Gontcharov, Oblomov, traduction L. Jurgenson 1, 9 (Le songe d’Oblomov) :
« L'après-midi est torride, sans un nuage. Le soleil, immobile au-dessus de la tête, brûle l'herbe. Pas un mouvement n'ébranle l'air, ni les arbres, ni l'eau ; un silence imperturbable règne dans le village et les champs, comme si la mort avait tout ravi. Les voix portent loin, dans le vide. On entend un scarabée passer en bourdonnant à vingt sajènes ; dans l'herbe touffue on entend quelqu'un ronfler, plongé qu'il est sans doute dans un sommeil délicieux.
Un silence de mort règne dans la maison. L'heure de la sieste est arrivée pour tout le monde. L'enfant voit son père, sa mère et sa vieille tante s'en aller chacun de son côté ; qui n'a pas d'abri s'allonge sur le foin ou dans le jardin, à moins de chercher de la fraîcheur dans le vestibule ou de s'endormir là où la chaleur l'a surpris et où, vaincu par le copieux repas, il s'allonge, le visage couvert d'un mouchoir pour se protéger des mouches. Le jardinier s'étend dans le jardin sous un buisson, le cocher dort dans l'écurie.
Ilia Ilitch va voir à l'office ; il voit tout le monde couché en tas sur les bancs, par terre, dans l'entrée les enfants livrés à eux-mêmes rampent dans la cour et jouent dans le sable ; rien ne serait plus facile aux voleurs, si seulement ils existaient dans ce pays, que de cambrioler la maison en chargeant tout sur des chariots.
C'est un sommeil invincible et tout-puissant, en tout semblable à la mort. Tout serait mort si dans chaque coin on ne ronflait sur tous les tons. De loin en loin un dormeur soulève la tête, jette autour de lui un regard hébété et surpris, puis se retourne sur l'autre flanc ou, tout endormi qu'il est, crache sans ouvrir les yeux, remue ses lèvres et, après avoir grommelé dans sa barbe, se rendort.
Un autre se relève d'un seul bond, saisit sans perdre une minute précieuse une chope de kvas et, soufflant sur les mouches qui y flottent, les rejette vers l'autre bord, tandis qu'immobiles jusque-là, elles commencent à s'agiter dans l'espoir que leur situation s'améliore, boit un coup et retombe sur son lit comme fauché par une balle.
Et l'enfant d'observer.
Après le déjeuner il sort à nouveau en compagnie de sa nounou. Mais la nourrice elle aussi, malgré les ordres sévères de sa maîtresse, ne peut résister à l'attrait du sommeil. Elle aussi succombe à cette épidémie qui sévit à Oblomovka. »