samedi 6 juin 2020

Céline + Gary-Ajar (timbres d'imminence)

Céline, D’un Château l’autre : 

 « […] un moment des choses et des événements il reste plus qu’un truc : s’asseoir où on mange... ah, puis aussi, les timbres-poste ! je vous oubliais ! chercher des timbres, collectionner !... tous les bureaux de poste que j’ai vus à travers l’Allemagne, pas seulement Siegmaringen, les plus grandes villes, des plus petits hameaux, étaient toujours bourrés de clients, et aux guichets des « collections »... des queues et des queues, collectionner des timbres d’Hitler, tous les prix !... d’un pfennig jusqu’à 50 marks... moi je serais Nasser, moi par exemple, ou Franco ou Salazar, je voudrais voir si mes pommes sont cuites, je voudrais vraiment être renseigné, ce qu’on pense de moi... je demanderais pas à mes polices !... non !... j’irais voir moi-même à la Poste, les queues aux guichets pour mes timbres... votre peuple collectionne ?... c’est que c’est joué !… »


Gary-Ajar, L’Angoisse du roi Salomon chap. XXXV : 

« — Vous devriez demander au roi des Juifs de vous montrer sa collection de timbres-poste, pendant que vous y êtes. Hier, je suis monté pour une fuite et j’ai pu jeter un coup d’œil. Le roi Salomon a dix fois tous les timbres d’Israël, dix fois les mêmes !

J’attendais. J’avais le pressentiment. Je savais qu’avec monsieur Tapu on ne pouvait pas toucher le fond, c’est sans limites.

— Les affaires avant tout, vous comprenez. Tous les Juifs investissent en ce moment dans les timbres d’Israël. Ils se disent que lorsque les Arabes auront supprimé Israël à coups de bombes nucléaires, il ne restera plus que les timbres-poste ! Et alors… Vous pensez !

Il leva un doigt.

— Quand l’État juif aura disparu, ces timbres-poste auront une valeur énorme ! Alors, ils investissent ! »




vendredi 5 juin 2020

Valéry (dionysisme)


Valéry, L'Âme et la danse Pléiade 2-173 : 
« Ô mes amis, ne vous sentez-vous pas enivrés par saccades, et comme par des coups répétés de plus en plus fort, peu à peu rendus semblables à tous ces convives qui trépignent, et qui ne peuvent plus tenir silencieux et cachés leurs démons ? Moi-même, je me sens envahi de forces extraordinaires... Ou je sens qu’elles sortent de moi qui ne savais pas que je contenais ces vertus. Dans un monde sonore, résonnant et rebondissant, cette fête intense du corps devant nos âmes offre lumière et joie... Tout est plus solennel, tout est plus léger, tout est plus vif, plus fort ; tout est possible d’une autre manière ; tout peut recommencer indéfiniment... Rien ne résiste à l’alternance des fortes et des faibles... Battez, battez !... La matière frappée et battue, et heurtée, en cadence ; la terre bien frappée ; les peaux et les cordes bien tendues, bien frappées ; les paumes des mains, les talons, bien frappant et battant le temps, forgeant joie et folie ; et toutes choses en délire bien rythmé, règnent.
Mais la joie croissante et rebondissante tend à déborder toute mesure, ébranle à coups de bélier les murs qui sont entre les êtres. Hommes et femmes en cadence mènent le chant jusqu’au tumulte. Tout le monde frappe et chante à la fois, et quelque chose grandit et s’élève... J’entends le fracas de toutes les armes étincelantes de la vie !... Les cymbales écrasent à nos oreilles toute voix des secrètes pensées. Elles sont bruyantes comme des baisers de lèvres d’airain... »

cf. Vargas Llosa : 

jeudi 4 juin 2020

Giono (rue)

GionoNoé, Pléiade p. 676-678 : 

« […] Les étincelles qui jaillissent de la roue des trolleys rehaussent maintenant les formes et les visages de la foule qui passe sur les trottoirs, achète là-bas, de l'autre côté de la rue, son journal du soir au kiosque à journaux, se plante parfois devant l'étalage du tailleur et celui du charcutier (on commençait à vendre l'an dernier des charcuteries roses et noires). Cette électricité qui les frappe violemment de face, ou coule sur eux de très haut, ou les saisit dans le magnésium d'une forte étincelle bleue, fait ressortir toutes les sinuosités des visages : les nez avides, les bouches goulues ou amères, les mentons, les joues, les oreilles, les creux noirs au fond desquels est complètement cachée cette couleur du regard avec laquelle on peut encore un peu faire illusion.

