samedi 18 avril 2020

Nabokov (zoo)


Nabokov, Lettre à Véra, 6 mars 1926 (traduction L. Troubetzkoï) : 
« Nous nous sommes retrouvés à la gare de Charlottenburg (moi dans mon pantalon tout neuf, très large, gris cendré) et sommes allés au zoo. Ah, quel paon blanc il y a là-bas ! Il avait déployé sa queue et elle ressemblait à du givre étincelant sur des branches en forme d’étoile - ou à un flocon de neige agrandi mille fois - et cette magnifique queue dépliée comme un éventail bombé - bombé à l’arrière comme une crinoline gonflée par le vent - craquait par moments de toutes ses lamelles givrées. Ensuite, dans le pavillon des singes, nous avons vu deux énormes orangs-outangs roux : le mari, à la barbe rousse, se déplaçait lentement, avec une sorte de dignité patriarcale, il se grattait solennellement, ôtait solennellement une crotte de son nez (il était enrhumé) et suçait bruyamment son doigt. Il y avait aussi une brave chienne aux mamelles pendantes qui venait d’allaiter deux lionceaux dodus en train de regarder de leurs yeux jaunes, assis sur leur derrière, le gardien peindre la balustrade devant leur cage*. Et d’autres regards d’animaux étaient étonnants : la mère des lionceaux essayant d’apercevoir derrière le coin de sa cage celle où étaient ses petits avec leur nourrice canine — tandis que leur père regardait pensivement la croupe d’un percheron attelé à une charrette d’où un ouvrier déchargeait des planches.  »

* on songe, en transposant, à la postface de l'auteur pour Lolita (Pléiade 1137-1138) : 
« C’est à Paris, à la fin de 1939 ou au tout début de 1940, à une période où j'étais alité à la suite d'une grave crise de névralgie intercostale, que je ressentis en moi la première petite palpitation de Lolita. Si je me souviens bien, le frisson d'inspiration initial fut provoqué bizarrement par un article paru dans un journal à propos d'un singe du Jardin des Plantes qui, après avoir été cajolé pendant des mois par un chercheur scientifique, finit par produire le premier dessin au fusain jamais réalisé par un animal : cette esquisse représentait les barreaux de la cage de la pauvre créature. »
« The first little throb of Lolita went through me late in 1939 or early in 1940, in Paris, at a time when I was laid up with a severe attack of intercostal neuralgia. As far as I can recall, the initial shiver of inspiration was somehow prompted by a newspaper story about an ape in the Jardin des Plantes, who, after months of coaxing by a scientist, produced the first drawing ever charcoaled by an animal: this sketch showed the bars of the poor creature’s cage.  »

vendredi 17 avril 2020

Welty (jazz)


Welty (Eudora), Powerhouse, début (1941) trad. Gresset : 

« Powerhouse à l'affiche !
Il est en tournée : « Powerhouse et son clavier », « Powerhouse et ses Tasmaniens » - pensez à tous ces noms qu'il se donne ! II n'a pas son pareil au monde. On ne sait même pas ce qu'il est : « nègre ? » - il ressemble davantage à un Asiatique, à un singe, à un Juif, à un Babylonien, à un Péruvien, à un fanatique, à un diable. Il a de grands yeux gris pâle, de lourdes paupières toutes cornées comme peut-être celles d'un lézard, mais ses yeux, quand ils sont ouverts, sont immenses et tout brillants. Il a des pieds africains de la plus grande taille, qui frappent le sol en même temps de chaque côté des pédales. Il n'est pas noir comme du charbon - plutôt café au lait - et, quand sa bouche est fermée, il a l'air d'un pasteur, mais, quand elle s'ouvre, elle est immense et indécente. Et elle n'arrête pas de remuer comme celle d'un singe qui cherche quelque chose. Quand il improvise et qu'il trouve une mélodie légère, enfantine - smooch - c'est avec sa bouche qu'il la savoure.
Comment peut-il être ce qu'il est ? Quand on le voit jouer, c'est cette question qu'on se pose. Vous savez bien, ces gens qu'on voit sur une scène - des gens à la peau plus sombre que la nôtre -, ils sont si souvent merveilleux, effrayants !
Voici un air de danse blanc. Powerhouse n'est pas un exhibitionniste comme les gars de Harlem, il n’est pas soûl, il n'est pas fou, - il est en transe ; c'est un être de joie, un fanatique. Il écoute autant qu'il joue, avec au visage une expression de ravissement, à la fois hideux et puissant. De grands sourcils arqués qui n'arrêtent pas de voyager - comme ceux d'un Juif-, des sourcils de Juif errant. Quand il joue, il martèle tellement le piano et le tabouret qu'il les use en un rien de temps. Il est toujours en mouvement - quoi de plus indécent ? Le voici avec son énorme tête, son gros ventre, ses jambes courtes et rondes comme des pistons, et ses gros doigts boudinés, robustes et jaunes - au repos, ils sont grands comme des bananes. Naturellement, vous savez comment sonne son piano - vous l'avez entendu jouer sur disque - mais ça n'empêche : il faut le voir. Il bouge sans arrêt, comme on patine sur une patinoire ou comme on rame dans un bateau. Ça attire tout le monde, ici, dans cette salle sans ombre, à charpente métallique […] »

