samedi 25 janvier 2025

Comte (travailleurs)

Comte, Discours sur l'esprit positif p. 101 : 

"Depuis que l'action réelle de l'Humanité sur le monde extérieur a commencé, chez les modernes, à s'organiser spontanément, elle exige la combinaison continue de deux classes distinctes très inégales en nombre, mais également indispensables : d'une part, les entrepreneurs proprement dits, toujours peu nombreux, qui, possédant les divers matériaux convenables, y compris l'argent et le crédit, dirigent l'ensemble de chaque opération, en assumant dès lors la principale responsabilité des résultats quelconques ; d'une autre part, les opérateurs directs, vivant d'un salaire périodique et formant l'immense majorité des travailleurs, qui exécutent, dans une sorte d'intention abstraite, chacun des actes élémentaires, sans se préoccuper spécialement de leur concours final. Ces derniers sont seuls immédiatement aux prises avec la nature, tandis que les premiers ont surtout affaire à la société. Par une suite nécessaire de ces diversités fondamentales, l'efficacité spéculative que nous avons reconnue inhérente à la vie industrielle pour développer involontairement l'esprit positif doit ordinairement se faire mieux sentir chez les opérateurs que parmi les entrepreneurs ; car, leurs travaux propres offrent un caractère plus simple, un but plus nettement déterminé, des résultats plus prochains, et des conditions plus impérieuses. L'école positive y devra donc trouver naturellement un accès plus facile pour son enseignement universel, et une plus vive sympathie pour sa rénovation philosophique, quand elle pourra convenablement pénétrer dans ce vaste milieu social."



vendredi 24 janvier 2025

Goncourt (cimetière)

Goncourt, Journal 20 mai1854  : 

— La Chartreuse de Bordeaux : longue allée de platanes entre les troncs desquels, s’étend des deux côtés, un grand champ d’avoine folle, dont les tiges albescentes, à tout moment creusées par la houle, découvrent quelque ange en plâtre agenouillé au pied d’un tombeau. Ce riant pré de la Mort est tout ensoleillé, avec, par-ci par-là, la pâle et aérienne verdure d’un saule pleureur répandu sur une tombe comme les cheveux dénoués d’une femme en larmes.

Soudain, dans le paysage, par une petite allée d’ifs ressemblant à des cippes végétaux, débouchait une bande d’enfants de chœur aux aubes blanches sur des robes rouges, marchant insouciants et ballottant leurs cierges tout de travers, et arrachant sur leur passage, d’une main qui s’ennuie, les hautes herbes de chaque côté du chemin.

Ici la pierre des tombeaux est recouverte d’une mousse rougeâtre, piquetée de noir, tigrée de petites macules blanches et jaunes, et sur laquelle quelques brins d’herbes plantés par le vent sont toujours ondulants et frémissants. Et partout des rosiers qui mettent dans ce cimetière une odeur d’Orient, des rosiers de jardin qui ont le vagabondage de rosiers sauvages et enveloppent de tous côtés la tombe et, se traînant à son pied, la cachent sous des roses si pressées, qu’elles empêchent le passant de lire le nom du mort ou de la morte.

Il est un petit coin réservé aux enfants, encore plus mangé par la végétation, plus disparu dans la verdure et tout plein de petites armoires blanches semées de trois larmes, qui ont l’air de sangsues gorgées d’encre, et où les parents ont enfermé le doux souvenir des pauvres petites années vécues : livres de messe, exemptions, pages d’écriture, un A B C D en tapisserie, brodé par une mère."


jeudi 23 janvier 2025

Aymé (citations)

… pour changer, quelques formules "frappantes" et diverses, tirées des Tiroirs de l'inconnu, le dernier roman de M. Aymé (la 2° est une parodie des Pauvres Gens de V. Hugo) : 


V : "Il m’a semblé qu’il était utile et fortifiant d’admirer une figure plus ou moins imaginée et façonnée avec le meilleur de soi-même."

X : "Je lui parle joliment de la lumière de ses yeux, de la fleur de ses seins. Tiens, dit-elle, en ouvrant son pyjama, les voilà."

XIII : "De même que le bourgeois riche d’argent et d’honneurs, l’homme enrichi de certitudes marxistes ne se reconnaît plus dans l’homme tout court."

