Rilke, Cahiers de Malte Laurids Brigge, traduction Betz :
« … il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes et de choses, il faut connaître les animaux, il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir quel mouvement font les petites fleurs en s’ouvrant le matin. Il faut pouvoir repenser à des chemins dans des régions inconnues, à des rencontres inattendues, à des départs que l’on voyait longtemps approcher, à des jours d’enfance dont le mystère ne s’est pas encore éclairci, à ses parents qu’il fallait qu’on froissât lorsqu’ils vous apportaient une joie et qu’on ne la comprenait pas (c’était une joie faite pour un autre), à des maladies d’enfance qui commençaient si singulièrement, par tant de profondes et graves transformations, à des jours passés dans des chambres calmes et contenues, à des matins au bord de la mer, à la mer elle-même, à des mers, à des nuits de voyage qui frémissaient très haut et volaient avec toutes les étoiles – et il ne suffit même pas de savoir penser à tout cela. Il faut avoir des souvenirs de beaucoup de nuits d’amour, dont aucune ne ressemblait à l’autre, de cris de femmes hurlant en mal d’enfant, et de légères, de blanches, de dormantes accouchées qui se refermaient. Il faut encore avoir été auprès de mourants, être resté assis auprès de morts, dans la chambre, avec la fenêtre ouverte et les bruits qui venaient par à-coups. Et il ne suffit même pas d’avoir des souvenirs. Il faut savoir les oublier quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience d’attendre qu’ils reviennent. Car les souvenirs ne sont pas encore cela. Ce n’est que lorsqu’ils deviennent en nous sang, regard, geste, lorsqu’ils n’ont plus de nom et ne se distinguent plus de nous, ce n’est qu’alors qu’il peut arriver qu’en une heure très rare, du milieu d’eux, se lève le premier mot d’un vers.
Fallet, Pigalle chap. X :
« … derrière, en dessous, en dedans, à la loupe, Pigalle secret avoue qu’il est ce qui l’a fait connaître au monde : un monde. Ce ne sont pas des aveux spontanés. Il faut avoir passé des heures sur le pouf de cuir des tabourets de bar, lancé les dés en regardant les jambes, regardé les yeux en buvant le verre, avoir passé la nuit, la vraie nuit, celle que l’on ne dort pas, la nuit passée à attendre le jour bleui par les percolateurs, à le voir débarbouiller à petite eau le boulevard de Clichy ; il faut avoir été cramponné par le clodo qui veut fumer, par la fille qui veut monter, par le patron qui veut fermer, par le poivrot qui veut parler, et par celui qui pleure ; il faut avoir cramponné à son tour le barman qui ne comprend pas ce que vous voulez boire ; il faut avoir filé en trombe devant la dame des lavabos parce que l’on n’a plus même vingt ronds à faire briller dans son assiette, il faut s’être débarrassé des œillades conjuguées de la poule et de la tante ; il faut avoir été pris dans une rafle, avoir évité de justesse les petits boxeurs de l’Élysée-Montmartre lorsqu’ils sont saouls ; il faut savoir supputer les prix approximatifs du rosé, du demi ou du cocktail ; il faut savoir claquer sans jouer à l’épate de quoi aller au cinéma accompagné toute l’année ; il faut savoir craquer une allumette sur ses dents ; il ne faut pas sourciller lorsqu’un inconnu vous propose une tournée au zanzi ; il faut pouvoir se taire, pouvoir parler, pouvoir marchander, pouvoir estimer et pouvoir refuser et savoir tout ça. Alors, ce n’est déjà pas mal. Le reste vient tout seul. »