Powerhouse is playing!
He's here on tour from the city--"Powerhouse and His Keyboard"--"Powerhouse and His Tasmanians"--think of the things he calls himself! There's no one in the world like him. You can't tell what he is. "Negro man"?--he looks more Asiatic, monkey, Jewish, Babylonian, Peruvian, fanatic, devil. He has pale gray eyes, heavy lids, maybe horny like a lizard's, but big glowing eyes when they're open. He has African feet of the greatest size, stomping, both together, on each side of the pedals. He's not coal black--beverage colored--looks like a preacher when his mouth is going every minute: like a monkey's when it looks for something. Improvising, coming on a light and childish melody--smooch--he loves it with his mouth.
Is it possible that he could be this! When you have him there performing for you, that's what you feel. You know people on a stage--and people of a darker race--so likely to be marvelous, frightening.
This is a white dance. Powerhouse is not a show-off like the Harlem boys, not drunk, not crazy--he's in a trance; he's a person of joy, a fanatic. He listens as much as he performs, a look of hideous, powerful rapture on his face. When he plays he beats down piano and seat and wears them away. He is in motion every moment--what could be more obscene? There he is with his great head, fat stomach, and little round piston legs, and long yellow-sectioned strong big fingers, at rest about the size of bananas. Of course you know how he sounds--you've heard him on records--but still you need to see him. He's going all the time, like skating around the skating rink or rowing a boat. It makes everybody crowd around, here in this shadowless steel-trussed hall [...]

jeudi 16 avril 2020

Biély (urbanisme)


Biély, Petersbourg [1916-1922], traduction Nivat-Catteau, chap. 1 § 'Carrés, parallélépipèdes, cubes' : 
« Apollon Apollonovitch ne voulait pas penser plus loin ; les Îles, les écraser ! Se les assujettir par le métal d’un énorme pont, les transpercer des traits de profondes perspectives !
Le regard rêveur perdu dans cette immensité brumeuse, l’homme d’Etat brusquement déborda du cube noir de son coupé, s’enfla et plana au-dessus de lui ; et il eut envie que le coupé s’envolât en avant, que les avenues volassent à sa rencontre, l’une après l’autre, que la surface sphérique de la planète entière fût enserrée comme dans des anneaux serpentins par les cubes noirâtres des maisons, que la terre tout entière, prise dans l’étau des avenues, dans une course rectiligne et cosmique allât imposer à l’infini sa loi géométrique, que les réseaux d’avenues parallèles, se coupant et se recoupant, multipliant surfaces et cubes s’élargissent en mondes innombrables ; un carré par habitant pour pouvoir…
Hormis la ligne, le carré plus que toutes les autres figures de symétrie savait l’apaiser.
Il lui arrivait de s’adonner longuement à des contemplations d’où la pensée était absente : pyramides, triangles, parallélépipèdes, cubes, trapèzes.
Apollon Apollonovitch jouissait longuement de la quadrangularité des parois, installé au centre de ce cube noir, tendu de satin, parfait : Apollon Apollonovitch était né pour la solitude du reclus ; seul son amour pour la planimétrie étatique le drapait dans cet habit protéiforme qu’impose le fauteuil ministériel.
L’avenue humide et glissante coupa une autre avenue humide à angle droit ; au point d’intersection se dressa un sergent de ville…
Et de nouveau les mêmes maisons, le même flot gris de la foule, le même brouillard jaunâtre.
Mais parallèlement à cette avenue qui fuyait, fuyait une autre avenue avec la même rangée de boîtes, avec les mêmes numéros, avec les mêmes nuages.
Il est une infinité d’avenues fuyantes que coupe une infinité de mirages fuyants. Tout Pétersbourg n’est qu’une avenue infinie élevée à la puissance n.
Au-delà de Pétersbourg, il n’est rien. »


comparer : 

mercredi 15 avril 2020

Lewis C. S. (lecture)


