine ? Rien dans la tête, les yeux éteints… seulement une élégance de tournure que l’âge n’a pas cassée… C’est qu’en ce temps, il y a chez nous trop d’accumulation… Oui, bien certainement, il y a plus d’accumulation qu’autrefois. Nous contenons tous plus des autres, et alors contenant plus des autres, notre physionomie nous est moins propre… Nous sommes plutôt des portraits d’une collectivité que de nous-mêmes…"


lundi 18 mars 2024

Queneau (Narcense et Potice)

Queneau, Le Chiendent chap 1 p. 12 : 

"Narcense et Potice suivent une femme. C'est là d'ailleurs la principale activité de Potice qui multiplie les conquêtes. Conformiste et bienveillant, il ne méprise pas ses semblables et s'en occupe le moins possible. Il a horreur des grands événements qui troublent ses agissements. Le jour d'aujourd'hui lui paraît aussi bon, ou meilleur, que le jour d'hier ; il ne sait pas au juste, il n'y songe guère. Mais il ne pleure pas après demain. Il collectionne les femmes.

Narcense, lui, est artiste ; ni peintre, ni poète, ni architecte, ni acteur, ni sculpteur, il joue de la musique, plus exactement du saxophone ; et cela dans les boîtes de nuit. En ce moment, il est d'ailleurs sur le pavé et cherche à gagner son pain à la force de ses capacités, mais il n'y parvient pas. Il commence à s'inquiéter. Ce jour-là, vers les 4 heures, il a rencontré son vieil ami Potice qui l’a entraîné derrière une femme qu'il a choisie au milieu de milliers d'autres ; il ne l'a vue que de dos ; le visage est incertain. Un risque. 5 heures. Narcense et Potice sont très parisiens. Ils suivent les femmes à 5 heures."


dimanche 17 mars 2024

Nabokov (perspective)

Nabokov, La Défense Loujine, chap. XI, Pléiade t. 1 p.469 : 

"Un faux gobelin suspendu au-dessus du canapé représentait des paysans en liesse. 

Du cabinet de travail – si l’on en poussait légèrement les portes coulissantes – on voyait en enfilade le salon et, plus loin, la salle à manger avec son buffet aminci par la perspective. Dans le salon, où de petits tapis étaient dispersés sur le parquet, scintillaient les feuilles lustrées d'un palmier. Enfin on passait dans la salle à manger, avec ses assiettes fixées au mur et son buffet qui avait maintenant retrouvé sa grandeur naturelle. Au-dessus de la table, un diablotin duveteux et solitaire était accroché à la suspension assez basse. La fenêtre en encorbellement permettait de voir un bout de la rue, un square et sa fontaine. La jeune fille revint vers la table et, par-delà le salon, jeta un regard dans le lointain cabinet de travail, où le gobelin paraissait à son tour rétréci […]."