XVI "Alors, mon garçon, tu te maries, a dit Jules Bouvillon. Tu as raison. Il faut connaître le fond de la misère humaine."


mercredi 22 janvier 2025

Goncourt (œillades)

Goncourt, Journal 26 mars [1855]  : 

"Placer dans un roman un chapitre sur l’œil et l’œillade de la femme, un chapitre fait avec de longues et sérieuses observations. À ce propos je me rappelle qu’à la prise de voile de Floreska, deux sœurs, deux fillettes du monde, se mirent à me faire l’œil pendant le discours de l’abbé. Dans ce tendre discours et tout allusif à ces noces de l’âme avec Jésus-Christ, à ces fiançailles mystiques, l’œil des deux jeunes filles soulignait, à mon adresse, d’un éclair rapide, tous les mots hyménéens et toutes les phrases suavement et chrétiennement sensuelles."


mardi 21 janvier 2025

Diderot ("digest")

Diderot, Encyclopédie, 1° éd. tome 13 p. 873 [article écrit par D. lui-même] : 

"RÉDACTEUR, s. m. (Gramm.) celui qui s’occupe à rédiger, à réduire sous un moindre volume, à extraire d’un ouvrage les choses essentielles, & à les présenter séparément. Si les livres continuent à se multiplier à l’infini, ce sera un jour une fonction très nécessaire & très-importante que celle de rédacteur. Le titre d’homme de génie sera si difficile à acquérir, & la rédaction des ouvrages publiés si avantageuse, que la considération publique sera accordée aux sous-rédacteurs, que la foule des esprits se portera de ce côté, & que peut-être les rédacteurs venant à leur tour à surabonder, il faudra des rédacteurs de rédactions."


Ce bref texte fort intéressant n'est pas inséré dans l'anthologie parue en Folio-Classique ; mais il est dans  Wikisource et dans les O.C. éd. C.F.L. t. 15 p. 370. 

Le terme de "rédacteur" est conforme à l'étymologie de "rédiger", du latin redigere, « ramener à, réduire à », puis « résumer ; mettre par écrit ». Donc, "digérer", comme le dit le mot anglais, ou le vieux "digeste" juridique français ; cf TLFi : "Recueil méthodique des décisions des plus célèbres jurisconsultes romains. Le Digeste de Justinien"

Cette réduction à divers degrés de brièveté devrait être un des usages de l'IA… La Critique de la raison pure en 100 pages, en 10 pages, en une page… 


lundi 20 janvier 2025

Queneau (violoniste)

Queneau, Loin de Rueil  Folio p. 159 :

"Le garçon était chauve. Il faisait chaud, les femmes parvenaient à sentir plus fort que les frites. La clientèle semblait de joyeuse humeur. Un éculé chevelu vint jouer du violon en souriant de façon servile.

«  Il me fait suer ce con-là », dit Jacques.

Il haussa les épaules.

Le racleur de jambon vint fourrer sa sébile sous le nez des gens en prenant des airs de fumier rossé mais arrogant.

« Quel dégueulasse », dit Jacques en lui allongeant dix ronds."


dimanche 19 janvier 2025

Goethe (création)

Goethe, Entretiens avec Eckermann, 1828 : 


[traduction Delérot] 

"Toute fécondité d'une nature très-élevée, tout ce qui est aperçu important, invention, grande pensée, tout ce qui porte des fruits et a des résultats, tout cela n'obéit à personne et reste au-dessus de toute puissance terrestre. L'homme doit considérer ces choses comme des présents inespérés d'en haut, comme de purs enfants de Dieu, qu'il faut recevoir avec une joie respectueuse et vénérer. — Il y a là comme une puissance démoni(a)que, qui mène l'homme comme elle le veut, pendant qu'il croit agir par lui-même. Dans ces circonstances l'homme doit souvent être considéré comme l'instrument du gouvernement suprême du monde, comme l'outil qui a été jugé digne de recevoir l'impulsion divine. — Je parle ainsi en pensant combien de fois il est arrivé qu'une seule idée ait donné à des siècles entiers une physionomie différente, et qu'un seul homme ait mis sur son temps une empreinte qui se reconnaissait encore dans les générations suivantes et continuait à produire un heureux effet." 


[traduction ?] 

"Toute productivité sublimée, tout aperçu vraiment profond, toute pensée grande et fertile n'est du ressort de personne et se trouve être supérieure aux puissances terrestres. Ce sont des présents inespérés que l'homme reçoit d'en haut, de purs enfants de Dieu, qu'il doit accueillir avec une reconnaissance profonde et vénérer. cela nous rappelle le démonique qui fait de l'homme ce qu'il veut, et auquel l'homme, sans le savoir, s'abandonne, tout en croyant suivre ses propres inclinations. En pareils cas l'homme doit bien souvent être considéré comme l'instrument de la puissance qui régit l'univers, comme un vase reconnu digne d'accueillir un contenu divin. En disant cela, je considère combien de fois une seule idée a changé la physionomie de siècles entiers et combien de fois des individus isolés, par ce qui émanait d'eux, ont marqué leur époque d'une empreinte qu'on reconnaît encore dans les générations suivantes, où elle a continué d'exercer son action bienfaisante."