samedi 12 octobre 2019

Cela (musées)

Cela, Voyage à la Alcarria [trad. Lacombe] p. 215 : 
« Aujourd'hui, (…) les tapisseries ne sont plus dans l'ancienne Collégiale de Pastrana.   De   temps   en   temps,   les   habitants   les réclament, mais leurs voix tombent dans le vide. Leur argument est cependant irréfutable : « Rendez-nous ce qui nous appartient », mais on leur répond qu'à Pastrana ils n'ont pas un endroit convenable pour les abriter et que, dans la sacristie où on les gardait autrefois, elles s'abîmaient et se perdaient.
Le voyageur pense qu'avec cette façon de transporter toutes les œuvres d'art dans les musées de Madrid on est en train de tuer la province qui, en définitive, est le pays même. Les choses sont toujours mieux un peu comme elles viennent, un peu en désordre. L'ordre administratif des musées, des fichiers, des statistiques et des cimetières est froid. C'est un ordre inhumain, un ordre anti-naturel. En définitive, c'est un désordre. L'ordre véritable, c'est celui de la Nature qui n'a pas encore produit deux arbres, deux montagnes ou deux chevaux semblables. C'est une erreur d'avoir enlevé les tapisseries de Pastrana pour les mettre à Madrid. Il est toujours beaucoup plus agréable de rencontrer les belles choses par hasard que d'aller les chercher à coup sûr. »  

Les tapisseries : 


"Ahora [...], los tapices ya no están en la extinguida colegiata de Pastrana. Los pastraneros los reclaman, un día y otro, pero sus voces caen en el vacío. Su argumento no tiene vuelta de hoja —devuélvanos lo que es nuestro—, pero se les contesta con que en Pastrana no hay un buen sitio donde tenerlos y que en la sacristía donde se mostraban se estaban echando a perder.

El viajero piensa que con esto de meter todas las cosas de mérito en los museos de Madrid, se está matando a la provincia que, en definitiva, es el país. Las cosas están mejor un poco revueltas, un poco en desorden; el frio orden administrativo de los museos, de los ficheros, de la estadística y de los cementerios, es un orden inhumano, un orden antinatural; es en definitiva, un desorden. El orden es el de la naturaleza que  todavía no ha dado dos árboles o dos montes o dos caballos iguales. Haber sacado de Pastrana los tapices para traerlos a la capital ha sido, además, un error: es mucho más grato encontrarse las cosas como por casualidad, que ir a buscarlas ya a tiro hecho"

vendredi 11 octobre 2019

Flaubert (rêveries)


Flaubert, Madame Bovary, I, VI : 
« Elle frémissait, en soulevant de son haleine le papier de soie des gravures, qui se levait à demi plié et retombait doucement contre la page. C’était, derrière la balustrade d’un balcon, un jeune homme en court manteau qui serrait dans ses bras une jeune fille en robe blanche, portant une aumônière à sa ceinture ; ou bien les portraits anonymes des ladies anglaises à boucles blondes qui, sous leur chapeau de paille rond, vous regardent avec leurs grands yeux clairs. On en voyait d’étalées dans des voitures, glissant au milieu des parcs, où un lévrier sautait devant l’attelage que conduisaient au trot deux petits postillons en culotte blanche. D’autres, rêvant sur des sofas près d’un billet décacheté, contemplaient la lune, par la fenêtre entr’ouverte, à demi drapée d’un rideau noir. Les naïves, une larme sur la joue, becquetaient une tourterelle à travers les barreaux d’une cage gothique, ou, souriant la tête sur l’épaule, effeuillaient une marguerite de leurs doigts pointus, retroussés comme des souliers à la poulaine. Et vous y étiez aussi, sultans à longues pipes, pâmés sous des tonnelles, aux bras des bayadères, djiaours, sabres turcs, bonnets grecs, et vous surtout, paysages blafards des contrées dithyrambiques, qui souvent nous montrez à la fois des palmiers, des sapins, des tigres à droite, un lion à gauche, des minarets tartares à l’horizon, au premier plan des ruines romaines, puis des chameaux accroupis ; — le tout encadré d’une forêt vierge bien nettoyée, et avec un grand rayon de soleil perpendiculaire tremblotant dans l’eau, où se détachent en écorchures blanches, sur un fond d’acier gris, de loin en loin, des cygnes qui nagent. »

jeudi 10 octobre 2019

Greene (incipit)


