samedi 11 novembre 2023

Montherlant (colonies)

Montherlant, Le Maître de Santiago acte 1 sc. 4 : 

"La gloire de l'Espagne a été de réduire un envahisseur dont la présence insultait sa foi, son âme, son esprit, ses coutumes. Mais des conquêtes de territoires ! Cela est tellement puéril... Et tellement absurde. Vouloir changer quelque chose dans des territoires conquis, quand il est si urgent de réformer la patrie elle-même, c'est comme vouloir changer quelque chose dans le monde extérieur quand tout est à changer en soi. Et tellement vain. Les princes s'occupent à gagner de nouvelles possessions, qu'ils ne sauront pas comment administrer, ni comment défendre, qui, loin de leur donner de la force, les affaibliront, et qu'enfin ils perdront piteusement, après en avoir reçu un comble d'ennuis. Car nous perdrons les Indes. Les colonies sont faites pour être perdues. Elles naissent avec la croix de mort au front. [...] Les Indes sont le commencement du crépuscule de l'Espagne."



vendredi 10 novembre 2023

Diderot (correction)

Diderot O.C. t. 15 p. 201 : Extr. de l'Encyclopédie, § 'Correct', adj. (Littérat.) : 

"Ce terme désigne une des qualités du style. La correction consiste dans l'observation scrupuleuse des règles de la grammaire. Un écrivain très correct est presque nécessairement froid : il me semble du moins qu'il y a un grand nombre d'occasions où l'on n'a de la chaleur qu'aux dépens des règles minutieuses de la syntaxe ; règles qu'il faut bien se garder de mépriser par cette raison, car elles sont ordinairement fondées sur une dialectique très fine et très solide ; et pour un endroit qui serait gâté par leur observation rigoureuse, et où l'auteur qui a du goût sent bien qu'il faut les négliger, il y en a mille où cette observation distingue celui qui sait écrire et penser, de ce lui qui croit le savoir. En un mot, on ne doit passer à un auteur de pécher contre la correction du style, que lorsqu'il y a plus à gagner qu'à perdre. L'exactitude tombe sur les faits et les choses ; la correction, sur les mots. Ce qui est écrit exactement dans une langue, rendu fidèlement, est exact dans toutes les langues. Il n'en est pas de même de ce qui est correct ; l'auteur qui a écrit le plus correctement pourrait être très incorrect traduit mot à mot de sa langue dans une autre. L'exactitude naît de la vérité, qui est une et absolue ; la correction, de règles de convention et variables." 


jeudi 9 novembre 2023

Ponge (choses)

Ponge, La Rage de l'expression p. 51 :

"Nous ferons des pas merveilleux, l'homme fera des pas merveilleux s'il redescend aux choses (comme il faut redescendre aux mots pour exprimer les choses convenablement) et s'applique à les étudier et à les exprimer en faisant confiance à la fois à son œil, à sa raison et à son intuition, sans prévention qui l'empêche de suivre les nouveautés qu'elles contiennent – et sachant les considérer dans leur essence comme dans leurs détails. Mais il faut en même temps qu'il les refasse dans le logos à partir des matériaux du logos, c'est-à-dire de la parole. Alors seulement sa connaissance, ses découvertes seront solides, non fugitives, non fugaces."


mercredi 8 novembre 2023

Yourcenar (traduction)

Yourcenar, Les Yeux ouverts p. 191 : 

"C'est une responsabilité grave pour le traducteur : l'œuvre de quelqu'un d'autre est mise entre mes mains, et je sais bien que je ne réussirai jamais à tout donner, à tout rendre. […] Un traducteur ressemble à quelqu'un qui fait sa valise. Elle est ouverte devant lui ; il y met un objet, et puis il se dit qu'un autre serait peut-être plus utile, alors il enlève l'objet, puis le remet, parce que, réflexion faite, on ne peut s'en passer. En vérité, il y a toujours des choses que la traduction ne laisse pas transparaître, alors que l'art du traducteur serait de ne rien laisser perdre. On n'est donc jamais réellement satisfait. Mais c'est vrai aussi des livres originaux que nous écrivons, et dont Valéry aurait pu dire qu'ils étaient une traduction de la langue 'self' dans une langue accessible à tous."


mardi 7 novembre 2023

Proust (élocution)

