samedi 9 janvier 2021

Bergman (théâtre)

 Bergman (Ingmar), Laterna magica, chapitre 'Lorsque j’ai eu douze ans...' traduction Bjurström-Albertini :

”Comme je porte en moi un continuel tumulte qu’il me faut surveiller, l’imprévu, l’imprévisible m’angoissent. Exercer mon métier devient ainsi une pédante organisation de l’indicible. Je transmets, j’organise, je ritualise l’indicible. Certains metteurs en scène matérialisent leur propre chaos et de ce chaos ils créent, dans le meilleur des cas, une représentation. J’ai horreur de cette sorte d’amateurisme. Je ne participe pas au drame, je le traduis, je le matérialise. Ce qui compte le plus pour moi, c’est de ne laisser aucune place à mes propres complications, elles ne peuvent être qu’une clef qui ouvrira les secrets du texte ou l’impulsion qui mettra en branle la créativité des comédiens. La répétition, c’est selon moi une opération chirurgicale dans un lieu aménagé à cet effet où règnent discipline, propreté, lumière et calme. Une répétition, c’est du travail bien fait, pas une thérapie privée pour metteur en scène et comédiens.”


vendredi 8 janvier 2021

Hrabal (chômeurs)

 Hrabal, Les Imposteurs p. 135 :

”J'étais donc en train d'écrire, maman et même mon père s'habillaient pour aller au cinéma, et je faisais mes devoirs. Qui voudriez-vous être ? Le maître avait dit que chaque élève devait aspirer aux plus hautes fonctions, vouloir devenir président de la République, directeur des usines de chaussures Bata, juge à la Cour suprême, directeur des postes, mais moi, dans mon devoir, j'écrivais que je voulais être chômeur. Un chômeur, ça ne va pas au travail, et moi qui n'aime déjà pas aller à l'école, tous les soirs la place est pleine de chômeurs, ils sont gais, ils s'interpellent, les cafés en sont pleins, ils jouent aux cartes quand il pleut, les chômeurs de notre petite ville sont toujours bronzés parce qu'ils ont le temps de se baigner et de passer la journée allongés au soleil ; quand l'hiver arrive, ils jouent au hockey sur glace, alors la rivière gelée résonne d'appels et de cris, enfin les chômeurs de notre petite ville sont sans souci, car le matin ils se lèvent quand ils veulent, si bien qu'ils ont meilleure mine que les gens qui travaillent et qui sont rongés par la peur d'être renvoyés…"


jeudi 7 janvier 2021

Mirbeau (Bloy)

 Mirbeau, Léon Bloy, in Les Écrivains, 2° série : 

"Comme il n'y a plus de désert, Léon Bloy a trouvé un silo. Il s'est creusé lui-même la fosse de ses mains ; il a creusé son corps d'ulcères liturgiques, il a bordé sa fosse de culs de bouteilles, de clous, d'excréments déclamatoires pour la rendre inaccessible, pour être plus nu, pour être plus seul avec son humilité sainte et son saint orgueil, plus seul avec Dieu. De cette fosse, il jette aux passants des bouses de lumière et d'éternité, des haines d'or, le verbe le plus sauvage et le plus magnifique, lourd et pénétrant comme la lave et l'aérolithe."


mercredi 6 janvier 2021

Alain (rime)

