samedi 28 septembre 2024

Crews (combat)

Crews, Des Mules et des hommes, trad. Garnier, I, 2, :

"Il était à un pique-nique de l'église et Frank Porter, un gars de Coffee County, a eu le malheur de lui dire qu'il avait un sacré coup de fourchette, ce qui à l'époque était considéré par tout le monde comme une insulte. Avoir un sacré coup de fourchette ça voulait dire être un goinfre. Un cochon à l'auge. Du coup, daddy a invité Frank Porter – ils étaient à l'église, ils ne pouvaient quand même pas en découdre là-bas – à le retrouver le lendemain sur une crête à chênes noirs qui séparait les comtés de Coffee et de Bacon.

Le lendemain à l'aube les deux hommes se sont opposés, daddy et celui qui l'avait insulté, au milieu d'un petit bouquet de chênes noirs qui poussaient sur un à-plat sablonneux truffé de terriers de spermophiles et de nids de serpents à sonnettes. Chacun avait amené plusieurs amis pour veiller au bon déroulement du combat, ou plutôt leurs amis avaient insisté pour venir, histoire de s'assurer qu'il n'y ait ni surins, ni pétoires ni haches qui traînent dans le secteur et risquent d'entraîner la mort de l'un ou de l'autre, ou des deux.

Ils s'y sont mis et se sont battus jusqu'à midi, là ils se sont arrêtés le temps que chacun rentre chez lui manger et se rafistoler du mieux possible, ensuite ils sont revenus et ils ont remis ça jusqu'à la tombée de la nuit. Ils ne se battaient pas tout le temps. Par consentement mutuel et par nécessité, ils faisaient des pauses pour souffler. Pendant qu'ils se reposaient, leurs amis se battaient. De l'avis de tous ceux présents, ça avait été une sacrée bonne journée. Un peu saignante, mais une bonne journée. Des années après la bagarre, dans les deux comtés, on mesurait encore le temps d'après le jour du combat."


vendredi 27 septembre 2024

Céline (chien)

 Céline, D’un Château l’autre, Pléiade p. 62 : 

"Presque toujours j’emmène Agar… il m’attend, il ronfle… je m’aventurerais pas sans chien… il est pourri de défauts Agar, grogneur, hurleur… et comme emmêleur de sa chaîne ! … vous l’avez partout ! … il la rend serpent, sa chaîne ! … vous l’avez devant… elle vous tortille entre les jambes ! … il est derrière ! … vous arrêtez pas d’hurler… « Agar ! Agar ! … » vous faillez en fait de compagnie vous étendre, fracturer, cent fois… oui, mais une qualité d’Agar, il fait ami avec personne ! … c’est pas le chien social… il s’occupe que de vous ! …"


jeudi 26 septembre 2024

Capote (village)

Capote, De Sang-froid (1965), incipit, traduction Girard (1966), édition Folio p. 15 :

"Le village de Holcomb est situé sur les hautes plaines à blé de l’ouest du Kansas, une région solitaire que les autres habitants du Kansas appellent «là-bas». À quelque soixante-dix miles à l’est de la frontière du Colorado, la région a une atmosphère qui est plutôt Far West que Middle West avec son dur ciel bleu et son air d’une pureté de désert. Le parler local est hérissé d’un accent de la plaine, un nasillement de cow-boy, et nombreux sont les hommes qui portent d’étroits pantalons de pionniers, de grands chapeaux de feutre et des bottes à bouts pointus et à talons hauts. Le pays est plat et la vue étonnamment vaste : des chevaux, des troupeaux de bétail, une masse blanche d’élévateurs à grain, qui se dressent aussi gracieusement que des temples grecs, sont visibles bien avant que le voyageur ne les atteigne."



The village of Holcomb stands on the high wheat plains of western Kansas, a lonesome area that other Kansans call “out there.” Some seventy miles east of the Colorado border, the countryside, with its hard blue skies and desert-clear air, has an atmosphere that is rather more Far West than Middle West. The local accent is barbed with a prairie twang, a ranch-hand nasalness, and the men, many of them, wear narrow frontier trousers, Stetsons, and high-heeled boots with pointed toes. The land is flat, and the views are awesomely extensive; horses, herds of cattle, a white cluster of grain elevators rising as gracefully as Greek temples are visible long before a traveler reaches them.



mercredi 25 septembre 2024

Simenon (vie simple)

Simenon, La Neige était sale, III, 3 : 

" [...] penser à une fenêtre, à quatre murs, à une chambre avec un lit, un fourneau – il n’ose pas ajouter le berceau – à un homme qui s’en va le matin en sachant qu’il reviendra, à une femme qui reste et qui sait qu’elle n’est pas seule, qu’elle ne sera jamais seule, au soleil qui se lève et qui se couche toujours aux mêmes places, à une boîte en fer-blanc qu’on emporte sous son bras comme un trésor, à des bottes de feutre gris, à un géranium qui fleurit, à des choses si simples que personne ne les connaît, ou qu’on les méprise, qu’on va jusqu’à se plaindre quand on les possède."


mardi 24 septembre 2024

Nietzsche (Wagner / Bovary)

Nietzsche, Le Cas Wagner § 9, traduction H. Albert, 1908  : 

"Le croiriez-vous, toutes les héroïnes de Wagner, sans exception, aussitôt qu’on les a débarrassées de leur affublement héroïque, ressemblent à s’y méprendre à Madame Bovary ! - On comprendra que réciproquement il était loisible à Flaubert de traduire son héroïne en scandinave ou en carthaginois, pour l’offrir ensuite, ainsi mythologisée, pour servir de livret, à Wagner. Oui, tout compte fait, Wagner ne semble pas s’être intéressé à d’autres problèmes qu’à ceux qui intéressent aujourd’hui les petits Parisiens décadents. Toujours à cinq pas de l’hôpital ! Véritables problèmes modernes ! véritables problèmes de grandes villes ! n’en doutez pas !"