Greene, La Fin d’une liaison, incipit [trad. Sibon] : 
« Une histoire n’a ni commencement, ni fin. Nous choisissons arbitrairement un point de notre expérience et, partant de ce point, nous regardons en arrière ou en avant. Je dis : « nous choisissons » avec cet orgueil erroné de l’écrivain de métier qui – dans les rares occasions où il fut vraiment pris au sérieux – se vit complimenter pour son habileté technique ; mais, à vrai dire, est-ce bien de ma propre volonté que je « choisis » cette soirée sombre et mouillée de janvier 1946 et le moment où, sur les Allées, je vis Henry Miles traverser en biais le large fleuve de l’averse ; et ces images ne m’ont-elles pas plutôt choisi ? Il est commode, il est correct, pour respecter les règles de mon métier, de commencer exactement là, mais si, à cette époque, j’avais cru en un Dieu, n’aurais-je pas pu croire aussi qu’une main m’avait touché le coude et qu’une voix avait murmuré à mon oreille : « Parle-lui. Il ne t’a pas encore aperçu. »
« A story has no beginning or end : arbitrarily one chooses that moment of experience from which to look back or from which to look ahead. I say 'one chooses' with the inaccurate pride of a professional writer who - when he has been seriously noted at all - has been praised for his technical ability, but do I in fact of my own will choose that black wet January night on the Common, in 1946, the sight of Henry Miles slanting across the wide river of rain, or did these images choose me ? It is convenient, it is correct according to the rules of my craft to begin just there, but if I had believed then in a God, I could also have believed in a hand, plucking at my elbow, a suggestion, 'Speak to him : he hasn't seen you yet’. »

mercredi 9 octobre 2019

Céline (1914)

Célinelettre à ses parents, Argonne septembre 1914
10 septembre : 
« La lutte s'engage formidable, jamais je n'ai vu et verrai tant d'horreur, nous nous promenons le long de ce spectacle presque inconscients par l'habitude du danger et surtout par la fatigue écrasante que nous subissons depuis un mois. Il se fait avant* la conscience une espèce de voile. Nous dormons à peine trois heures par nuit et marchons plutôt comme des automates mus par la volonté instinctive de vaincre ou de mourir.  
Pas de nouveau sur le champ de bataille. Presque sur la même ligne de feu depuis 3 jours. Les morts sont remplacés continuellement par les vivants à tel point qu'ils forment des monticules que l'on brûle et qu'à certains endroits on peut traverser la Meuse à pied ferme sur les corps allemands de ceux qui tentèrent de passer** et que notre artillerie engloutit sans se lasser.. La bataille laisse l’impression d’une vaste fournaise où s’engloutissent les forces vives de deux nations et où la moins fourbue des deux restera la maîtresse…»  
17 septembre : 
« … la traversée de la Meuse […] est le spectacle le plus horrible que j'aie jamais contemplé. Dans la nuit j'ai vu des pontonniers allemands reconstruire 15 fois le même pont qu'engloutissait systématiquement notre artillerie. Je crois qu'une grande bataille est imminente où le sang ne sera pas marchandé. »

*écriture peu lisible : devant ?


**contesté par l’Historique du régiment      

mardi 8 octobre 2019

Bloy (Raphaël)



Bloy, La Femme pauvre I, XIII : 
« Je ne suis pas un fanatique de Raphaël. J’admire en lui tout ce qu’on voudra, excepté l’artiste religieux. Sa seule Vierge tolérable est celle de Dresde, et encore, c’est une rosière. Quant à sa Transfiguration, voici mon très humble postulat. Depuis trois cent cinquante ans qu’elle existe, un seul homme a-t-il jamais pu prier devant cette image ? À l’aspect de ces trois gymnastes en peignoir qui s’enlèvent symétriquement sur le tremplin des nuées, je déclare qu’il me serait tout à fait impossible de bafouiller la moindre oraison. 
– Savez-vous pourquoi ? reprit Marchenoir. C’est que Raphaël, au mépris de l’Évangile, qui n’en dit pas un seul mot, a tenu à faire planer ses trois personnages lumineux, obéissant à une peinturière tradition d’extase infiniment déplacée dans la circonstance. L’ancêtre fameux de notre bondieuserie sulpicienne, qui feuilletait plus souvent les draps de sa boulangère que les pages du Livre saint, n’a pas compris qu’il était absolument indispensable que les Pieds de Jésus touchassent le sol pour que sa Transfiguration fût terrestre et pour que la parole de Simon-Pierre offrant les trois tabernacles ne fût point une absurdité. 

dimanche 6 octobre 2019

Starobinski (dessin)


Starobinski, L'invention de la liberté p. 112-113 : 
« Pour l'amateur du XVIIIe siècle, ces dessins qui nous paraissent des œuvres accomplies avaient le charme de l'inachevé. Le dessin, pour eux, n'est jamais qu'une esquisse, c'est-à-dire une proposition en vue d'un accomplissement ultérieur. Le plaisir, c'était d'achever mentalement, dans une complicité imaginative, l’œuvre que le dessinateur, renonçant à composer, laissait apparemment incomplète. Pour l'amateur, l'instant capturé par le dessin indique la virtualité d'une œuvre en suspens. Et cette façon de mêler l'acuité de la notation à l'attente d'une perfection ajournée va séduire les artistes au point de les inciter à renoncer à l'indispensable achèvement. [...] Nous devons à ce "libertinage" une merveilleuse succession d'instantanés, où, sans nuire à la véracité anecdotique, une liberté quasi féerique vient alléger le monde à l'instant où il se transforme en image. Nous rencontrons déjà ce qui séduira tant Baudelaire dans les dessins de Constantin Guys : l'exaltation de la beauté de ce qui passe, un lyrisme de l'éphémère. »