jeudi 13 août 2020

Pascal (monopsychisme)


Pascal, préface pour un Traité du vide : 
« [L’homme] s'instruit sans cesse dans son progrès : car il tire avantage non seulement de sa propre expérience, mais encore de celle de ses prédécesseurs, parce qu'il garde toujours dans sa mémoire les connaissances qu'il s'est une fois acquises, et que celles des anciens lui sont toujours présentes dans les livres qu'ils en ont laissés. Et comme il conserve ces connaissances, il peut aussi les augmenter facilement ; de sorte que les hommes sont aujourd'hui en quelque sorte dans le même état où se trouveraient ces anciens philosophes, s'ils pouvaient avoir vieilli jusqu'à présent, en ajoutant aux connaissances qu'ils avaient celles que leurs études auraient pu leur acquérir à la faveur de tant de siècles. De là vient que, par une prérogative particulière, non seulement chacun des hommes s'avance de jour en jour dans les sciences, mais que tous les hommes ensemble y font un continuel progrès à mesure que l'univers vieillit, parce que la même chose arrive dans la succession des hommes que dans les âges différents d'un particulier. De sorte que toute la suite des hommes, pendant le cours de tous les siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement. »

Rappels : 



Proust (monopsychisme)


Proust, Sainte-Beuve et Baudelaire (fin) ; in Contre Sainte-Beuve, Pléiade p. 262 : 
« [Baudelaire] a surtout sur ce dernier portrait une ressemblance fantastique avec Hugo, Vigny et Leconte de Lisle, comme si tous les quatre n’étaient que des épreuves un peu différentes d’un même visage, du visage de ce grand poète qui au fond est un, depuis le commencement du monde, dont la vie intermittente, aussi longue que celle de l’humanité, eut en ce siècle ses heures tourmentées et cruelles, que nous appelons vie de Baudelaire, ses heures laborieuses et sereines, que nous appelons vie de Hugo, ses heures vagabondes et innocentes que nous appelons vie de Gérard et peut-être de Francis Jammes, ses égarements et abaissements sur des buts d’ambition étrangers à la vérité, que nous appelons vie de Chateaubriand et de Balzac, ses égarements et surélévations [lecture douteuse] au-dessus de la vérité, que nous appelons deuxième partie de la vie de Tolstoï, comme de Racine, de Pascal, de Ruskin, peut-être de Maeterlinck, et dont les chants, contradictoires parfois, comme il est naturel dans une si grande œuvre, malgré tout au sein d’ ‘une ténébreuse et profonde unité’, se relient, se comprendraient l’un l’autre si les parties se connaissaient entre elles et, dans nos cœurs qui les ont reçus et s’y reconnaissent, ‘se répondent’ ».

Rappel : 


mercredi 12 août 2020

Flaubert (illustrations)


Flaubert à Ernest Duplan, 12 juin 1862, Corr. III, p. 221-222 : 
« Jamais, moi vivant, on ne m'illustrera, parce que la plus belle description littéraire est dévorée par le plus piètre dessin. Du moment qu'un type est fixé par le crayon, il perd ce caractère de généralité, cette concordance avec mille objets connus qui font dire au lecteur : ‘J’ai vu cela’ ou ‘Cela doit être’. Une femme dessinée ressemble à une femme, voilà tout. L'idée est dès lors fermée, complète, et toutes les phrases sont inutiles, tandis qu'une femme écrite fait rêver à mille femmes. Donc, ceci étant une question d'esthétique, je refuse formellement toute espèce d'illustration. 
Je n'y avais pas pris garde lorsque j'ai vendu Madame Bovary. Lévy, heureusement, n'y a point songé non plus. Mais j'ai arrogamment refusé cette permission à Préault qui me la demandait pour un de ses amis. [...] En résumé : Je suis inflexible quant aux illustrations »

Flaubert à Jules Duplan, 5 juillet 1862, Corr. III, p. 226 : 
« Quant aux illustrations, m'offrirait-on cent mille francs, je te jure qu'il n'en paraîtra pas une. Ainsi il est inutile de revenir là-dessus. Cette idée seule me fait entrer en phrénésie. Je trouve cela stupide, surtout à propos de Carthage. - Jamais, jamais ! Plutôt rengainer le manuscrit indéfiniment au fond de mon tiroir. Donc voilà une question vuidée. [...] Je sais bien que vous allez me trouver complètement insensé. - Mais la persistance que Lévy met à demander des illustrations me fout dans une fureur impossible à décrire. Ah! qu'on me le montre, le coco qui me fera le portrait d'Hannibal. - Et le dessin d'un fauteuil carthaginois ! Il me rendra grand service. Ce n'était guère la peine d'employer tant d'art à laisser tout dans le vague, pour qu'un pignouf vienne démolir mon rêve par sa précision inepte. — Je [ne] me connais plus et je t'embrasse tendrement. Hindigné, faoutre ! »

mardi 11 août 2020

Bouvier (Moharam)


