samedi 8 juillet 2023

Boudard (critiques)

Boudard, La Cerise, éd. Omnibus p. 296 : 

"Tenez, je vous entends d’avance ! Les voix, le chœur indigné… les pères de famille, les militaires, les bonnes d’enfants, les pieds-bots, les idéalistes du progrès, les poètes, les grammairiens, les justiciers réformistes, les angoissés de l’atome, les petites filles modèles, les dames patronnesses, les bonapartistes, les bègues, les anciens combattants… Tous ! le Barreau, l’ordre de Malte et l’Académie de l’humour !… Salaud ! scatologue ! fainéant ! pervers ! infect corrupteur ! Vous vous complaisez dans l’emphase merdeuse, dans le crime, la sanie, les égouts ! Vous en êtes un autre !  Sans patrie, sans foi, sans jeunesse, sans âme ! Votre lourde insistance dans les chiottes relève de la psychanalyse. Stade anal ! Vos cloportes-personnages répugnent à l’honnête homme, lui soulèvent le cœur. Vous vous vautrez dans le sordide. Les putains du Sébasto elles-mêmes vous dégueulent ! Vous déshonorez la langue française avec vos barbarismes, solécismes… vos ellipses glandilleuses. Vous la traînez dans la fiente, pénible coprophage… […]"



vendredi 7 juillet 2023

Rilke (prose)

Rilke, lettre à Rodin 29 décembre 1908 :  

"En faisant de la poésie, on est toujours aidé et même emporté par le rythme des choses extérieures ; car la cadence lyrique est celle de la nature, des eaux, du vent, de la nuit. Mais pour rythmer la prose, il faut s'approfondir en soi-même et trouver le rythme anonyme et multiple du sang. La prose veut être bâtie comme une cathédrale : là on est vraiment sans nom, sans ambition, sans secours - dans des échafaudages, avec la seule conscience. 

Et pensez qu'en cette prose je sais maintenant faire des hommes et des femmes, des enfants et des vieillards. J'ai évoqué surtout des femmes en faisant soigneusement toutes les choses autour d'elles, laissant un blanc qui ne serait qu'un vide, mais qui, contourné avec tendresse et amplement, devient vibrant et lumineux, presque comme un de vos marbres…"


jeudi 6 juillet 2023

Kundera (roman)

Kundera, L'Art du roman (1986) :

"Le romancier n'est le porte-parole de personne et je vais pousser cette affirmation jusqu'à dire qu'il n'est même pas le porte-parole de ses propres idées. Quand Tolstoï a esquissé la première variante d'Anna Karénine, Anna était une femme très antipathique et sa fin tragique n'était que justifiée et méritée. La version définitive du roman est bien différente, mais je ne crois pas que Tolstoï ait changé entre-temps ses idées morales, je dirais plutôt que, pendant l'écriture, il écoutait une autre voix que celle de sa conviction morale personnelle. Il écoutait ce que j'aimerais appeler la sagesse du roman. Tous les vrais romanciers sont à l'écoute de cette sagesse suprapersonnelle, ce qui explique que les grands romans sont toujours un peu plus intelligents que leurs auteurs. Les romanciers qui sont plus intelligents que leurs œuvres devraient changer de métier."


Cf. H. James sur Maupassant : 

« Les   artistes  de premier plan, à quelque domaine qu'ils touchent, ne sont indubitablement pas ceux qui émettent le plus souvent des idées générales sur leur art, qui sont féconds en préceptes, en justifications, en formules, ni ceux qui peuvent le mieux nous exposer les raisons et la philosophie des choses. Nous reconnaissons généralement les meilleurs à l'énergie de leur pratique, à la constance avec laquelle ils appliquent leurs principes et à la sérénité avec laquelle ils nous laissent rechercher leur secret dans l'illustration, l'exemple concret. […] La doctrine est bien moins portée à être inspirée que l'œuvre, l'œuvre est souvent tellement plus intelligente que la doctrine. »

et

Leys, Antipodes p. 71 : 

"Le seul sens, la seule fonction de la critique littéraire (comme Chesterton l'a dit admirablement) repose sur cette réalité : si l'œuvre est réussie, elle contient bien plus de choses (et des choses différentes) que ce que l'auteur a cru y mettre."


mercredi 5 juillet 2023

Sallenave (roman 3/3)

Sallenave, Le Don des morts 1991 : 

"Le personnage me fait accéder à mon tour au grand règne des métamorphoses. C'est par lui que le roman peut se faire expérience du monde, en m'obligeant à devenir moi aussi un être imaginaire. En lisant, je me livre, je m'oublie ; je me compare ; je m'absorbe, je m'absous. Sur le modèle et à l'image du personnage, je deviens autre. Comme disait Aragon :

« Etre ne suffit pas à l'homme 

Il lui faut 

Etre autre » 

(Théâtre / Roman).

