samedi 18 février 2023

Tchékhov (campagne)

Tchékhov, Lettre à Alexeï Sergueevitch Souvorine (Bouquins) :

"Le 30 mai 1888, Soumy

"Je vis au bord du Psel, dans les dépendances d’un vieux domaine seigneurial. J’ai loué la datcha sans l’avoir vue, au hasard, et pour le moment je n’ai pas encore eu à m’en repentir. La rivière est large, profonde, abondante en îles, poissons, écrevisses, les berges sont belles, il y a beaucoup de verdure… Mais surtout, il y a tant d’espace qu’il me semble avoir, en échange de mes cent roubles, obtenu le droit de vivre dans un espace dont on ne voit pas la fin. La nature et la vie sont conformes au cliché qui a maintenant tant vieilli et que, dans les salles de rédaction, on met au rebut : sans parler des rossignols qui chantent jour et nuit, de l’aboiement des chiens que l’on entend de loin, des vieux jardins à l’abandon, des tristes domaines très poétiques et hermétiquement clos que hantent les âmes de belles femmes, sans parler des vieux serfs-laquais qui sentent le sapin, des jeunes filles qui aspirent à tous les clichés de l’amour, j’ai même à proximité le cliché tant éculé d’un moulin à aubes (seize), avec meunier et sa fille toujours assise à la fenêtre à visiblement attendre quelque chose. Tout ce que je vois et entends maintenant, il me semble le connaître depuis la nuit des temps grâce aux contes et récits d’autrefois."



vendredi 17 février 2023

Toulet (progéniture)

Toulet, Mon amie Nane XI, III : 

"La manie de faire des enfants est une des moins guérissables qu'il y ait au monde. On a vu des épouses chrétiennes faire douze petits de suite ; d'autres en mettre au monde jusqu'à trois à la fois, et tous les trois, horrible détail, – viables. Les ménages ouvriers surtout sont incorrigibles : couples naïfs, insoucieux d'une porcelaine où entendre clapoter Malthus. Les Lemploy eurent donc un second lardon, puis une môme et un mioche, suivis d'un moutard. Aucun d'eux ne mourait, et ils mangeaient tous comme des enfants de pauvres.."




jeudi 16 février 2023

Baudelaire (nature)

Baudelaire , Lettre à F. Desnoyers :

"Mon cher Desnoyers, vous me demandez des vers pour votre petit volume, des vers sur la Nature, n’est-ce pas ? sur les bois, les grands chênes, la verdure, les insectes, – le soleil, sans doute ? Mais vous savez bien que je suis incapable de m’attendrir sur les végétaux, et que mon âme est rebelle à cette singulière Religion nouvelle, qui aura toujours, ce me semble, pour tout être spirituel je ne sais quoi de shocking. Je ne croirai jamais que l’âme des Dieux habite dans les plantes, et, quand même elle y habiterait, je m’en soucierais médiocrement, et considérerais la mienne comme d’un bien plus haut prix que celle des légumes sanctifiés. J’ai même toujours pensé qu’il y avait dans la Nature, florissante et rajeunie, quelque chose d’affligeant, de dur, de cruel, – un je ne sais quoi qui frise l’impudence. Dans l’impossibilité de vous satisfaire complètement suivant les termes stricts du programme, je vous envoie deux morceaux poétiques, qui représentent à peu près la somme des rêveries dont je suis assailli aux heures crépusculaires. Dans le fond des bois, enfermé sous ces voûtes semblables à celles des sacristies et des cathédrales, je pense à nos étonnantes villes, et la prodigieuse musique qui roule sur les sommets me semble la traduction des lamentations humaines.  C. B."



mercredi 15 février 2023

Mirbeau (domestique)

Mirbeau, Journal d'une femme de chambre chap. VIII : 

"Un domestique, ce n’est pas un être normal, un être social… C’est quelqu’un de disparate, fabriqué de pièces et de morceaux qui ne peuvent s’ajuster l’un dans l’autre, se juxtaposer l’un à l’autre… C’est quelque chose de pire : un monstrueux hybride humain… Il n’est plus du peuple, d’où il sort ; il n’est pas, non plus, de la bourgeoisie où il vit et où il tend… Du peuple qu’il a renié, il a perdu le sang généreux et la force naïve… De la bourgeoisie, il a gagné les vices honteux, sans avoir pu acquérir les moyens de les satisfaire… et les sentiments vils, les lâches peurs, les criminels appétits, sans le décor, et, par conséquent, sans l’excuse de la richesse… L’âme toute salie, il traverse cet honnête monde bourgeois et rien que d’avoir respiré l’odeur mortelle qui monte de ces putrides cloaques, il perd, à jamais, la sécurité de son esprit, et jusqu’à la forme même de son moi… Au fond de tous ces souvenirs, parmi ce peuple de figures où il erre, fantôme de lui-même, il ne trouve à remuer que de l’ordure, c’est-à-dire de la souffrance… Il rit souvent, mais son rire est forcé. Ce rire ne vient pas de la joie rencontrée, de l’espoir réalisé, et il garde l’amère grimace de la révolte, le pli dur et crispé du sarcasme. Rien n’est plus douloureux et laid que ce rire ; il brûle et dessèche…"



mardi 14 février 2023

Valéry (philosophes)

Valéry, lettre à Albert Coste, 1915 (in Valéry vivant, Cahiers du Sud (1946) p. 269 : 

"À quoi ont abouti les siècles de métaphysique ? Pas à une quelconque vérité. Il n’y a de vrai que le vérifiable. Mais ce n’est pas en vain qu’ils ont ergoté. Certes, tous leurs résultats sont échec et mat. Hors de cause, leurs constructions*, leurs formules, leur terminologie et surtout, leurs désirs ou prétentions naïves.