Lewis (Clive Staple), An experiment in criticism (cité par Simon Leys) :

[texte français non-vérifié ; texte original lacunaire]

« La littérature élargit notre être en nous introduisant à des expériences qui ne nous sont pas propres. Celles-ci peuvent être belles, terribles, impressionnantes, excitantes, pathétiques, comiques, ou simplement piquantes. La littérature nous donne accès à elles toutes. Ceux d’entre nous qui ont été de vrais lecteurs toute leur vie réalisent rarement de façon plénière cette énorme extension de leur être qu’ils doivent aux auteurs. Nous en prenons mieux la mesure quand nous bavardons avec un ami qui ne lit guère. Il peut être plein de bonnes qualités et de bon sens, mais il habite un monde étriqué, un monde dans lequel nous aurions du mal à respirer. L’homme qui se contente de n’être que lui-même, et dont l’individualité se trouve donc rétrécie, vit dans une prison. Mes seuls yeux ne me suffisent pas… Même les yeux de toute l’humanité ne me suffisent pas. Je regrette que les bêtes n’écrivent pas. Comme je serais heureux de savoir quel visage ont les choses pour une souris ou pour une abeille, et je serais encore plus heureux de percevoir l’univers olfactif chargé de toutes les informations et émotions que connaît un chien. Quand je lis de la bonne littérature, je deviens mille autres hommes tout en restant moi-même. Comme le ciel nocturne d’un poème grec, je regarde avec une myriade d’yeux, mais c’est encore moi qui regarde. Ici, tout comme dans la prière, dans l’amour, dans l’action morale, dans le savoir, je me transcende, et c’est quand je me transcende que je deviens vraiment moi-même. ».

Those of us who have been true readers all our life seldom fully realise the enormous extension of our being which we owe to authors. We realise it best when we talk with an unliterary friend. He may be full of goodness and good sense but he inhabits a tiny world. In it, we should be suffocated. The man who is contented to be only himself, and therefore less a self, is in prison. My own eyes are not enough for me, I will see through those of others. Reality, even seen through the eyes of many, is not enough. I will see what others have invented. Even the eyes of all humanity are not enough. I regret that the brutes cannot write books. Very gladly would I learn what face things present to a mouse or a bee ; more gladly still would I perceive the olfactory world charged with all the information and emotion it carries for a dog.
Literary experience heals the wound, without undermining the privilege, of individuality. There are mass emotions which heal the wound ; but they destroy the privilege. In them our separate selves are pooled and we sink back into sub-individuality. But in reading great literature I become a thousand men and yet remain myself. Like the night sky in the Greek poem, I see with a myriad eyes, but it is still I who see. Here, as in worship, in love, in moral action, and in knowing, I transcend myself ; and am never more myself than when I do.

mardi 14 avril 2020

Romains (foule)


Romains Jules, Ode à la foule qui est ici (1909) : 