Bouvier (Nicolas), L’Usage du monde, chap. Tabriz-Azerbaydjan :
« La mi-octobre était passée quand eut lieu le Moharam, l’anniversaire du meurtre de l’Imam Hussein, le Vendredi Saint des Musulmans shi’ites. Pour une journée, la ville retentit de clameurs, de sanglots, et bouillonne de fureur fanatique contre des assassins morts depuis treize siècles. La vodka et l’arak coulent à flots, la foule se sent en force, les esprits sont bientôt confus et la journée pourrait bien se terminer par l’émeute, ou le sac de quelques boutiques arméniennes. La police tient donc la rue, les Kurdes qui sont sunnites évitent de se montrer, et les quelques chrétiens de la ville ont avantage à rester chez eux. […] 
Derrière les bannières noires triangulaires défilaient trois groupes de pénitents. Les premiers se contentaient de se frapper la poitrine en sanglotant  ; ceux du deuxième groupe se déchiraient le dos avec un fouet terminé par cinq chaînettes de fer. Ils y allaient carrément ; la peau éclatait et saignait. Les derniers, vêtus de tuniques blanches, portaient de lourds coutelas avec lesquels ils entaillaient leur crâne rasé. La foule soulignait chaque blessure par des cris d’admiration. La famille et les amis qui entouraient ces sacrifiés veillaient à ce qu’ils ne se blessent pas trop gravement, en maintenant un bâton au-dessus de leur tête pour amortir l’élan du couteau. Malgré quoi, chaque année, un ou deux fanatiques s’effondrent, le crâne ouvert, et quittent ce monde trompeur. Le défilé terminé, les plus excités se réunirent encore derrière le bâtiment de la Poste pour une sorte de ronde rythmée par les hurlements des spectateurs. De temps en temps, l’un des danseurs s’interrompait pour s’enfoncer son couteau dans le crâne avec un grand cri. On voyait mal le coup parce que la nuit était presque tombée, mais à vingt mètres on entendait distinctement la lame entailler l’os. Vers les sept heures, la frénésie était devenue telle qu’il fallut arracher leur arme aux danseurs pour les empêcher de se tuer sur place. »

Rappel : Gobineau

lundi 10 août 2020

Vallès (promiscuité)


Vallès, Le Bachelier (avant-dernier chapitre : ‘Le duel’) : 
« C’est devenu terrible ! Dans cette chambre à deux lits éclatent de véritables tempêtes.
C'est trop petit pour nous trois, Legrand, Vingtras et la Misère. - La gueuse! Elle nous fait nous heurter et nous blesser à chaque minute, devant les grabats, les chenets, la table boiteuse.
Nous en sommes arrivés presque à la haine. Elle n'est pas encore sur les lèvres, elle est déjà dans les yeux. - Nous nous insultons du regard pour une porte ouverte, une fenêtre fermée, une chandelle trop tard éteinte : essayant en vain de nous cacher l'un à l'autre ou de nous cacher à nous-mêmes le dégoût et la fureur que nous avons de cette promiscuité.
C'est comme un mariage de bagne, entre forçats jaloux !
Il nous est défendu d'avoir une maîtresse, et nous sommes condamnés à la chasteté.
Si une femme entrait, l'autre devrait partir. Il fait froid dehors ; puis cela viendrait peut-être juste au moment où l'on était bien en train : jamais l'inspiration n'avait été meilleure. - Quel supplice!
Notre envie de travail même est dévorée par cette lutte sourde.
Il y a des moments où, bâtis comme nous sommes, nous nous tirerions dessus si nous avions un pistolet sous la main.
[…] Un soir, Legrand m'a souffleté - pour je ne sais quoi! Je ne le lui ai jamais demandé ; je ne le lui demanderai jamais !
C'est à propos d'une femme, peut-être.
Qu'importe le prétexte !
C'est la goutte de lait qui a fait déborder le vase : je devrais dire la larme amère qui est restée au bout de nos cils pendant nos années de tête-à-tête.
[…] Notre appartement était trop petit pour nos deux volontés […] 
Je songe encore une fois au long accouplement forcé dans la solitude, l'obscurité et la peine. […] »

dimanche 9 août 2020

Jaccotet (arbre)


JaccottetCahier de verdure (« Blason vert et blanc ») Poésie/Gallimard : 
« Je regardais, je m'attardais dans mon souvenir. Cette floraison différait de celle des cerisiers et des amandiers. Elle n'évoquait ni des ailes, ni des essaims, ni de la neige. L'ensemble, fleurs et feuilles, avait quelque chose de plus solide, de plus simple, de plus calme ; de plus épais aussi, de plus opaque. Cela ne vibrait ni ne frémissait comme oiseaux avant l'envol ; cela ne semblait pas non plus commencer, naître ou sourdre, comme ce qui serait gros d'une annonce, d'une promesse, d'un avenir. C'était là, simplement. Présent, tranquille, indéniable. Et, bien que cette floraison ne fût guère plus durable que les autres, elle ne donnait au regard, au coeur, nulle impression de fragilité, de fugacité. Sous ces branches-là, dans cette ombre, il n'y avait pas de place pour la mélancolie.
 Vert et blanc. C'est le blason de ce verger. »