mardi 14 avril 2020

Romains (foule)


Romains Jules, Ode à la foule qui est ici (1909) : 

O Foule ! 
Te voici dans le creux du théâtre, 
Docile aux murs, moulant ta chair à la carcasse ; 
Et tes rangs noirs partent de moi comme un reflux. 
Tu es. 
Cette lumière où je suis est à toi. 
Tu couves la clarté sous tes ailes trop lourdes, 
Et tu l'aimes, ainsi qu'une aigle aime ses œufs. 
La ville est là, tout près ; mais tu ne l'entends plus; 
Elle aura beau gonfler la rumeur de ses rues, 
Frapper contre tes murs et vouloir que tu meures. 
Tu ne l'entendras pas, et tu seras, O Foule ! 
Pleine de ton silence unique et de ma voix. 
Tu es chaude comme le dedans d'une chair. 
Tes yeux, chacun des yeux que tu tournes vers moi, 
Je ne vois pas si sa prunelle est noire ou bleue ; 
Mais je sens qu'il me touche, qu'il m'entre son feu 
Dans la poitrine, et je les sens tous à la fois 
Se croiser sous ma peau comme un millier d'épées. 
Tu me brûles. 
Pourtant tu ne me tueras pas. 
La flamme que tes corps ne peuvent plus garder 
A ruisselé le long des nerfs et des regards 
Et se ramasse en moi qui deviens ton cratère. 
Écoute ! 
Peu à peu la voix sort de ma chair ; 
Elle monte, elle tremble et tu trembles. 
Éprouve l'ascension de ma parole à travers toi. 
Elle te cherche, elle te trouve, elle te prend ; 
Elle entoure soudain tes âmes qui se rendent ; 
Elle est en toi l'invasion et la victoire. 
Les mots que je te dis, il faut que tu les penses ! 
Ils pénètrent en rangs dans les têtes penchées. 
Ils s'installent brutalement, ils sont les maîtres ; 
Ils poussent, ils bousculent, ils jettent dehors 
L'âme qui s'y logeait comme une vieille en pleurs. 
Tout ce qu'ils méditaient, les gens qui sont ici, 
Cette peine qu'ils traînent depuis des années ; 
Le chagrin né d'hier qui grandit ; la douleur 
Dont ils ne parlent pas, dont ils ne parleront 
Jamais, et qui, le soir, leur fait manger leurs larmes ; 
Et même ce désir qui dessèche les lèvres, 
Il n'en faut plus ! 
Je n'en veux plus ! 
Je chasse tout ! 
Foule ! 
Ton âme entière est debout dans mon corps. 
Une force d'acier dont je tiens les deux bouts 
Perce de part en part ta masse, et la recourbe. 
Ta forme est moi. 
Tes gradins et tes galeries. 
C'est moi qui les empoigne ensemble et qui les plie, 
Comme un paquet de souples joncs, sur mon genou. 
Ne te défends pas, foule femelle, 
C'est moi qui te veux, moi qui t'aurai ! 
Laisse tout mon souffle qui te crée 
Passer comme le vent de la mer. 
La brutalité de mon amour 
A fait tressauter tes milliers d'os ; 
Ce brusque embrassement t'effarouche ! 
Quelque chose en toi veut résister, 
Foule femelle, mais rien ne l'ose ! 
Tu vas mourir tantôt sous le poids de tes heures : 
Tes hommes, déliés, glisseront par les portes. 
Les ongles de la nuit t'arracheront la chair. 
Qu'importe ! 
Tu es mienne avant que tu sois morte ; 
Les corps qui sont ici, la ville peut les prendre : 
Ils garderont au front comme une croix de cendre 
Le vestige du dieu que tu es maintenant. 


cf. J. Lardoux in La Foule, Mythes et figures, De la Révolution à aujourd'hui ; Jean-Marie Paul (dir.) (Presses Univ. de Rennes) : 
"À sa création, l’« Ode à la foule qui est ici » participa le 2 juin 1909 à un concours de poésie à Paris, au théâtre de l’Odéon et obtint le deuxième ou troisième prix après avoir provoqué « une petite bataille d’Hernani ». Un tragédien de renom, de Max, avait lu le poème. L’auditoire, un moment hésitant, fut rapidement conquis rejouant en un mimétisme presque parfait l’espèce de psychodrame qui lui était proposé (en l’occurrence « la foule qui est ici » n’est-ce pas toujours d’abord l’auditoire présent ?). Jacques Rivière faisait partie des enthousiastes…"