Autre par la médiation du personnage, autre, afin de devenir moi-même et, passant par ma propre absence, ayant fait le deuil de moi-même, capable de comprendre ce qu'il en est de ma vie. C'est ce que Sartre appelait la « générosité » du lecteur : cette mort feinte, cette transmutation provisoire par quoi j'accède au sens, à la compréhension.

Grâce à la fiction, chacun porte une tête multiple sur ses épaules ; il se fait une âme ouverte ; un coeur régénéré."



mardi 4 juillet 2023

Sallenave (roman 2/3)

Sallenave, Le Don des morts 1991 [suite] : 

"L'illusion littéraire suppose un consentement à la croyance temporaire dans la réalité imaginaire des choses fictives. « Héros » d'Homère ou personnage de Balzac, ou simple voix, sans corps ni sexe, de la fiction moderne, le personnage est « entre deux mondes », issu de l'expérience imaginaire ou réelle de l'auteur, et de l'agencement « mimétique » de ses actions, le personnage vient vers le lecteur comme une proposition à achever. Pour parvenir à cette fin, l'auteur a dû lui-même se métamorphoser en un être de fiction, en une figure de pensée, le narrateur, qui se constitue dans l'ordre même qu'il impose à ses objets. L'auteur, en un sens, est devenu un personnage de son propre roman, il se met lui aussi à exister « entre deux mondes », entre le monde de la fiction et le monde vrai auquel il appartient encore un temps. C'est sur ce modèle que le lecteur va plus tard se couler.

Ce battement du réel et de l'imaginaire qui nous saisit pendant la lecture est l'essence de la fiction dramatique ou épique. Une feinte, tout entière au service de la création romanesque, du bonheur du lecteur, du fonctionnement de la fiction. Car l'essentiel est là : le relais maintenant peut être pris ; c'est au lecteur d'agir. La pensée s'est emparée de son objet, les actions (et les passions) ; elle en a constitué la figuration nécessaire pour que nous puissions y entendre notre voix, et tenter, espérer, d'y « éclairer notre énigme ». A la compréhension des causes s'adjoint alors l'allégement des passions passées par le filtre de la raison."

[à suivre]


lundi 3 juillet 2023

Sallenave (roman 1/3)

Sallenave, Le Don des morts 1991 : 

"Il faut le dire et le redire dans compter : il y a un lien indestructible entre le roman et le personnage ; qui attente au second ne peut que porter atteinte au premier. La catharsis ne peut se passer du personnage. C'est une énigme, et c'est un fait : nous avons besoin de projection, de transfert, d'identification. Pour que la fiction opère, nous avons besoin de croire à l'existence d'un personnage en qui se résument et se concentrent les actions qu'organise la fable. Le fonctionnement même du texte le veut : sa vérité est obligée de passer par des simulacres de mots ; et la vie même et l'âme de l'auteur de se couler vivantes dans la figure de papier qui le représente. Et qui, dans le même temps, le sauve [...].

Est-ce à dire que notre lecture hallucinée oublie de voir dans le personnage un être de fiction, et nous fait croire à son existence hors du texte ? Non pas. Le personnage vit, sans doute : mais nous savons fort bien de quelle vie. C'est la vie de l'illusion. Ni plus ni moins. Le personnage existe, mais dans la fiction, d'une existence fictive. Comme le roi Lear « existe » sur la scène, d'une existence scénique."

[à suivre…]



dimanche 2 juillet 2023

Schopenhauer (bruit et pensée)

Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, (Théorie de la représentation intuitive) trad. Burdeau  : 

"Le point où le nerf auditif prend naissance explique donc le grand trouble que les sons apportent dans la pensée ; c’est à cause de ce trouble, que les gens qui réfléchissent et en général les gens intelligents sans exception, ne peuvent supporter le bruit. Cela rompt en effet le cours normal de leurs pensées ; la réflexion s’arrête au milieu de ce tumulte, parce que l’ébranlement du nerf auditif se propage très avant dans le cerveau, dont la masse tout entière est troublée par la commotion du nerf auditif et les vibrations qu’il produit, et aussi parce que le cerveau de ces gens-là est beaucoup plus excitable que les cerveaux ordinaires. Cette grande mobilité et cette force directrice qu’ont certains cerveaux, nous expliquent comment, chez eux, la moindre pensée éveille aussitôt ses analogues, ou celles qui lui sont associées. C’est pour cela que les ressemblances, les analogies et les rapports des choses les frappent si facilement et si vite. De là vient qu’une même occasion peut se présenter mille et mille fois à des cerveaux ordinaires, elle ne force que certains cerveaux à réfléchir, et les amène à des découvertes, que d’autres s’étonnent ensuite de n’avoir pas faites, parce que, s’ils peuvent sans doute réfléchir après d’autres, ils sont incapables de penser spontanément. Ainsi le soleil luit pour toutes les colonnes, mais seule la colonne de Memnon en est ébranlée."