C'est la forêt de Brocéliande des visages. Au coin des lèvres, au détour des narines, au flanc des joues, sous les oreilles, dans les chevelures, sont tapis et guettent les Merlin, les Mélisande, les Arthur, les Guenièvre, les chevaliers Perceval, rois pêcheurs, poissons avaleurs d'anneaux, chevaux nourris de chair humaine, échiquiers où cliquette le sautillement des pièces qui jouent toutes seules, châteaux bâtis en trompe-l'œil, dont la façade se crève comme un cerceau de cirque, huttes de branchages qui se déploient finalement comme une lunette d'approche en immenses galeries de Versailles fourrées de droite, de gauche, de dessus et de dessous d'escaliers, de couloirs, de portes battantes, de salles, de passerelles, de coursives, de conduits, de caves, d'alcôves, de voûtes bourrées d'échos, de vides, d'ombres et de vanité. »


mercredi 3 juin 2020

Flaubert + Gary-Ajar (balancements)

Flaubert, Bouvard et Pécuchet : 

« D’après ce raisonnement qu'en diminuant la chaleur on entrave les phlegmasies, ils suspendirent dans son fauteuil, aux poutrelles du plafond, une femme affectée de méningite, et ils la balançaient à tour de bras quand le mari survenant les flanqua dehors. » 


Gary-Ajar, La Vie devant soi : 

« Lorsque Monsieur Waloumba est revenu de son boulot, il est monté avec ses copains, ils ont pris Madame Rosa et ils lui ont fait faire un peu d'exercice. Ils l'ont d'abord promenée dans la chambre car ses jambes pouvaient encore servir, et après ils l'ont couchée sur une couverture et ils l'ont balancée un peu pour la remuer à l'intérieur. Ils se sont même marrés à la fin parce que ça leur faisait un effet désopilant de voir Madame Rosa comme une grande poupée et on avait l'air de jouer à quelque chose. […] Le docteur Katz [a dit] qu'il n'avait pas prescrit de jeter Madame Rosa en l'air comme une crêpe pour la remuer mais de la faire marcher ici et là à petits pas avec mille précautions. »


mardi 2 juin 2020

Conrad (jeunesse)


Conrad, Jeunesse (trad. G. Jean-Aubry) : 
« Je n’ai pas besoin de vous dire ce que c’est que de tosser dans une embarcation non pontée. Je me rappelle des nuits et des jours de calme plat, où nous souquions, nous souquions et où le canot semblait immobile comme ensorcelé dans le cercle de l’horizon. Je me rappelle la chaleur, le déluge des grains qui nous obligeaient à écoper sans arrêt pour sauver notre peau (mais qui remplissaient notre baril) et je me rappelle les seize heures d’affilée que nous passâmes, la bouche sèche comme de la cendre, tandis qu’avec un aviron de queue, je tenais mon premier commandement debout à la lame. Je n’avais pas su jusque-là si j’étais vraiment un bon marin. Je me rappelle les visages tirés, les silhouettes accablées de nos deux matelots, et je me rappelle ma jeunesse, ce sentiment qui ne reviendra plus – le sentiment que je pouvais durer éternellement, survivre à la mer, au ciel, à tous les hommes, ce sentiment dont l’attrait décevant nous porte vers des joies, vers des dangers, vers l’amour, vers l’effort illusoire – vers la mort : conviction triomphante de notre force, ardeur de vie brûlant dans une poignée de poussière, flamme au cœur, qui chaque année s’affaiblit, se refroidit, décroît et s’éteint – et s’éteint trop tôt, trop tôt – avant la vie elle-même. »