Mais leurs surenchères, leurs luttes, leur bonne volonté et leur mauvaise foi ont tiré de l’animal pensant bien des mouvements et des ruses. La dialectique, lasse de jouer sur la Trinité, sur l’Être et parmi les Essences, s’est trouvée prête, fine, juste le jour qu’il a fallu débrouiller la chute des corps et la puissance du feu. Voilà en quoi je m’intitulerais Philosophe Sportif. La conception d'un système semble aussi fausse que celle d'un outil universel."


* et non "contradictions", comme l'écrit fautivement J. Bouveresse dans un excellent article ("De la philosophie considérée comme un sport")



lundi 13 février 2023

Diderot (genou)

Diderot, Jacques le Fataliste : 

"Lorsque les deux chevaux essoufflés reprirent leur pas ordinaire, Jacques dit à son maître: "Eh bien, monsieur, qu'en pensez-vous ? 

- De quoi ? 

- De la blessure au genou. 

- Je suis de ton avis ; c'est une des plus cruelles. 

- Au vôtre ? 

- Non, non, au tien, au mien, à tous les genoux du monde. 

- Mon maître, mon maître, vous n'y avez pas bien regardé ; croyez que nous ne plaignons jamais que nous. 

- Quelle folie ! 

- Ah! si je savais dire comme je sais penser ! Mais il était écrit là-haut que j'aurais les choses dans ma tête, et que les mots ne me viendraient pas.

Ici Jacques s'embarrassa dans une métaphysique très subtile et peut-être très vraie. Il cherchait à faire concevoir à son maître que le mot douleur était sans idée, et qu'il ne commençait à signifier quelque chose qu'au moment où il rappelait à notre mémoire une sensation que nous avions éprouvée. Son maître lui demanda s'il avait déjà accouché. 

- Non, lui répondit Jacques. 

- Et crois-tu que ce soit une grande douleur que d'accoucher ? 

- Assurément ! 

- Plains-tu les femmes en mal d'enfant ? 

- Beaucoup. 

- Tu plains donc quelquefois un autre que toi ? 

- Je plains ceux ou celles qui se tordent les bras, qui s'arrachent les cheveux, qui poussent des cris, parce que je sais par expérience qu'on ne fait pas cela sans souffrir ; mais pour le mal propre à la femme qui accouche, je ne le plains pas : je ne sais ce que c'est, Dieu merci ! Mais pour en revenir à une peine que nous connaissons tous deux, l'histoire de mon genou, qui est devenu le vôtre par votre chute... 

- Non, Jacques ; l'histoire de tes amours qui sont devenues miennes par mes chagrins passés."


dimanche 12 février 2023

Hegel (art)

Hegel, Esthétique, trad. S. Jankelevitch, Aubier, t. 1, p. 31 :

"Le contenu peut-être tout à fait indifférent et ne présenter pour nous, dans la vie ordinaire, en dehors de sa représentation artistique, qu'un intérêt momentané. C'est ainsi, par exemple, que la peinture hollandaise a su recréer les apparences fugitives de la nature et en tirer mille et mille effets. Velours, éclats de métaux, lumière, chevaux, soldats, vieilles femmes, paysans répandant autour d'eux la fumée de leurs pipes, le vin brillant dans des verres transparents, gars en vestes sales jouant aux cartes, tous ces sujets et des centaines d'autres qui, dans la vie courante, nous intéressent à peine, car nous-mêmes, lorsque nous jouons aux cartes ou lorsque nous buvons et bavardons de choses et d'autres, y trouvons des intérêts tout à fait différents, défilent devant nos yeux lorsque nous regardons ces tableaux. Mais ce qui nous attire dans ces contenus, quand ils sont représentés par l'art, c'est justement cette apparence de cette manifestation des objets, en tant qu'oeuvres de l'esprit qui fait subir au monde matériel, extérieur et sensible, une transformation en profondeur. Au lieu d'une laine, d'une soie réelles, de cheveux, de verres, de viandes et de métaux réels, nous ne voyons en effet que des couleurs, à la place de dimensions totales dont la nature a besoin pour se manifester nous ne voyons qu'une simple surface, et, cependant, l'impression que nous laissent ces objets peints est la même que celle que nous recevrions si nous nous trouvions en présence de leurs répliques réelles... Grâce à cette idéalité l'art imprime une valeur à des objets insignifiants en soi et que, malgré leur insignifiance, il fixe pour lui en en faisant son but et en attirant notre attention sur des choses qui, sans lui, nous échappaient complètement. L'art remplit le même rôle par rapport au temps et, ici encore, il agit en idéalisant. Il rend durable ce qui, à l'état naturel, n'est que fugitif et passager ; qu'il s'agisse d'un sourire instantané, d'une rapide contraction sarcastique de la bouche, ou de manifestations à peine perceptibles de la vie spirituelle de l'homme, ainsi que d'accidents et d'événements qui vont et viennent, qui sont là pendant un moment pour être oubliés aussitôt, tout cela l'art l'arrache à l'existence périssable et évanescente, se montrant en cela encore supérieur à la nature."