 Alain, Préface à La Jeune Parque de P. Valéry (1936) p. 54-56

"Ce qui manque aux vers libres, c’est-à-dire à ceux que l’on veut régler sur le sentiment même, c’est qu’ils permettent trop, c’est qu’ils se plient à tout dire ; c’est que leurs hasards ne dépendent pas assez du vase respirant ; ils ne témoignent pas de l’homme ; aussi la loi cachée de cette poésie c’est l’extravagance pure ; cela on le sent, par l’envie de changer et d’inventer ; la lecture n’a plus d’empire. Or il y a une idée juste dans cette inspiration qui refuse la règle de coutume ; et en effet il faut que l’idée sorte d’autre chose que du raisonnement. Mais c’est alors que le poète reconnaît que le mètre le plus régulier est le meilleur témoin de l’homme, et que la difficulté de faire beau sous cette règle signifie quelque chose de plus qu’une règle ; car c’est le pas même de l’homme et la sonorité de l’homme. Le poète alors comprend que c’est raison d’obéir à la rime. [...] Certes la prose peut oser ; rien ne l’en détourne ; mais aussi rien ne l’y aide ; au lieu que la rime est un pont sonore... On ne peut s’étonner de la rime ; on l’entend déjà. On la cherche ; on l’éprouve avec bonheur. L’idée entre par cette porte heureuse. 

[...] On pourrait se risquer à dire que le premier jugement est de poète, et par cette méthode de découvrir qui consiste à préparer un lit pour nos pensées, un lit de rythmes et de sonorités, une suite de places pour des mots qui ne sont pas encore. La poésie réaliserait l’a priori des philosophes, cette forme qui circonscrit le savoir avant le savoir. Étrange et miraculeux moyen, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il révèle l’esprit à lui-même. La poésie doit donc être dite premièrement le miroir de l’esprit, et, ensuite, par ce moyen, le miroir de l’âme. Et le bonheur de lire les poètes est que l’on se confirme à soi-même ce miraculeux moyen de trouver l’idée par la puissance attractive d’un vide de résonance. 

[...] Je ne nie pas qu’en vers libres on puisse découvrir du subtil et du profond ; en prose même on le peut, et je n’y vois pas de limite. Seulement ni dans la prose, ni dans le vers libre, on ne perçoit que la découverte est due à la règle même, c’est-à-dire à la stricte exigence du vide exactement mesuré devant nous, et, bien mieux, d’une sonorité future, toutes choses qui ne pensent point, mais qui prédisent les pensées." 



mardi 5 janvier 2021

Nabokov (départ)

 Nabokov, Le Don chapitre 2, Pléiade t. 2 p. 154-155 : 

« Cher lecteur, vous est-il déjà arrivé de ressentir ce chagrin subtil en vous séparant d'une demeure que vous n'aimiez pas ? Le cœur ne se brise pas comme cela arrive lorsque l’on se sépare d'objets chéris. Le regard humide ne se promène pas ici et là, retenant une larme comme s'il désirait emporter en elle un reflet tremblant de l'endroit abandonné ; mais, dans le recoin le plus généreux de notre cœur, nous ressentons de la pitié pour les choses que nous n'avons pas animées de notre souffle, que nous avons à peine remarquées et que nous quittons maintenant pour toujours. Cet inventaire déjà mort ne sera pas ressuscité plus tard dans notre mémoire : le lit ne nous suivra pas, chargé sur sa propre épaule* ; le reflet dans le miroir de la commode ne se lèvera pas de son cercueil ; seule la vue de la fenêtre subsistera quelque temps, comme la photographie jaunie, placée sur une croix au cimetière, d'un monsieur à la coiffure soignée et aux yeux fixes portant un col amidonné. J'aimerais vous dire au revoir, mais vous n'entendriez même pas mes adieux. Néanmoins, adieu. J'ai vécu ici exactement deux ans, j'ai pensé à beaucoup de choses ici, les ombres de ma caravane ont traversé ce papier peint, des lis ont poussé dans la cendre de cigarette tombée sur le tapis ; mais à présent le voyage est terminé. Les torrents de livres sont retournés à l'océan de la bibliothèque. Je ne sais si je lirai jamais les brouillons et les extraits fourrés sous le linge dans ma valise, mais ce que je sais, c'est que je ne remettrai plus jamais les pieds ici. »


* Ce « lit [qui] ne nous suivra pas, chargé sur sa propre épaule » (« the bed will not follow us, shouldering its own self ») est un peu étrange ; peut-être faut-il comprendre : "si nous ne l'emportons pas par la pensée, il en se prendra pas en charge lui-même, sur l’épaule, comme le ferait un déménageur". 


