samedi 11 juin 2022

Sapho, Chartier, Labé, Racine (amour)

Sapho, trad. Boileau :

"Je sens de veine en veine une subtile flamme

Courir par tout mon corps, sitôt que je te vois :

Et dans les doux transports où s'égare mon âme.

Je ne saurais trouver de langue ni de voix.

Un nuage confus se répand sur ma vue.

Je n'entends plus : je tombe en de douces langueurs;

Et pâle, sans haleine, interdite, éperdue,

Un frisson me saisit, je tremble, je me meurs."


Sapho trad Brasillach  : 

"À nouveau l'amour, le briseur de membres,

Me tourmente, doux et amer.

Il est insaisissable, il rampe."


Chartier, Rondeau (mis en musique par G. Binchois) :

"Près de ma dame et loin de mon vouloir,

Plein de désir et crainte tout ensemble,

Le cœur me faut et le parler me tremble [...]"


Labé :

"Je vis, je meurs, je me brûle et me noie,

J'ai chaud extrême en endurant froidure : 

La vie m'est trop molle et trop dure.

J'ai grands ennuis entremêlés de joie :

Tout à un coup je ris et je larmoie,

Et en plaisir maint grief tourment n'endure :

Mon bien s'en va, et à jamais il dure :

Tout en un coup je sèche et je verdoie."


Racine, Phèdre : 

"Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue;

Un trouble s'éleva dans mon âme éperdue ;

Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler;

Je sentis tout mon corps et transir et brûler;

Je reconnus Vénus et ses feux redoutables,

D'un sang qu'elle poursuit tourments inévitables."


vendredi 10 juin 2022

Beckett (phrase)

Beckett, Premier amour : 

"Après un moment elle se mit à chanter, et chanta pendant un bon moment, toujours la même chanson je crois, sans changer de position. Je ne connaissais pas la chanson, je ne l’avais jamais entendue et ne l’entendrai jamais plus. Je me rappelle seulement qu’il y était question de citronniers, ou d’orangers, je ne sais plus lesquels, et pour moi c’est un succès, d’avoir retenu qu’il y était question de citronniers, ou d’orangers, car des autres chansons que j’ai entendues dans ma vie, et j’en ai entendu, car il est matériellement impossible on dirait de vivre, même comme je vivais moi, sans entendre chanter à moins d’être sourd, je n’ai rien retenu du tout, pas un mot, pas une note, ou si peu de mots, si peu de notes, que, que quoi, que rien, cette phrase a assez duré."



jeudi 9 juin 2022

Leibniz (monopsychisme)

Leibniz, Considérations sur la doctrine d’un esprit universel unique [1702], éd. Gerhardt p. 221 : 

"Plusieurs personnes ingénieuses ont cru et croient encore aujourd'hui qu'il n'y a qu'un seul Esprit, qui est Universel, et qui anime tout l'univers et toutes ses parties, chacune suivant sa structure et suivant les organes qu'il trouve, comme un même souffle de vent fait sonner différemment divers tuyaux d'orgue [...]. Aristote a paru à plusieurs d'une opinion approchante, qui a été renouvelée par Averroès, célèbre philosophe arabe. Il croyait qu'il y avait en nous un intellectus agens, ou entendement actif, et aussi un intellectus patiens, ou entendement passif ; que le premier, venant du dehors, était éternel et universel pour tous, mais que l'entendement passif, particulier à chacun, s'éteignait dans la mort de l'homme. Cette doctrine a été celle de quelques Péripatéticiens depuis deux ou trois siècles, comme de Pomponazzi, Contarini et autres ; et on en reconnaît les traces dans feu M. Naudé [...]. Lorsqu'on va jusqu'à dire que cet Esprit universel est l'esprit unique, et qu'il n'y a point d'âmes ou esprits particuliers, ou du moins que ces âmes particulières cessent de subsister, je crois qu'on passe les bornes de la raison, et qu'on avance sans fondement une doctrine, dont on n'a pas même de notion distincte. [...] Ce n'est pas assez d'en avoir une imagination, qui en effet n'est fondée que sur une comparaison fort clochante du souffle qui anime les organes de Musique."

mercredi 8 juin 2022

Bossuet (curiosité)

Bossuet, Sermon sur la mort p. 130-131 : 

