samedi 4 janvier 2020

Queneau (déliquescence)


Queneau, Les Enfants du limon, VIII, CLXIII p. 906-907 : 
« Purpulan avait réussi à s’agripper à un anneau de fer, mais il commençait à fondre avec un petit crépitement, le même bruit que font les pommes de terre frites qu’on trempe dans l’eau bouillante ; mais il fondait comme du sucre. Il fondait même assez rapidement. Déjà les moignons de ses jambes s’étiraient comme de la guimauve. Puis bientôt ce fut au tronc de disparaître.
Chambernac penché surveillait cette dissolution.
Purpulan le regardait, les yeux fixes, la bouche fermée, sans expression. Lorsqu’il ne resta plus que la partie supérieure du corps, il lâcha prise et, charogne déliquescente, se laissa entraîner par le courant. Déjà les moignons de ses bras s’étiraient comme de la guimauve. Puis bientôt ce fut à la tête de disparaître.
Chambernac marchait le long de la rive, suivait le débris. Purpulan avait maintenant complètement fondu ; il ne subsistait plus de son apparence terrestre que les cheveux, les dents et les yeux dispersés à la surface du fleuve. Les cheveux furent les premiers ensuite à se dissoudre, puis les dents. Les deux globes voguèrent encore quelques brasses. Puis ce fut fini. »

vendredi 3 janvier 2020

Barthes + Hegel (besoin et désir)


Barthes, Lecture de Brillat-Savarin, in Essais critiques IV (Le Bruissement de la langue) : 
« Brillat-Savarin a toujours marqué, au plan de la nourriture, la distinction du besoin et du désir : « Le plaisir de manger exige sinon la faim, au moins l’appétit ; le plaisir de la table est le plus souvent indépendant de l’un et de l’autre. » […] Il y a d’un côté l’appétit naturel, qui est de l’ordre du besoin, et de l’autre l’appétit de luxe, qui est de l’ordre du désir. Tout est là, en effet : l’espèce a besoin de la procréation pour survivre, l’individu a besoin de manger pour subsister ; et cependant la satisfaction de ces deux besoins ne suffit pas à l’homme : il lui faut mettre en scène, si l’on peut dire, le luxe du désir, amoureux ou gastronomique : supplément énigmatique, inutile, la nourriture désirée – celle que décrit Brillat-Savarin. – est une perte inconditionnelle, une sorte de cérémonie ethnographique par laquelle l’homme célèbre son pouvoir, sa liberté de brûler son énergie « pour rien ». En ce sens, le livre de Brillat-Savarin est de bout en bout le livre du ‘proprement humain’. »

Hegel : Fleischmann : La science universelle ou la Logique de Hegel ; chap. 'Le sens réalisé ou l’Idée' (A : La théorie), Plon 1968 p. 323-324 :
Il est surprenant, de la part d'un philosophe considéré comme un des plus grands 'idéalistes', de commencer sa théorie de la connaissance par ses fondements biologiques, et pourtant c'est le cas ici. Nous avons vu que l'assimilation des aliments est la préfiguration naturelle, dans le domaine biologique, de l'unité entre sujet et objet. Le « médiateur », dans le sujet même, entre subjectivité et objectivité était la sensation d'un manque évoquant le désir ou la pulsion (Trieb) de se satisfaire par l'incorporation de l'objet dans la structure du sujet. Mais l'apaisement de ces nécessités biologiques n'élimine pas pour autant la pulsion subjective. Platon, dans son Gorgias, et ailleurs, insiste sur le fait que le désir est un « mauvais infini » qui, immédiatement après sa satisfaction, s'éveille à une nouvelle vie et exige de nouvelles satisfactions, in infinitum. Cette idée, qui n'est pas étrangère à Hegel (cf. Hist. de la phil., II, éd. Glockner, pp. 238 et suiv.), subit chez lui quelques modifications. D'abord, le sujet biologiquement satisfait reste encore une « immédiateté » en ce sens qu'il n'a réussi qu'à assurer sa propre subsistance et, par conséquent, il continue de rester opposé au monde objectif ; la séparation («jugement », cf. II, 440 et Encycl. § 223) entre ces deux termes n'est pas encore éliminée. Puisqu'il n'est pas possible d'assimiler l'objet en le mangeant dans sa totalité — et nous avons déjà vu que même le travail ne peut que transformer, non absorber, le monde — il subsistera un surplus de pulsion subjective vis-à-vis et contre un surplus d'objectivité qui, par la force des choses, prendra une autre orientation. Ce dédoublement de la pulsion subjective en elle-même (Encycl. § 225) et, plus particulièrement, la tendance qui se forme pour vaincre l'objet autrement qu'à l'aide d'une absorption matérielle immédiate, est le premier commencement d'un nouveau processus que nous allons appeler « connaissance ». La connaissance, on le voit, n'a d'autre fondement que l’ « irritation » du sujet par la présence d'un monde objectif étranger et hostile, et elle n'a d'autre but que d'éliminer cette séparation et cette « négativité ». Nous verrons bientôt en quel sens cette unité est possible. Puisque l'antagonisme entre sujet et objet n'est pas la fin, mais seulement le commencement de la connaissance, se dresse à nouveau devant nous l'idéal kantien de l'épistémologie (II, 440-441 et Enc. § 226) — la connaissance « finie » où entendement et chose en soi ne se rencontrent qu'à l'infini — que nous allons cette fois définitivement abattre : ce sera une « contradiction qui s'annule par elle-même » et qui se trouvera incorporée dans le processus d'unification que nous engageons. La bataille théorique à l'aide de la pulsion connaissante commence sur le plan le plus primitif où l'objet se présente au sujet sous forme de « données » — extérieures ou intérieures — chaotiques et incohérentes. Mais, même au début de notre chemin, il y aura une différence considérable entre ce plan et tous ceux que nous avons considérés auparavant. Ici, nous nous trouvons à l'intérieur d'un système subjectif-objectif et nous avons déjà vu dans le cas de l'organisme — la première forme d'organisation systématique totale entre subjectivité et objectivité — que tous les éléments y entrent sans laisser en dehors un mystérieux « au-delà ». L'organisme utilise le monde inorganique comme condition de sa subsistance et, malgré leur opposition, ils ne font pas éclater le cadre où ils se trouvent ; au contraire, ils ne font que resserrer sa cohérence. Si le processus ne se termine pas là (ce qui est parfaitement pensable) c'est la faute du sujet qui, malgré sa satisfaction, n'est pas encore entièrement satisfait. La connaissance, sous sa forme théorique, n'est d'abord qu'une déchirure intérieure du sujet, se déroulant entièrement en lui, et ne saurait changer le « monde » qui s'était déjà constitué en tant que totalité aussi bien subjective qu'objective. Autrement dit, la théorie ne signifie qu'un approfondissement du sujet en lui-même, un domaine où la distinction, si elle apparaît, entre « sujet » et « objet », n'a plus aucune signification ontologique : ce sera toujours la même subjectivité qui se pensera et continuera de produire des déterminations logiques pour apaiser sa propre insatisfaction théorique.