lundi 4 janvier 2021

Bloy (Lautréamont)

 Bloy, Le Cabanon de Prométhée, in Belluaires et porchers, 1 :

"Qu’on se figure, par exemple, un être merveilleusement doué, un homme du génie poétique le plus incontestable et le plus puissant, un magique cerveau peuplé de lumières, comme une basilique à la Chandeleur ; - qu’on veuille bien se le représenter sous cette image, aux trois quarts détruit par l’ouragan de quelque effroyable douleur ; détruit sans espoir de restauration, décoiffé de ses voûtes, ébranlé dans ses plus profondes assises, vacillant sur les jarrets de ses contreforts, tapissé de son porche à son maître autel du sang d’un peuple écrasé ; ouvert à tous les affronts des souffles et de la rafale, envahi par les tourbillons et les fantômes de la nuit ; mais éclairé vaguement encore, pour la durée d’un instant, par quelques derniers et désespérés luminaires qui agonisent, ainsi que des âmes, sous le grondement victorieux des orgues de la tempête.

Tout à l’heure, ce sera fini à jamais. Les ténèbres folâtreront avec les ténèbres. Ce qui tient encore croulera sans gloire dans l’obscurité sans pardon et le souvenir seulement de ce tabernacle de prières, subsistera dans la pensée de quelques dévots éperdus que la main des Vierges invisibles qui protègent les chrétiens en péril de mort aura soutirés à la catastrophe.

C’est donc une ruine humaine complète que j’ai décidé d’offrir aux mélancoliques, aux saturés de mélancolie, car il n’est point ici d’occasion de ravissement pour les touristes joyeux de la Curiosité ordinaire.

L’inouï, l’affolant, le très-monstrueux poète inconnu dont voici, tout au plus, la trace calcinée, eut cette effroyable aventure de se survivre à lui-même, juste assez de temps pour assister au sac de sa tête et au rongement de ses flancs par un prodigieux vautour, qu’il avait sacrilègement engendré de la Substance des Cieux, sans la permission du Seigneur."


dimanche 3 janvier 2021

Chaix d'Est-Ange (écrivain et orateur)

 Chaix d'Est-Ange, Avocats et magistrats, cité par Starobinski dans Chaire, barreau, tribune) : 

"L'écrivain qui, dans une retraite paisible, élève librement son esprit vers les intérêts ou les rêves éternels de l'humanité, qui contemple sa pensée en silence, qui la polit, l'arrange et la compose à son gré, puis en creuse enfin l'image dans une forme lentement cherchée, a du côté de l'avenir de trop sensibles avantages. La distance, le lointain, n'enlèvent rien à sa gloire. Le temps même prête souvent à ces œuvres exquises de l'art un jour plus favorable et je ne sais quoi de plus achevé - Non, les orateurs ne sauraient disputer cette immortalité tranquille que le génie des lettres peut donner. 

L'éloquence ne connaît ni la méditation ni le repos. C'est une puissance inquiète et troublée qui, dans la mêlée de nos passions et de nos affaires d'un jour, trace en courant des ébauches incorrectes et rapides. D'un mot inachevé, d'un geste involontaire, d'un cri, d'un regard, elle agite, éclaire, entraîne les esprits et les cœurs. Mais son pouvoir souverain n'a que la portée de la voix qui tombe, la durée de la parole qui s'enfuit. L'heure présente est son domaine, la vie est son empire ; et, quand l'orateur arrive devant la postérité, il s'y présente comme un roi détrôné, sans éclat, dépouillé de ses splendeurs fragiles, seul avec le vain bruit de sa renommée, et quelques pâles écrits qui sont les témoins impuissants de son génie." 


L'auteur le dit, les orateurs pâlissent dans les mémoires ; voir donc : 

https://fr.wikipedia.org/wiki/Gustave_Louis_Chaix_d%27Est-Ange