samedi 28 août 2021

Nothomb (Dieu)

Nothomb, Métaphysique des tubes, incipit :

"Au commencement il n’y avait rien. Et ce rien n’était ni vide ni vague : il n'appelait rien d'autre que lui-même. Et Dieu vit que cela était bon. Pour rien au monde il n'eût créé quoi que ce fût. Le rien faisait mieux que lui convenir : il le comblait.

Dieu avait les yeux perpétuellement ouverts et fixes. S’ils avaient été fermés, cela n'eût rien changé. Il n’y avait rien à voir et Dieu ne regardait rien. Il était plein et dense comme un œuf dur, dont il avait aussi la rondeur et l’immobilité.

Dieu était l’absolue satisfaction. Il ne vou­lait rien, n’attendait rien, ne percevait rien, ne refusait rien et ne s’intéressait à rien. La vie était à ce point plénitude qu'elle n'était pas la vie. Dieu ne vivait pas, il existait.

Son existence n’avait pas eu pour lui de début perceptible. Certains grands livres ont des premières phrases si peu tapageuses qu'on les oublie aussitôt et qu'on a l'impres­sion d'être installé dans cette lecture depuis l'aube des temps. Semblablement, il était impossible de remarquer le moment où Dieu avait commencé à exister. C'était comme s'il avait existé depuis toujours.

Dieu n'avait pas de langage et il n'avait donc pas de pensée. Il était satiété et éter­nité. Et tout ceci prouvait au plus haut point que Dieu était Dieu. Et cette évidence n'avait aucune importance, car Dieu se fichait éperdument d'être Dieu."


vendredi 27 août 2021

Bachelard (marines)

Bachelard, L'Eau et les rêves Livre de poche p. 37-38 : 

"Eugenio d'Ors veut prouver que les conditions d'air et de lumière sont des adjectifs qui ne peuvent nous faire connaître la véritable substance du paysage. Il veut, par exemple, qu'une marine offre 'une consistance architecturale' et il conclut : 'Une marine que l'on pourrait intervertir par exemple, serait un mauvais tableau***. Turner lui-même - si audacieux pourtant, dans les fantasmagories lumineuses - ne se risque jamais à peindre un paysage maritime réversible, c'est-à-dire dans lequel le ciel pourrait être pris pour l'eau et l'eau pour le ciel. Et si l'impressionniste Monet, dans la série équivoque des Nymphéas, a fait ainsi, on peut dire qu'il a trouvé sa pénitence dans le péché ; car jamais les Nymphéas de Monet n'ont été, ni ne seront tenus, dans l'histoire de l'art, pour un produit normal : plutôt pour un caprice, qui, s'il caresse un moment notre sensibilité, manque de tout titre à être accueilli dans les archives ennoblissantes de notre mémoire. Récréation d'un quart d'heure ; objet fongible situé d'ores et déjà dans le voisinage immédiat de ce qui est purement décoratif entre les réalisations de l'art industriel ; frère des arabesques, des tapisseries, des plats de Faenza ; choses, enfin, que l'on voit sans regarder, que l'on saisit sans penser et que l'on oublie sans remords." 


*** Bachelard ne ferme pas les guillemets de la citation ; il est vraisemblable qu'elle s'achève ici.


jeudi 26 août 2021

Oulitskaia (lecture)

Oulitskaïa, Sonietchka traduction Benech, Folio p. 10-11 : 

"Pendant vingt années, de sept à vingt-sept ans, Sonietchka avait lu presque sans discontinuer. Elle tombait en lecture comme on tombe en syncope, ne reprenant ses esprits qu'à la dernière page du livre.

Elle avait pour la lecture un talent peu ordinaire, peut-être même une sorte de génie. Les mots imprimés avaient sur elle un tel empire qu'à ses yeux, les personnages imaginaires existaient au même titre que les êtres vivants, que ses proches, et les nobles souffrances de Natacha Rostov au chevet du prince André mourant avaient la même authenticité que le chagrin déchirant qu'éprouva sa sœur lorsqu'elle perdit sa petite fille de quatre ans par suite d'une négligence stupide : bavardant avec une voisine, elle n'avait pas vu basculer dans le puits la fillette boulotte et pataude au regard paresseux.

