samedi 2 juillet 2022

Malebranche (bonheur et perfection)

Malebranche, Traité de Morale II, IV § VIII : 

"Il faut observer que dans l'état où nous sommes maintenant, il arrive souvent que notre bonheur et notre perfection se combattent, et qu'il est nécessaire de prendre parti ; ou de sacrifier sa perfection à son bonheur, ou son bonheur à sa perfection ; ou l'amour de l'ordre à son plaisir, ou son plaisir à l'amour de l'ordre. Or, quand on sacrifie son bonheur à sa perfection, son plaisir à l'amour de l'ordre, on mérite. Car on obéit à la Loi Divine, à ses propres dépens, et par là on prononce hautement que Dieu est juste et puissant ; jugement conforme à celui que Dieu porte de lui-même. Car nos actions ne sont méritoires que lorsqu'elles expriment les jugements que Dieu porte de ses attributs. On abandonne à Dieu ce qui dépend uniquement de lui, notre félicité, et par cette soumission on rend honneur à sa puissance. Il dépend en partie de nous d'obéir à la Loi Divine ; et il n'en dépend nullement de jouir du bonheur. Ainsi nous devons remettre entre les mains de Dieu notre propre félicité, et nous appliquer uniquement à notre perfection."


vendredi 1 juillet 2022

Balzac (vocation)

Balzac, La Rabouilleuse : 

"[...] Apprenez, si vous ne le savez pas, qu’un grand artiste est un roi, plus qu’un roi : d’abord il est plus heureux, il est indépendant, il vit à sa guise ; puis il règne dans le monde de la fantaisie. Or, votre fils a le plus bel avenir ! des dispositions comme les siennes sont rares, elles ne se sont dévoilées de si bonne heure que chez les Giotto, les Raphaël, les Titien, les Rubens, les Murillo ; car il me semble devoir être plutôt peintre que sculpteur. Jour de Dieu ! si j’avais un fils semblable, je serais aussi heureux que l’Empereur l’est de s’être donné le roi de Rome ! Enfin, vous êtes maîtresse du sort de votre enfant. Allez, madame ! faites-en un imbécile, un homme qui ne fera que marcher en marchant, un misérable gratte-papier : vous aurez commis un meurtre. J’espère bien que, malgré vos efforts, il sera toujours artiste. La vocation est plus forte que tous les obstacles par lesquels on s’oppose à ses effets ! La vocation, le mot veut dire l’appel, eh ! c’est l’élection par Dieu ! Seulement vous rendrez votre enfant malheureux !"



mercredi 29 juin 2022

Yourcenar (mortalité)

Yourcenar, Un Homme obscur : 

"À mesure que son délabrement charnel augmentait, comme celui d’une habitation de terre battue ou d’argile délitée par l’eau, on ne sait quoi de fort et de clair lui semblait luire davantage au sommet de lui-même, comme une bougie dans la plus haute chambre de la maison menacée. Il supposait que cette chandelle s’éteindrait sous la masure effondrée ; il n’en était pas sûr. On verrait bien, ou au contraire on ne verrait pas. Il optait pourtant de préférence pour l’obscurité totale, qui lui semblait la solution la plus désirable : personne n’avait besoin d’un Nathanaël immortel. Ou peut-être la petite flamme claire continuerait à brûler, ou à se rallumer, dans d’autres corps de cire, sans même le savoir, ou se soucier d’avoir déjà eu un nom."


Steinbeck (matin)

SteinbeckRue de la sardine, trad. Paz, chap. XIV :

"Le lever du jour est un moment magique, dans la Rue de la Sardine. Quand le soleil n'a pas encore percé l'horizon gris, la Rue paraît suspendue hors du temps, enveloppée d'une lueur d'argent. Les réverbères sont éteints, l'herbe prend des tons d'émeraude, la ferraille des conserveries prend des reflets de perle, de platine, et d'étain vieilli. Pas encore d'automobiles. Le progrès, les affaires, tout dort. Rien que le va-et-vient des vagues contre les pilotis des conserveries. C'est la paix absolue, c'est le repos, le temps lui-même s'est effacé. Les chats sortent des buissons, glissent sur terre à pas sirupeux, à la recherche des têtes de poissons. Les chiens matineux paradent majestueusement, en quête eux aussi, de leur provende. Les mouettes aux ailes déployées viennent se poser côte à côte sur les toits des conserveries, attendant leur festin d'ordures. La brise marine, venue de la Station Hopkins, porte l'aboiement des lions de mer, on dirait celui d'une meute ; l'air est frais ; derrière les maisons, dans les jardins, les taupes sortent de leurs trous, bousculent les petits monticules de terre emperlée de rosée, et ramènent des fleurs dans leurs trous. Presque personne : juste ce qu'il faut pour donner l'impression de la solitude et de l'abandon."