jeudi 2 janvier 2020

Dufrenne (art)


Dufrenne (cité par Souriau, Vocabulaire d’Esthétique p. 927 § Jugement) :
« L'œuvre d'art forme le goût, elle discipline les passions, impose l'ordre et la mesure, rend l'âme disponible dans un corps apaisé. Mais davantage, elle réprime ce qu'il y a de particulier (soit d'empirique, d'historiquement déterminé, soit de capricieux) dans la subjectivité ; plus exactement elle convertit le particulier en universel, elle impose au témoin d'être exemplaire. Elle invite la subjectivité à se constituer comme pur regard, libre ouverture sur l'objet, et le contenu particulier de cette subjectivité à se mettre au service de la compréhension au lieu de l'offusquer en faisant prévaloir ses inclinations. L'œuvre d'art est une école d'attention. Et à mesure que s'exerce l'aptitude à s'ouvrir, se développe l'aptitude à comprendre, c'est-à-dire à pénétrer dans le monde qu'ouvre l'œuvre. »

mercredi 1 janvier 2020

Gadda (avoir)


Gadda, Le château d’Udine (trad. Clerico) : 
« Il est certain que nous, femmes ou hommes, nous nous prenons d'amour pour les objets possédés, achetés |...| et les considérons une partie de nous-mêmes et mettons sur eux la main paternelle et agrippante de l'orgueil et de la vantardise narcissique et nos tétons se dressent à l'idée de les savoir nôtres, c'est-à-dire presque inhérents à notre chair. Notre cervelle-utérus ou cerveau-queue (selon les cas) les interprète et les sent comme un prolongement, une augmentation de notre propre personne biophysique et très probablement de notre propre appareil pour notre vie relationnelle.  […] Le narcissique et imbécile, ne possédant rien d'autre, désire avec concupiscence et caresse et jouit à l'idée de posséder et de faire sienne une idée, une idée, idée une, ou même une simple phrase, qui est, dans le monde des idées vraies, une phrase inepte. »

mardi 31 décembre 2019

Galey (portraits)


Matthieu Galey, Journal (complet) 1953-1973

Aragon : 
p. 282 (29-XI-1963) : "Au Masque et la Plume : Aragon. Il est venu réciter des passages de son prochain livre, le Fou d'Elsa. Beau, avec le profil net, les cheveux bien blancs ; le complet croisé bleu sombre : un P-DG. Il dit quelques mots : précieux, un tantinet poseur. Puis il s'installe et se met à déclamer - oui, déclamer ! - pire que Malraux (plus Comédie-Française), enflant la voix au rythme des vers, victorhuguesque, ridicule. Les vieilles dames un peu réticentes - un communiste ! - ne tardent pas à se pâmer, reconnaissant un des leurs : un poète du XIXe. Evtouchenko lui a tourné la tête... Kanters chuchote : 'On se croirait chez Mme de Bargeton !' 
Seule dans une loge, Elsa, l'oeil mi-clos, hume cet encens. Tandis que Bastide, bras croisés, tête basse, adopte l'attitude d'un croyant à l'élévation. Cabotin ou sincère ?"