"Entre toutes les passions de l'esprit humain, l'une des plus violentes, c'est le désir de savoir ; et cette curiosité fait qu'il épuise ses forces pour trouver ou quelque secret inouï dans l'ordre de la nature ou quelque adresse inconnue dans les ouvrages de l'art, ou quelque raffinement inusité dans la conduite des affaires. Mais, parmi ces vastes désirs d'enrichir notre entendement par des connaissances nouvelles, la même chose nous arrive qu'à ceux qui, jetant bien loin leurs regards, ne remarquent pas les objets qui les environnent : je veux dire que notre esprit, s'étendant par de grands efforts sur des choses fort éloignées, et parcourant, pour ainsi dire, le ciel et la terre, passe cependant si légèrement sur ce qui se présente à lui de plus près, que nous consumons toute notre vie, toujours ignorants de ce qui nous touche ; et non seulement de ce qui nous touche, mais encore de ce que nous sommes. "



mardi 7 juin 2022

Saint-Amant (sonnet)

Saint-Amant,  Le paresseux (1631)


Accablé de paresse et de mélancolie,

Je rêve dans un lit où je suis fagoté,

Comme un lièvre sans os qui dort dans un pâté

Ou comme un Don Quichotte en sa morne folie. 


Là, sans me soucier des guerres d’Italie,

Du comte Palatin, ni de sa royauté,

Je consacre un bel hymne à cette oisiveté

Où mon âme en langueur  est comme ensevelie.


Je trouve ce plaisir si doux et si charmant,

Que je crois que les biens me viendront en dormant,

Puisque je vois déjà s’en enfler ma bedaine,


Et hais tant le travail que, les yeux entr’ouverts,

Une main hors des draps, cher Baudoin, à peine

Ai-je pu me résoudre à t’écrire ces vers.


lundi 6 juin 2022

Gide (art, nature, contrainte 2)

Gide, L'évolution du théâtre, in Nouveaux Prétextes :

"[...] L'art n'aspire à la liberté que dans les périodes malades ; il voudrait être facilement. Chaque fois qu'il se sent vigoureux, il cherche la lutte et l'obstacle. Il aime faire éclater ses gaines, et donc il les choisit serrées. N'est-ce pas dans les périodes où déborde le plus la vie, que tourmente le besoin des formes les plus strictes, les plus pathétiques génies ? De là, l'emploi du sonnet, lors de la luxuriante Renaissance, chez Shakespeare, chez Ronsard, Pétrarque, Michel-Ange même ; l'emploi des tierces-rimes chez Dante ; l'amour de la fugue chez Bach ; cet inquiet besoin de la contrainte de la fugue dans les dernières œuvres de Beethoven. Que d'exemples citer encore ! Et faut-il s'étonner que la force d'expansion du souffle lyrique soit en raison de sa compression ; ou que ce soit la pesanteur à vaincre qui permette l'architecture ?

Le grand artiste est celui qu'exalte la gêne, à qui l'obstacle sert de tremplin. C'est au défaut même du marbre que Michel-Ange dut, raconte-t-on, d'inventer le geste ramassé du Moïse. C'est par le nombre restreint des voix dont pouvoir à la fois disposer sur la scène que, contraint, Eschyle dut d'inventer le silence de Prométhée lorsqu'on l'enchaîne au Caucase. La Grèce proscrivit celui qui ajouta une corde à la lyre. L'art naît de contrainte, vit de lutte, meurt de liberté."


dimanche 5 juin 2022

Gide (art, nature, contrainte 1)

Gide, L'évolution du théâtre, in Nouveaux Prétextes :

"Chaque fois que l'art languit, on le renvoie à la nature, comme on mène un malade aux eaux. La nature hélas ! n'y peut mais : il y a quiproquo. Je consens qu'il soit bon parfois que l'art se remette au vert, et s'il pâlit d'épuisement, qu'il quête dans les champs, dans la vie, quelque regain de vigueur. Mais les Grecs nos maîtres savaient bien qu'Aphrodite ne naît point d'une fécondation naturelle. La beauté ne sera jamais une production naturelle ; elle ne s'obtient que par une artificielle contrainte. Art et nature sont en rivalité sur la terre. Oui, l'art embrasse la nature, il embrasse toute la nature, et l'étreint ; mais se servant du vers célèbre il pourrait dire :

J'embrasse mon rival, mais c'est pour l'étouffer.

L'art est toujours le résultat d'une contrainte. Croire qu'il s'élève d'autant plus haut qu'il est plus libre, c'est croire que ce qui retient le cerf-volant de monter, c'est sa corde. La colombe de Kant, qui pense qu'elle volerait mieux sans cet air qui gêne son aile, méconnaît qu'il lui faut, pour voler, cette résistance de l'air où pouvoir appuyer son aile. C'est sur de la résistance, de même, que l'art doit pouvoir s'appuyer pour monter."