Note :

la traduction donne "en quête eux aussi, de leur provende" là où l'original (picking and choosing judiciously whereon to pee) dit, tout simplement et tout autrement, "sur quoi pisser". Etrange pudeur qui gomme  le moment maximum du contraste entre la poésie du passage et le prosaïque de son contenu. Donc qui gomme le moment le plus significatif du texte et de son intention... 

Le mot "matineux" est poétique, bien venu pour le sens, mais équivoque (le matin / le mâtin) ; mais on  oublie "Silent early morning dogs". Que les chiens soient silencieux ne compte pas pour rien dans cette page "suspended out of time".


Early morning is a time of magic in Cannery Row. In the gray time after the light has come and before the sun has risen, the Row seems to hang suspended out of time in a silvery light. The street lights go out, and the weeds are a brilliant green. The corrugated iron of the canneries glows with the pearly lucency of platinum or old pewter. No automobiles are running then. The street is silent of progress and business. And the rush and drag of the waves can be heard as they splash in among the piles of the canneries. It is a time of great peace, a deserted time, a little era of rest. Cats drip over the fences and slither like syrup over the ground to look for fish heads. Silent early morning dogs parade majestically picking and choosing judiciously whereon to pee. The sea gulls come flapping in to sit on the cannery roofs to await the day of refuse. They sit on the roof peaks shoulder to shoulder. From the rocks near the Hopkins Marine Station comes the barking of sea lions like the baying of hounds. The air is cool and fresh. In the back gardens the gophers push up the morning mounds of fresh damp earth and they creep out and drag flowers into their holes. Very few people are about, just enough to make it seem more deserted than it is."


 

mardi 28 juin 2022

Tocqueville (révolutionnaires)

Tocqueville, L'ancien Régime et la révolution p. 252 : 

"[...] Les lois religieuses ayant été abolies en même temps que les lois civiles étaient renversées, l'esprit humain perdit entièrement son assiette ; il ne sut plus à quoi se retenir ni où s'arrêter, et l'on vit apparaître des révolutionnaires d'une espèce inconnue, qui portèrent l'audace jusqu'à la folie, qu'aucune nouveauté ne put surprendre, aucun scrupule ralentir, et qui n'hésitèrent jamais devant l'exécution d'un dessein. Et il ne faut pas croire que ces êtres nouveaux aient été la création isolée et éphémère d'un moment, destinée à passer avec lui ; ils ont formé depuis une race qui s'est perpétuée et répandue dans toutes les parties civilisées de la terre, qui partout a conservé la même physionomie, les mêmes passions, le même caractère."


dimanche 26 juin 2022

Céline (mesure)

Céline, Voyage au bout de la nuit , Pléiade p. 425 :

"Retenez bien ceci, Ferdinand, ce qui est le commencement de la fin de tout, c'est le manque de mesure ! La façon dont elle a commencé, la grande débandade, je suis bien placé pour vous le raconter... Par les fantaisies de la mesure que ça a commencé ! Par les outrances étrangères ! Plus de mesure, plus de force ! C'était écrit ! Alors au néant tout le monde ? Pourquoi pas ? Tous ? C'est entendu ! Nous n'y allons pas, d'ailleurs, on y court ! C'est une véritable ruée ! Je l'ai vu, moi, l'esprit, Ferdinand, céder peu à peu de son équilibre et puis se dissoudre dans la grande entreprise des ambitions apocalyptiques ! Cela commença vers 1900... C'est une date ! A partir de cette époque ce ne fut plus dans le monde en général et dans la psychiatrie en particulier qu'une course frénétique à qui deviendrait plus pervers, plus salace, plus original, plus dégoûtant, plus créateur, comme ils disent, que le petit copain [...]. Nous voici en plein déluge !"


Yourcenar (abstraction)

Yourcenar, Un Homme obscur, Pléiade p. 967 : 

"— Il me semble que Monsieur réussit à joindre et à lier entre elles les choses, et par là j'entends aussi les objets, les notions des hommes, à l'aide de mots plus fins et plus forts que les choses ne sont. Et quand les mots ne lui suffisent plus, par des chiffres, des lettres et des signes, comme par des filins d'acier... — C'est ce qu'on appelle la logique et l'algèbre, dit le philosophe avec un sourire de fierté. Des équations parfaitement nettes, toujours justes, quelles que soient les notions ou les matières auxquelles on puisse les rapporter. — Sauf le respect dû à Monsieur, il me semble que les choses ainsi enchaînées meurent sur place et se détachent de ces symboles et de ces mots comme des chairs qui tombent..."