samedi 16 avril 2022

Kundera (papas)

Kundera, L'Identité p.19-20 : 

"Fatiguée après une mauvaise nuit, Chantal sortit de l'hôtel. En route vers le bord de mer, elle croisa des touristes de week-end. Leurs groupes reproduisaient tous le même schéma : l'homme poussait une poussette avec un bébé, la femme marchait à côté de lui ; le visage de l'homme était bonasse, attentif, souriant, un peu embarrassé et toujours prêt à s'incliner vers l'enfant, à le moucher, à calmer ses cris ; le visage de la femme était blasé, distant, suffisant, parfois même méchant. Ce schéma, Chantal le vit se reproduire en diverses variantes : l'homme à côté d'une femme poussait la poussette et portait en même temps, dans un sac spécial, un bébé sur le dos ; l'homme à côté d'une femme poussait la poussette, portait un bébé sur les épaules et un autre dans un sac sur le ventre ; l'homme à côté d'une femme, sans poussette, tenait un enfant par la main et en portait trois autres sur le dos, sur le ventre, et sur les épaules. Enfin, sans homme, une femme poussait la poussette ; elle le faisait avec une vigueur inconnue des hommes, si bien que Chantal qui marchait sur le même trottoir dut au dernier moment faire un saut de côté.

Chantal se dit : les hommes se sont papaïsés. Ils ne sont pas pères mais juste papas, ce qui signifie : pères sans autorité de père. Elle s'imagine flirter avec un papa qui pousse la poussette avec un bébé et en porte encore deux autres, sur le dos et sur le ventre ; profitant d'un moment où l'épouse se serait arrêtée devant une vitrine, elle chuchoterait un rendez-vous au mari. Que ferait-il ? L'homme transformé en arbre d'enfants pourrait-il encore se retourner sur une inconnue ? Les bébés suspendus sur son dos et sur son ventre ne se mettraient-ils pas à hurler contre le mouvement dérangeant de leur porteur ? Cette idée lui paraît drôle et la met de bonne humeur. Elle se dit : je vis dans un monde où les hommes ne se retourneront plus jamais sur moi."

vendredi 15 avril 2022

Hegel (pensée et sentiment)

Hegel, Phénoménologie de l'esprit, Introduction, trad. J. Hyppolite, Aubier, t. 1, p. 57 + 58

"Il paraît particulièrement nécessaire de faire de nouveau de la philosophie une affaire sérieuse. Pour toutes les sciences, les arts, les talents, les techniques prévaut la conviction qu'on ne les possède pas sans se donner la peine et sans faire l'effort de les apprendre et de les pratiquer. Si quiconque ayant des yeux et des doigts, à qui on fournit du cuir et un instrument, n'est pas pour cela en mesure de faire des souliers, de nos jours domine le préjugé selon lequel chacun sait immédiatement philosopher et apprécier la philosophie puisqu'il possède l'unité de mesure nécessaire dans sa raison naturelle - comme si chacun ne possédait pas aussi dans son pied la mesure d'un soulier. Il semble que l'on fait consister proprement la possession de la philosophie dans le manque de connaissances et d'études, et que celles-ci finissent quand la philosophie commence. 

[...] 

Puisque le sens commun fait appel au sentiment, son oracle intérieur, il rompt tout contact avec qui n'est pas de son avis, il est ainsi contraint d'expliquer qu'il n'a rien d'autre à dire à celui qui ne trouve pas et ne sent pas en soi-même la même vérité ; en d'autres termes, il foule aux pieds la racine de l'humanité, car la nature de l'humanité c'est de tendre à l'accord mutuel ; son existence est seulement dans la communauté instituée des consciences. Ce qui est antihumain, c'est ce qui est seulement animal, c'est de s'enfermer dans le sentiment et de ne pouvoir se communiquer que par le sentiment."


jeudi 14 avril 2022

Amiel (visage)


Amiel, Grains de mil (1854) :