Würden Sie es glauben, dass die Wagnerischen Heroinen sammt und sonders, sobald man nur erst den heroischen Balg abgestreift hat, zum Verwechseln Madame Bovary ähnlich sehn ! — wie man umgekehrt auch begreift, dass es Flaubert freistand, seine Heldin in's Skandinavische oder Karthagische zu übersetzen und sie dann, mythologisirt, Wagnern als Textbuch anzubieten. Ja, in's Grosse gerechnet, scheint Wagner sich für keine andern Probleme interessirt zu haben, als die, welche heute die kleinen Pariser décadents interessiren. Immer fünf Schritte weit vom Hospital! Lauter ganz moderne, lauter ganz grossstädtische Probleme! zweifeln Sie nicht daran !…



dimanche 22 septembre 2024

Dufilho (chaussures)

Dufilho (André), La dernière Visite, § Marcou le cordonnier (1978) p. 49-50 :

"Un de mes neveux avait passé une partie de sa vie comme valet de chambre dans un grand hôtel de la côte avant de s'installer à son compte.

— J'étais nuit et jour au contact des clients, me disait-il, j'arpentais les couloirs à n'importe quelle heure – ceux-ci me déposaient le soir leurs souliers devant la porte de leur chambre. C'est à moi qu'incombait le soin de les astiquer.

Vidée de sa matière et immobile, la chaussure devient indiscrète. Elle exagère tout. C'est un moule figé et sans pitié... Dans cet alignement le long des couloirs feutrés, les contratstes d'une paire à l'autre devenaient aussi frappants qu'une caricature. J'imaginais les drames du couple... La paire boursouflée de l'homme que je voyais lourd et fatigué, les contreforts béants, aux côtés de celles d'une femme à la cambrure parfaite, aux orteils invisibles, que j'imaginais svelte et élancée. Quelques chambres plus loin, l'inverse était aussi frappant : une cambrure écrasée par le poids, distendue par les chairs, contente d'elle-même, chassait en arrière son talon Louis XV, aux côtés de la paire élégante et racée d'un mâle... Les suivantes, solitaires, fines et gracieuses, qu'on aurait voulu tenir dans ses mains avec tendresse...

Ma main s'enfonçait, prenait la place du pied. Elle parcourait les formes - presque une violation. Le lendemain matin, j'éprouvais une sorte de curiosité à découvrir la réalité des visages à l'instant où je pénétrais dans leur chambre, le plateau des petits déjeuners à la main. L'odeur d'un parfum, le rangement des objets, une attitude, un regard, un accueil, quelques mots échangés, chacun de ces signes vivants devenaient pour moi la confrontation avec ce que j'avais pressenti d'eux. Ma première impression était souvent la bonne.

— En somme, votre neveu lisait dans le soulier comme d'autres, dans l'écriture !..."


Levison + Descartes (lois)

Levison, Les Stripteaseuses ont toujours besoin de conseils juridiques (trad. Aronson) chap. 5 : 

"[…] Mes clients perdent souvent patience avec les lois. Lorsqu’ils ont affaire pour la première fois au système judiciaire ils imaginent que les lois sont rationnelles, qu’elles sont fondées sur des valeurs éthiques universelles, des notions élémentaires de bien et de mal. Mais plus ils avancent dans le système, plus ils se rendent compte qu’il s’agit tout simplement d’une folle liste de règles que des hommes durant des générations ont promulguées afin de gérer leurs problèmes immédiats. Il y a un peu plus de deux cents ans, Thomas Jefferson et James Madison s’efforçaient de faire face à la difficulté la plus pressante de l’époque, à savoir créer une nation, mais aucun État ne voulait en être à moins de pouvoir décider de ses propres lois. Voilà pourquoi chaque État a pu bénéficier de son propre système judiciaire, donnant ainsi naissance aux États-Unis d’Amérique. Désormais nous avons cinquante systèmes judiciaires, sans parler de celui du gouvernement fédéral."


Descartes, Discours de la méthode, II : 

"Je m'avisai de considérer que souvent il n'y a pas tant de perfection dans les ouvrages composés de plusieurs pièces, et faits de la main de divers maîtres, qu'en ceux auxquels un seul a travaillé. Ainsi voit-on que les bâtiments qu'un seul architecte a entrepris et achevés ont coutume d'être plus beaux et mieux ordonnés que ceux que plusieurs ont tâché de raccommoder, en faisant servir de vieilles murailles qui avaient été bâties à d'autres fins. Ainsi ces anciennes cités, qui, n'ayant été au commencement que des bourgades, sont devenues, par succession de temps, de grandes villes, sont ordinairement si mal compassées, au prix de ces places régulières qu'un ingénieur trace à sa fantaisie dans une plaine, qu'encore que, considérant leurs édifices chacun à part, on y trouve souvent autant et plus d'art qu'en ceux des autres ; toutefois, à voir comme ils sont arrangés, ici un grand, là un petit, et comme ils rendent les rues courbées et inégales, on dirait que c'est plutôt la fortune, que la volonté de quelques hommes usant de raison, qui les a ainsi disposés. […] Ainsi je m'imaginai que les peuples qui, ayant été autrefois demi-sauvages, et ne s'étant civilisés que peu à peu, n'ont fait leurs lois qu'à mesure que l'incommodité des crimes et des querelles les y a contraints, ne sauraient être si bien policés que ceux qui, dès le commencement qu'ils se sont assemblés, ont observé les constitutions de quelque prudent législateur."