Barthes : 
"...tête d’oiseau qui s’empâte vers le bas », un « air de mollesse dans toute sa personne qui ne vient pas des traits mais du regard, placide, passif, posé, en accord avec le ton un peu affecté de sa parole."

Sollers : 
(p. 167 le 22 03 60) : "Sollers pontifie, rond et doucereux ; on dirait un raminagrobis de comédie. Avec le regard complice d’un vieux politicard jésuite." 

deux portraits à suspense… : 
p. 173 : "Près de nous, avec une femme corsaire portant monocle, une antiquité à moustache, chapeautée d’une soupière noirâtre, fleurie de mauve, d’où sortent quelques tifs teints coupés à la Jeanne d’Arc. Profil de Polichinelle, menton en galoche, plus de dents, mais une voix rauque et cassée, qui chevrote en anglais : Alice Toklas est de sortie."
p. 191 : "Coiffée d’une espèce de casquette de paille noire, les yeux faits à la suie, ses épaules de moineau couvertes, malgré la canicule, d’une étole de renard bleu, c’est un cadavre ambulant, avec le sourire de Dracula qui glace les sangs : la baronne Blixen voyage."



lundi 30 décembre 2019

Basch (Einfühlung)


Basch, Le maître problème de l’esthétique, conclusion (1921) :
« La nature tout entière se met à chanter, à se mouvoir, à danser. Tout en elle, tout en nous, car elle est devenue nous, n’est que source de sentiments, de joie ou de douleur, de tension ou de détente, d’excitation ou de dépression. 
‘Tout en elle, tout en nous, car elle est devenue nous’, qu’est-ce que cela veut dire? Cette phrase recèle l’acte esthétique par excellence, l’Einfühlung, ce que j’ai appelé, dans l’Essai Critique sur l’Esthétique de Kant, le symbolisme sympathique, ce que j’ai appelé plus tard l’auto-projection, l’effusion ou plutôt l’infusion, qui serait le terme le plus adéquat s’il ne prêtait à une équivoque risible, c’est-à-dire l’acte de se plonger dans les objets extérieurs, de se projeter, de s’infuser en eux ; d’interpréter les Moi d’autrui d’après notre propre Moi, de vivre leurs mouvements, leurs gestes, leurs sentiments et leurs pensées ; de vivifier, d’animer, de personnifier les objets dépourvus de personnalité, depuis les éléments formels les plus simples jusqu’aux manifestations les plus sublimes de la nature et de l’art ; de nous dresser avec une verticale, de nous étendre avec une horizontale, de nous rouler sur nous-mêmes avec une circonférence, de bondir avec un rythme saccadé, de nous bercer avec une cadence lente, de nous tendre avec un son aigu et nous amollir avec un timbre voilé, de nous assombrir avec un nuage, de gémir avec le vent, nous roidir avec un roc, nous épandre avec un ruisseau, de nous prêter à ce qui n’est pas nous, de nous donner à ce qui n’est pas nous, avec une telle générosité et une telle ferveur que, durant la contemplation esthétique, nous n’avons plus conscience de notre prêt, de notre don, et croyons vraiment être devenus ligne, rythme, son, nuage, vent, roc et ruisseau. » 

dimanche 29 décembre 2019

Flaubert (sujet-objet)


Flaubert, Tentation de Saint Antoine de 1849 :       
LE DIABLE : Souvent, à propos de n’importe quoi, d’une goutte d’eau, d’une coquille, d’un cheveu, tu t’es arrêté, immobile, la prunelle fixe, le coeur ouvert. L’objet que tu contemplais semblait empiéter sur toi, à mesure que tu t’inclinais vers lui, et des liens s’établissaient ; vous vous serriez l’un contre l’autre, vous vous touchiez par des adhérences subtiles, innombrables ; puis, à force de regarder, tu ne voyais plus ; écoutant, tu n’entendais rien, et ton esprit même finissait par perdre la notion de cette particularité qui le tenait en éveil. C’était comme une immense harmonie qui s’engouffrait en ton âme avec des frissonnements merveilleux, et tu éprouvais dans sa plénitude une indicible compréhension de l’ensemble irrévélé ; l’intervalle de toi à l’objet, tel qu’un abîme qui rapproche ses deux bords, se resserrait de plus en plus, si bien que disparaissait cette différence, à cause de l’infini qui vous baignait tous les deux ; vous vous pénétriez à profondeur égale, et un courant subtil passait de toi dans la matière, tandis que la vie des éléments te gagnait lentement, comme une sève qui monte ; un degré de plus et tu devenais nature, ou bien la nature devenait toi.    
ANTOINE : Il est vrai, souvent j’ai senti que quelque chose de plus large que moi se mêlait à mon être ; petit à petit je m’en allais dans la verdure des prés et dans le courant des fleuves, que je regardais passer ; et je ne savais plus où se trouvait mon âme, tant elle était diffuse, universelle, épandue !