O Foule ! 
Te voici dans le creux du théâtre, 
Docile aux murs, moulant ta chair à la carcasse ; 
Et tes rangs noirs partent de moi comme un reflux. 
Tu es. 
Cette lumière où je suis est à toi. 
Tu couves la clarté sous tes ailes trop lourdes, 
Et tu l'aimes, ainsi qu'une aigle aime ses œufs. 
La ville est là, tout près ; mais tu ne l'entends plus; 
Elle aura beau gonfler la rumeur de ses rues, 
Frapper contre tes murs et vouloir que tu meures. 
Tu ne l'entendras pas, et tu seras, O Foule ! 
Pleine de ton silence unique et de ma voix. 
Tu es chaude comme le dedans d'une chair. 
Tes yeux, chacun des yeux que tu tournes vers moi, 
Je ne vois pas si sa prunelle est noire ou bleue ; 
Mais je sens qu'il me touche, qu'il m'entre son feu 
Dans la poitrine, et je les sens tous à la fois 
Se croiser sous ma peau comme un millier d'épées. 
Tu me brûles. 
Pourtant tu ne me tueras pas. 
La flamme que tes corps ne peuvent plus garder 
A ruisselé le long des nerfs et des regards 
Et se ramasse en moi qui deviens ton cratère. 
Écoute ! 
Peu à peu la voix sort de ma chair ; 
Elle monte, elle tremble et tu trembles. 
Éprouve l'ascension de ma parole à travers toi. 
Elle te cherche, elle te trouve, elle te prend ; 
Elle entoure soudain tes âmes qui se rendent ; 
Elle est en toi l'invasion et la victoire. 
Les mots que je te dis, il faut que tu les penses ! 
Ils pénètrent en rangs dans les têtes penchées. 
Ils s'installent brutalement, ils sont les maîtres ; 
Ils poussent, ils bousculent, ils jettent dehors 
L'âme qui s'y logeait comme une vieille en pleurs. 
Tout ce qu'ils méditaient, les gens qui sont ici, 
Cette peine qu'ils traînent depuis des années ; 
Le chagrin né d'hier qui grandit ; la douleur 
Dont ils ne parlent pas, dont ils ne parleront 
Jamais, et qui, le soir, leur fait manger leurs larmes ; 
Et même ce désir qui dessèche les lèvres, 
Il n'en faut plus ! 
Je n'en veux plus ! 
Je chasse tout ! 
Foule ! 
Ton âme entière est debout dans mon corps. 
Une force d'acier dont je tiens les deux bouts 
Perce de part en part ta masse, et la recourbe. 
Ta forme est moi. 
Tes gradins et tes galeries. 
C'est moi qui les empoigne ensemble et qui les plie, 
Comme un paquet de souples joncs, sur mon genou. 
Ne te défends pas, foule femelle, 
C'est moi qui te veux, moi qui t'aurai ! 
Laisse tout mon souffle qui te crée 
Passer comme le vent de la mer. 
La brutalité de mon amour 
A fait tressauter tes milliers d'os ; 
Ce brusque embrassement t'effarouche ! 
Quelque chose en toi veut résister, 
Foule femelle, mais rien ne l'ose ! 
Tu vas mourir tantôt sous le poids de tes heures : 
Tes hommes, déliés, glisseront par les portes. 
Les ongles de la nuit t'arracheront la chair. 
Qu'importe ! 
Tu es mienne avant que tu sois morte ; 
Les corps qui sont ici, la ville peut les prendre : 
Ils garderont au front comme une croix de cendre 
Le vestige du dieu que tu es maintenant. 


cf. J. Lardoux in La Foule, Mythes et figures, De la Révolution à aujourd'hui ; Jean-Marie Paul (dir.) (Presses Univ. de Rennes) : 
"À sa création, l’« Ode à la foule qui est ici » participa le 2 juin 1909 à un concours de poésie à Paris, au théâtre de l’Odéon et obtint le deuxième ou troisième prix après avoir provoqué « une petite bataille d’Hernani ». Un tragédien de renom, de Max, avait lu le poème. L’auditoire, un moment hésitant, fut rapidement conquis rejouant en un mimétisme presque parfait l’espèce de psychodrame qui lui était proposé (en l’occurrence « la foule qui est ici » n’est-ce pas toujours d’abord l’auditoire présent ?). Jacques Rivière faisait partie des enthousiastes…"

lundi 13 avril 2020

Rilke + Fallet (poésie + Pigalle)


Rilke, Cahiers de Malte Laurids Brigge, traduction Betz :  
« … il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes et de choses, il faut connaître les animaux, il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir quel mouvement font les petites fleurs en s’ouvrant le matin. Il faut pouvoir repenser à des chemins dans des régions inconnues, à des rencontres inattendues, à des départs que l’on voyait longtemps approcher, à des jours d’enfance dont le mystère ne s’est pas encore éclairci, à ses parents qu’il fallait qu’on froissât lorsqu’ils vous apportaient une joie et qu’on ne la comprenait pas (c’était une joie faite pour un autre), à des maladies d’enfance qui commençaient si singulièrement, par tant de profondes et graves transformations, à des jours passés dans des chambres calmes et contenues, à des matins au bord de la mer, à la mer elle-même, à des mers, à des nuits de voyage qui frémissaient très haut et volaient avec toutes les étoiles – et il ne suffit même pas de savoir penser à tout cela. Il faut avoir des souvenirs de beaucoup de nuits d’amour, dont aucune ne ressemblait à l’autre, de cris de femmes hurlant en mal d’enfant, et de légères, de blanches, de dormantes accouchées qui se refermaient. Il faut encore avoir été auprès de mourants, être resté assis auprès de morts, dans la chambre, avec la fenêtre ouverte et les bruits qui venaient par à-coups. Et il ne suffit même pas d’avoir des souvenirs. Il faut savoir les oublier quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience d’attendre qu’ils reviennent. Car les souvenirs ne sont pas encore cela. Ce n’est que lorsqu’ils deviennent en nous sang, regard, geste, lorsqu’ils n’ont plus de nom et ne se distinguent plus de nous, ce n’est qu’alors qu’il peut arriver qu’en une heure très rare, du milieu d’eux, se lève le premier mot d’un vers.