Proust, Du Côté de chez Swann Pléiade ("ancienne") t. 1 p. 203  : 

"[Saniette] avait dans la bouche, en parlant, une bouillie qui était adorable, parce qu'on sentait qu'elle trahissait moins un défaut de la langue qu'une qualité de l'âme, comme un reste de l'innocence du premier âge qu'il n'avait jamais perdue. Toutes les consonnes qu'il ne pouvait prononcer figuraient comme autant de duretés dont il était incapable."


lundi 6 novembre 2023

Montaigne (refoulement)

Montaigne, Essais II, XXXI : 

"Je ne regarde pas tant ce qu'il fait que combien il lui coûte à ne faire pis. Un autre se vantait à moi du règlement et douceur de ses mœurs […]. Je lui disais que c'était bien quelque chose, notamment à ceux comme lui d'éminente qualité sur lesquels chacun a les yeux, de se présenter au monde toujours bien tempérés ; mais que le principal était de pourvoir au-dedans et à soi-même, et que ce n'était pas, à mon gré, bien ménager ses affaires que de se ronger intérieurement : ce que je craignais qu'il fît, pour maintenir ce masque et cette réglée apparence par le dehors. On incorpore la colère en la cachant ; comme Diogène dit à Démosthène, lequel, de peur d'être aperçu en une taverne, se reculait au dedans : 'Tant plus tu recules arrière, tant plus tu y entres'. Je conseille qu'on donne plutôt une buffe à la joue de son valet, un peu hors de saison, que de gêner sa fantaisie pour représenter cette sage contenance. Et aimerais mieux produire mes passions que de les couver à mes dépens : elles s'alanguissent en s'éventant et en s'exprimant ; il vaut mieux que leur pointe agisse au dehors que de la plier contre nous". 


dimanche 5 novembre 2023

Céline (amabilités)

Céline, Féerie pour une autre fois 1 :

"Ils ont tous des pensées les gens, les rencontres, les connaissances, ces temps-ci... Ça va bien faire trois ou quatre mois qu'ils ont des pensées, que je suis plus regardé par personne vraiment en face... l'effet des événements, voilà. Les êtres se comportent presque tous en même temps de la même façon... les mêmes tics... Comme les petits canards autour de leur mère, au Daumesnil, au bois de Boulogne, tous en même temps, la tête à droite !... la tête à gauche ! qu'ils soient dix ! douze... quinze !... pareils ! tous la tête à droite ! à la seconde ! Clémence Arlon me regarde de biais... c'est l'époque... Elle aurait dix... douze... quinze fils... qu'ils biaiseraient de la même façon !"


Céline, Féerie pour une autre fois 2 :

"Quand les gens me donnent plus du «docteur», que c'est plus que : monsieur... c'est qu'ils m'ont sur l'haricot !... qu'ils sont pas très loin de m'insulter... ces deux jeunes filles-là, depuis deux mois... trois mois... elles me regardaient drôle... je les croisais dans l'escalier...

– Bonjour mesdemoiselles !...

Elles passaient... je suis toujours extrêmement courtois... là, je les voyais franchement hostiles... gueules en coin... oh, pas à se gratter !... y avait eu de l'événement qu'on me boude !... Stalingrad entre autres... et d'abord !... les Russes auraient été battus elles m'auraient appelé : professeur... éminent physiothérapeute, génie, tcétéra !... y a rien dans le fond des nénettes que le contre-coup des grandes nouvelles... comment ça va pour votre bazar ?... si ça va mal vous êtes à pendre, si ça va bien on vous étreint, on se vous délecte, on vous hume, on se panouit de votre moindre oui... on vous chérit tous les organes, on vous ensirope miel d'amour, y a pas assez de douceurs de fesses, de bouches, de cœurs, d'épithètes telles rafignolées, pour ce que vous valez comme précieux, Dieu de nom de Dieu d'adorable, joyau à défaillir d'émoi que de vous voir de près... «perle des sens !»... et que de vous voir vous comporter comme un être banal ordinaire !... ah que c'est trop ! vraiment, c'est trop ! c'est indicible !... et de vous voir respirer là ! là ! l'air de tout le monde !... comme tout le monde !... et que vous vous tapez votre croissant ! que vous le craquetez ! grignotez ! et que vous sirotez votre café !... et que vous allez faire vos besoins... vos petits besoins... ah, cette simplicité sublime..."