Qu'était-ce au juste ? Une incapacité totale à comprendre l'élément de jeu présent dans tout art, la confiance ahurissante d'une enfant attardée, une absence d'imagination abolissant la frontière entre le fictif et le réel, ou bien, au contraire, la faculté de se laisser si complètement absorber par un monde imaginaire que tout ce qui restait en deçà des limites de cet univers perdait son sens et sa substance ?

Ce goût pour la lecture, qui prenait l'allure d'une forme bénigne d'aliénation mentale, la poursuivait jusque dans son sommeil : même ses rêves, on peut dire qu'elle les lisait. Quand elle rêvait de romans historiques palpitants, elle devinait d'après le déroulement de l'intrigue le style des caractères typographiques et, par une sorte d'instinct bizarre, sentait les alinéas et les points de suspension. Cette confusion intérieure liée à sa passion anormale s'aggravait même pendant son sommeil, elle devenait alors une héroïne ou un héros à part entière et vivait à cheval sur la frontière fragile entre la volonté de l'auteur, qu'elle sentait intuitivement et connaissait intellectuellement, et son propre désir de mouvement, d'aventure, d'action..."




mercredi 25 août 2021

Leibniz (Buridan)

Leibniz, Essais de Théodicée 1° partie § 49 : 

"Le cas de l'âne de Buridan entre deux prés, également porté à l'un et à l'autre, est une fiction qui ne saurait avoir lieu dans l'univers, dans l'ordre de la nature [...]. Il est vrai, si le cas était possible, qu'il faudrait dire qu'il se laisserait mourir de faim ; mais dans le fond, la question est sur l'impossible, à moins que Dieu ne produise la chose exprès. Car l'univers ne saurait être mi-parti par un plan tiré par le milieu de l'âne, coupé verticalement suivant sa longueur, en sorte que tout soit égal et semblable de part et d'autre ; comme une ellipse et toute figure dans le plan, du nombre de celles que j'appelle amphidextres, peut être mi-partie ainsi, par quelque ligne droite que ce soit qui passe par son centre : car ni les parties de l'univers, ni les viscères de l'animal ne sont pas semblables, ni également situées de deux côtés de ce plan vertical. Il y aura donc toujours bien des choses dans l'âne et hors de l'âne, quoiqu'elles ne nous paraissent pas, qui le détermineront à aller d'un côté plutôt que de l'autre ; et quoique l'homme soit libre, ce que l'âne n'est pas, il ne laisse pas d'être vrai par la même raison, qu'encore dans l'homme le cas d'un parfait équilibre entre deux partis est impossible, et qu'un ange, ou Dieu au moins, pourrait toujours rendre raison du parti que l'homme a pris, en assignant une cause ou une raison inclinante qui l'a porté véritablement à le prendre, quoique cette raison serait souvent bien composée et inconcevable à nous-mêmes, par ce que l'enchaînement des causes liées les unes avec les autres va loin."

mardi 24 août 2021

Artaud (Héliogabale)

Artaud, Héliogabale ou l'Anarchiste couronné chap. 1 (Le berceau de sperme) : 

"[...] Cet aïeul Bassien, s’appuyant sur un lit comme sur des béquilles, fait avec une femme de hasard ces deux filles, Julia Domna et Julia Mœsa. Il les fait et il les réussit. Elles sont belles. Belles et prêtes pour leur double métier d’impératrices et de catins.

Avec qui a-t-il fait ces filles ? L’Histoire, jusqu’à présent, ne le dit pas. Et nous admettrons que ça n’ait point d’importance, obsédés que nous sommes par les quatre têtes en médaille, de Julia Domna, Julia Mœsa, Julia Sœmia et Julia Mammœa. Car, si Bassianus fait deux filles, Julia Domna et Julia Mœsa ; Julia Mœsa à son tour fait deux filles : Julia Sœmia et Julia Mammœa. Et Julia Mœsa, avec pour mari Sextus Varius Marcellus, mais sans doute fécondée par Caracalla ou Geta (fils de Julia Domna, sa sœur) ou par Gessius Marcianus, son beau-frère, l’époux de Julia Mammœa ; ou peut-être par Septime Sévère, son arrière-beau-frère ; enfante Varius Avitus Bassianus, plus tard surnommé Elagabalus, ou fils des sommets, faux Antonin, Sardanapale, et enfin Héliogabale, nom qui semble être l’heureuse contraction grammaticale des plus hautes dénominations du soleil."