Fallet, Pigalle chap. X : 
« … derrière, en dessous, en dedans, à la loupe, Pigalle secret avoue qu’il est ce qui l’a fait connaître au monde : un monde. Ce ne sont pas des aveux spontanés. Il faut avoir passé des heures sur le pouf de cuir des tabourets de bar, lancé les dés en regardant les jambes, regardé les yeux en buvant le verre, avoir passé la nuit, la vraie nuit, celle que l’on ne dort pas, la nuit passée à attendre le jour bleui par les percolateurs, à le voir débarbouiller à petite eau le boulevard de Clichy ; il faut avoir été cramponné par le clodo qui veut fumer, par la fille qui veut monter, par le patron qui veut fermer, par le poivrot qui veut parler, et par celui qui pleure ; il faut avoir cramponné à son tour le barman qui ne comprend pas ce que vous voulez boire ; il faut avoir filé en trombe devant la dame des lavabos parce que l’on n’a plus même vingt ronds à faire briller dans son assiette, il faut s’être débarrassé des œillades conjuguées de la poule et de la tante ; il faut avoir été pris dans une rafle, avoir évité de justesse les petits boxeurs de l’Élysée-Montmartre lorsqu’ils sont saouls ; il faut savoir supputer les prix approximatifs du rosé, du demi ou du cocktail ; il faut savoir claquer sans jouer à l’épate de quoi aller au cinéma accompagné toute l’année ; il faut savoir craquer une allumette sur ses dents ; il ne faut pas sourciller lorsqu’un inconnu vous propose une tournée au zanzi ; il faut pouvoir se taire, pouvoir parler, pouvoir marchander, pouvoir estimer et pouvoir refuser et savoir tout ça. Alors, ce n’est déjà pas mal. Le reste vient tout seul. »

dimanche 12 avril 2020

Gontcharov (sommeil)


Gontcharov, Oblomov, traduction L. Jurgenson 1, 9 (Le songe d’Oblomov) : 
« L'après-midi est torride, sans un nuage. Le soleil, immobile au-dessus de la tête, brûle l'herbe. Pas un mouvement n'ébranle l'air, ni les arbres, ni l'eau ; un silence imperturbable règne dans le village et les champs, comme si la mort avait tout ravi. Les voix portent loin, dans le vide. On entend un scarabée passer en bourdonnant à vingt sajènes ; dans l'herbe touffue on entend quelqu'un ronfler, plongé qu'il est sans doute dans un sommeil délicieux.
Un silence de mort règne dans la maison. L'heure de la sieste est arrivée pour tout le monde. L'enfant voit son père, sa mère et sa vieille tante s'en aller chacun de son côté ; qui n'a pas d'abri s'allonge sur le foin ou dans le jardin, à moins de chercher de la fraîcheur dans le vestibule ou de s'endormir là où la chaleur l'a surpris et où, vaincu par le copieux repas, il s'allonge, le visage couvert d'un mouchoir pour se protéger des mouches. Le jardinier s'étend dans le jardin sous un buisson, le cocher dort dans l'écurie.
Ilia Ilitch va voir à l'office ; il voit tout le monde couché en tas sur les bancs, par terre, dans l'entrée les enfants livrés à eux-mêmes rampent dans la cour et jouent dans le sable ; rien ne serait plus facile aux voleurs, si seulement ils existaient dans ce pays, que de cambrioler la maison en chargeant tout sur des chariots.
C'est un sommeil invincible et tout-puissant, en tout semblable à la mort. Tout serait mort si dans chaque coin on ne ronflait sur tous les tons. De loin en loin un dormeur soulève la tête, jette autour de lui un regard hébété et surpris, puis se retourne sur l'autre flanc ou, tout endormi qu'il est, crache sans ouvrir les yeux, remue ses lèvres et, après avoir grommelé dans sa barbe, se rendort.
Un autre se relève d'un seul bond, saisit sans perdre une minute précieuse une chope de kvas et, soufflant sur les mouches qui y flottent, les rejette vers l'autre bord, tandis qu'immobiles jusque-là, elles commencent à s'agiter dans l'espoir que leur situation s'améliore, boit un coup et retombe sur son lit comme fauché par une balle.
Et l'enfant d'observer.
Après le déjeuner il sort à nouveau en compagnie de sa nounou. Mais la nourrice elle aussi, malgré les ordres sévères de sa maîtresse, ne peut résister à l'attrait du sommeil. Elle aussi succombe à cette épidémie qui sévit à Oblomovka. »