"Combien de fois ne sommes-nous pas hypocrites en restant semblables à nous-mêmes au dehors et pour les autres, quand nous avons la conscience d'être devenus différents pour nous-mêmes et au dedans ! Ce n'est pas de l'hypocrisie au sens propre, car nous n'empruntons pas un autre personnage que le nôtre, mais c'est pourtant une sorte de mensonge. Ce mensonge humilie. Cette humiliation est un châtiment que le masque inflige au visage et que notre passé fait subir à notre présent. Et cette humiliation est bonne : car elle produit la honte ; et la honte engendre le repentir. Ainsi du mal sort le bien dans une âme droite, et la chute amène le relèvement."


mercredi 13 avril 2022

Dutourd (Jehan Alain)

Dutourd, Les Taxis de la Marne (1956) chap. XVIII, Folio pp. 47-48 :

[pendant la débâcle de juin 40] "On voyait des fusils dans les fossés : il suffirait d'en ramasser un et, de mon créneau, tirer jusqu'à l'épuisement des cartouches (1). Mais une voix insidieuse montait de mon cœur ; elle murmurait que je devais rester en vie ; que j'avais une œuvre inestimable à accomplir ; que je connaissais une petite chanson que nul ne pourrait chanter à ma place. Je sais bien que cette attitude prête à sourire, que rien n'est suspect comme cette sollicitude envers soi-même, et ce grand prix attaché à sa propre conservation, mais tant pis, c'est ma vérité. [...] Ce sentiment n'avait rien d'une excuse à la poltronnerie : c'était une conviction profonde, je dirais organique."   

(1) Ce que je n'ai pas fait, un autre artiste l'a fait, pourtant : le musicien Jehan Alain qui, le 20 juin 1940, près de Saumur, se battit seul, avec son fusil mitrailleur, contre une compagnie allemande. Il a été tué après avoir abattu seize hommes. L'ennemi lui a rendu les honneurs militaires. cf. Bernard Gavoty : Jehan Alain, musicien français.


mardi 12 avril 2022

Ferrero (G.) (artiste)

Ferrero (Guglielmo), Le Journal, 22 décembre 1923 : 

"Les règles de l’art, précises jusqu’au pédantisme, n’étaient pas seules à tyranniser l’esclave de la plume, du pinceau, ou du ciseau. La religion, l’Etat, les caprices ou les intérêts des classes dominantes et payantes limitaient la liberté de son génie [...] Mais cette servitude n’était pas sans certains avantages. [Aujourd’hui] l’artiste peut faire tout ce qu’il veut, mais doit tout inventer : sujets, style, technique ; il lui faut produire toujours du nouveau sans jamais être sûr d’être compris, sans jamais savoir avec quel étalon de mesure il sera jugé."


lundi 11 avril 2022

Alquié (philosophe)

Alquié, Qu'est-ce que comprendre un philosophe ? (résumé conclusif) :

"La philosophie n'est pas la science, elle n'est pas un système, ou un ensemble de systèmes, elle est une démarche, et une démarche n'a de sens que parce qu'une personne effectue cette démarche. Ce qui ne signifie pas que cette démarche soit une démarche individuelle, qu'elle n'ait de sens et de valeur que pour un individu situé dans l'espace et dans le temps. La démarche philosophique n'est pas une démarche que l'on puisse comprendre par des raisons psychologiques, ce n'est pas une démarche que l'on puisse comprendre par l'histoire, ou à partir d'un certain état social. La démarche philosophique, c'est celle de l'esprit lui-même, et c'est pourquoi elle est toujours à refaire : car l'esprit a toujours à se sauver...  

On ne peut comprendre un philosophe sans devenir soi-même un philosophe, sans se faire, à travers l'histoire et malgré l'histoire, le semblable des philosophes, sans retrouver cette éternité qui est celle de la Philosophie."

 

dimanche 10 avril 2022

Nabokov (création)

Nabokov, lettre à sa mère, octobre 1925 : 

"Je sais comment chacun sent, marche, mange, et je comprends comment Dieu, en créant le monde, y trouva une joie pure, exaltante. Nous sommes les traducteurs de la création de Dieu, ses petits plagiaires et menus imitateurs, nous étoffons ce qu'il a écrit, comme un commentateur sous le charme donne parfois un surcroît de grâce à un vers de génie."