lundi 23 août 2021

Leopardi (nature)

Leopardi, Zibaldone, trad. Schefer § 63-64 : 

"Qu’il était beau le temps où chaque chose vivait selon l’imagination de l’homme et vivait humainement, c’est-à-dire quand tout était habité ou peuplé d’êtres semblables à nous ; quand on était certain que dans les forêts désertes habitaient les belles hamadryades, les faunes, les sylvains, Pan, etc. Lorsqu’on y pénétrait, n’y voyant que solitude, on les imaginait pourtant toutes habitées, comme les sources où demeurent les Naïades, etc., et en étreignant contre son cœur un arbre, on sentait presque palpiter entre ses mains ce que l’on prenait pour une femme ou un homme, tel Cyparis, etc., comme les enfants font avec les fleurs, etc."


Che bel tempo era quello nel quale ogni cosa era viva secondo l'immaginazione umana e viva umanamente cioè abitata o formata di esseri L(Aluguali a noi, quando nei boschi desertissimi si giudicava per certo che abitassero le belle Amadriadi e i fauni e i silvani e Pane ec. ed en-trandoci e vedendoci tutto solitudine pur credevi tutto abitato e così de' fonti abitati dalle Naiadi ec. e stringen-doti un albero al seno te lo sentivi quasi palpitare fra le mani credendolo un uomo o donna come Ciparisso ec. e così de' fiori ec. come appunto i fanciulli.  


dimanche 22 août 2021

Perret (humanité)

Perret (J.), Bande à part Livre de Poche p. 125 : 

"Le dernier homme était resté là, sur le chemin. Il posa son fusil par terre, déboucla son ceinturon d'un geste fébrile, s'empêtra quelques secondes dans ses buffleteries et posa culotte. Sans même nous consulter du regard, Polard et moi prîmes nos dispositions pour épauler.

Un vilain réflexe, mais conforme au métier de franc-tireur qui doit mettre un peu de lâcheté au service de la patrie. L'homme se présentait à nous de trois-quarts, c'est-à-dire que, les fesses encore protégées par le sillage de la patrouille, il faisait face instinctivement au chemin parcouru, comme si les égorgeurs de traînards et les terreurs de la montagne eussent marché à pas de loup, dans l'empreinte des bottes. Tout en lui respirait l'urgence, mais, à dire vrai, le temps qu'il se déboutonnât, impossible d'affirmer si les grimaces de son visage tenaient plus à la peur qu'au travail des boyaux. Il avait une grosse figure plutôt pâle, une figure de paysan en mauvaise santé, mais sans ruse et même un peu simplet, un peu ridicule aussi avec son casque trop petit et couronné de piteux feuillages comme un gros luron bucolique en train de payer ses orgies. Sitôt accroupi, les traits se détendirent brusquement et je garde la vision d'une espèce de béatitude à la sauvette qui est l'une des images de guerre les plus importantes de ma modeste collection. Il arrive un moment où ces choses-là comptent plus que tout au monde, et il y a des gens qui bravent la mort plutôt que de faire dans leur pantalon. L'homme avait une terrible chiasse, une vraie chiasse d'Ostrogoth, qui faisait une pétarade lugubre à travers le vent et la pluie. Je peux même dire que le bruit nous fit une grosse impression et nous ne tirions toujours pas. Le détachement avait pourtant pris de l'avance en bas du chemin, et nous pouvions lâcher impunément notre coup de feu jumelé avant de nous barrer dans les replis de la montagne. Mon fusil était posé, bien immobile, sur un gros caillou, et je tenais l'homme au quart de poil dans ma ligne de mire, en plein dans le ventre, et j'en avais mal au ventre et le coeur sur les lèvres à le prévoir basculant le derrière dans sa crotte ou le nez dans la boue et le fessier au vent. On ne tire pas sur un homme qui débourre ; pas besoin de convention de La Haye pour expliquer la chose. C'est un interdit qui vient du fond des entrailles. Une fois reculotté, l'homme était peut-être un salopard, je ne veux pas le savoir, et cela m'étonnerait parce que les francs salauds s'arrangent toujours pour ne pas se mettre dans des cas pareils, mais, pour l'instant, nous étions liés par une fraternité à l'état brut, une solidarité sans phrase, et bien peu s'en fallut que je n'allasse lui offrir un bout de papier au nom de la condition humaine."