I need not tell you what it is to be knocking about in an open boat. I remember nights and days of calm when we pulled, we pulled, and the boat seemed to stand still, as if bewitched within the circle of the sea horizon. I remember the heat, the deluge of rain-squalls that kept us baling for dear life (but filled our water-cask), and I remember sixteen hours on end with a mouth dry as a cinder and a steering-oar over the stern to keep my first command head on to a breaking sea. I did not know how good a man I was till then. I remember the drawn faces, the dejected figures of my two men, and I remember my youth and the feeling that will never come back any more—the feeling that I could last for ever, outlast the sea, the earth, and all men; the deceitful feeling that lures us on to joys, to perils, to love, to vain effort—to death; the triumphant conviction of strength, the heat of life in the handful of dust, the glow in the heart that with every year grows dim, grows cold, grows small, and expires—and expires, too soon—before life itself.

lundi 1 juin 2020

Woolf + Valéry (calme)


Woolf, Mrs Dalloway, traduction S. David, p. 53 : 
« La paix entra en elle, la rendit calme, contente, tandis que l'aiguille, attirant doucement la soie jusqu'au bout de sa course paisible, rassemblait les plis verts et les attachait très légèrement à la ceinture. Ainsi, un jour d'été, les vagues se rassemblent, se soulèvent et retombent, se soulèvent et retombent, et le monde entier semble dire : "C'est tout", avec une force de plus en plus grande, si bien que même le cœur, dans le corps étendu au soleil sur la plage, dit aussi : "C'est tout." Ne crains plus, oh ! ne crains plus, dit le cœur qui remet son fardeau à la mer, une mer qui soupire innombrablement pour tous les chagrins, et qui recommence, se soulève et retombe. Et le corps resté seul écoute l'abeille qui passe, la vague qui se brise, le chien qui aboie au loin, au loin. »

« Quiet descended on her, calm, content, as her needle, drawing the silk smoothly to its gentle pause, collected the green folds together and attached them, very lightly, to the belt. So on a summer's day waves collect, overbalance, and fall ; collect and fall ; and the whole world seems to be saying 'that is all’, more and more ponderously, until even the heart in the body which lies in the sun on the beach says too, ‘that is all’. Fear no more, says the heart. Fear no more, says the heart, committing its burden to some sea, which sighs collectively for all sorrows, and renews, begins, collects, lets fall. And the body alone listens to the passing bee, the wave breaking, the dog barking, far away barking and barking. »

Valéry, Marine, in Mélange, Pléiade t. 1 p. 313 : 
"Sur le calme dormeur, plane la mer... Ecoute. Observe l'égalité du calme et l'équivalence des temps.
Ces lentes puissances te gagnent. Ton corps et tes membres sur le sable pèsent de leur poids inanimé. Tes regards touchent le zénith. Ta bouche demeure grande ouverte.
Tu appartiens tout entier à la présence de toutes choses, et tu deviens insensiblement étranger à ta mémoire, à tes amours, à tes énigmes, à toi-même.
La reprise monotone du roulement de la douce houle use et polit indéfiniment la bizarrerie de ton âme, comme sous l'onde s'use et se polit indéfiniment le marbre d'un galet." 




dimanche 31 mai 2020

Valéry (nage 2)


en supplément à : 

Valéry, lettre à G. Fourment, 7 août 1888, Corresp. p. 59-60 : 
« Cette [orth. d’époque pour ‘Sète’], hors du temps et de l’Espace. […]
Je n'ai qu'un plaisir vrai, celui de me baigner dans la mer verte le soleil chauffé de n0000 degrés. J'éprouve des frissons inappréciables en plongeant mes membres lassés par mes 28 Kilo. de route ensoleillée dans l'Onde, et l'Onde me suce, me lèche l'épiderme jusqu'à l'aponévrose. Je vis alors ! Ouy c'est vyvre — et quelles idées m'obsèdent !
O Pétrarque, Longus, Virgile, Pétrone, Boccace, Sade, Borgia, vous tous, Dieux du Corps et de la charnure, Viandes intelligentes à vos plaisirs ! vous qui sur la pointe d'épingle de la Jouissance amonceliez toutes vos forces, nerfs, muscles, os, reste, or, puissance, génie ! vous êtes bien vous les plus grands et vous tenez cette insaisissable Vérité et cette Raison Pure que les Kant, Renouvier, Obliques et autres cherchent dans leurs noumènes biscornus et crochus. »