samedi 27 mai 2023

Mishima (connaissance)

Mishima, Soleil et acier p. 76 : 

"Assurément, pour le cœur, la seule façon d'être certain de l'existence, c'est d'exister et de voir à la fois. Il n'est qu'une méthode pour résoudre cette contradiction. C'est de plonger un couteau au plus profond de la pomme afin de la fendre en deux, exposant ainsi son cœur à la lumière, c'est-à-dire à la même lumière que la peau superficielle. Et pourtant, alors, en tranchant la pomme, son existence tombe en morceaux ; le cœur du fruit sacrifie son existence à son envie de voir."


vendredi 26 mai 2023

Grass (jupes)

Grass, Le Tambour, I, 1 "La jupe en cloche" (trad. Amsler) : 

"Par un finissant après-midi d’octobre, ma grand-mère Anna Bronski était assise par terre dans ses jupes au bord d’un champ de pommes de terre. Si ç’avait été le matin, on aurait pu voir avec quelle adresse grand-mère, de son râteau, ramenait en jolis tas les fanes flétries. À midi, elle mangea une tartine de saindoux sucrée à la mélasse, puis elle donna au champ le dernier coup de pioche. Enfin voici qu’elle était assise par terre dans ses jupes entre deux paniers presque pleins. Devant les semelles de ses bottes, lesquelles épousaient un plan vertical et se rapprochaient à la pointe, brûlait avec des soubresauts asthmatiques un feu de fanes qui répandait sur le sol insensiblement déclive une fumée plate et circonspecte. On était en quatre-vingt-dix-neuf. Elle se trouvait en plein pays kachoube près de Bissau, mais plutôt du côté de la briqueterie. Elle était assise par terre non loin de Ramkau, derrière Viereck, en direction de la route de Brenntau, entre Dirschau et Karthaus, ayant derrière son dos la sombre forêt de Goldkrug et, armée d’une baguette de coudrier carbonisée à son extrémité pointue, elle poussait des pommes de terre sous la cendre chaude."



jeudi 25 mai 2023

Nietzsche (soupçon)

Nietzsche, Le gai Savoir, trad. Vialatte (1950), Idées-Gallimard, p. 10-11 :

"On travestit inconsciemment les besoins physiologiques de l'homme, on les affuble du manteau de l'objectivité, de l'idéal, de l'idée pure ; on pousse la chose si loin que c'est à faire peur ; et je me suis demandé bien souvent si la philosophie, en gros, n'a pas été jusqu'à ce jour une simple exégèse du corps, une simple méprise du corps. Derrière les plus hautes évolutions éthiques qui ont guidé jusqu'à présent l'histoire de la pensée se cachent des malentendus nés de la conformation physique, soit d'individus, soit de classes, soit enfin de races entières. Les orgueilleuses folies de la métaphysique, les réponses qu'elle donne, notamment, à la question de la valeur de la vie, peuvent toujours être considérées en première ligne comme les symptômes de certaines constitutions physiques ; et si ces belles approbations ou ces belles négations de la vie n'ont pas, scientifiquement, toutes tant qu'elles sont, le moindre atome d'importance, elles n'en fournissent que de plus précieux indices à l'historien et au psychologue, étant, comme nous disions, des symptômes du physique, de ses succès ou de ses échecs, de sa richesse, de sa puissance, de sa souveraineté dans l'histoire, ou, au contraire, de ses refoulements, de ses fatigues, de ses appauvrissements, de son pressentiment de la fin, de sa volonté de finir."


mercredi 24 mai 2023

Balzac (administration)

Balzac, Modeste Mignon  V :

"Essayez donc de rester inconnues, pauvres femmes de France, de filer le moindre petit roman au milieu d'une civilisation qui note sur les places publiques l'heure du départ et de l'arrivée des fiacres, qui compte les lettres, qui les timbre doublement au moment précis où elles sont jetées dans les boîtes et quand elles se distribuent, qui numérote les maisons, qui configure sur le rôle-matrice des Contributions les étages, après en avoir vérifié les ouvertures, qui va bientôt posséder tout son territoire représenté dans ses dernières parcelles, avec ses plus menus linéaments, sur les vastes feuilles du Cadastre, oeuvre de géant ordonnée par un géant ! Essayez donc de vous soustraire, filles imprudentes non pas à l'oeil de la police ; mais à ce bavardage incessant qui, dans la dernière bourgade, scrute les actions les plus indifférentes, compte les plats de dessert chez le préfet et voit les côtes de melon à la porte du petit rentier, qui tâche d'entendre l'or au moment où la main de l'Economie l'ajoute au trésor, et qui, tous les soirs, au coin du foyer, estime le chiffre des fortunes du canton, de la ville, du département !"



mardi 23 mai 2023

Chateaubriand (aventure)

Chateaubriand, Mémoires d’Outre-Tombe “Ma vie solitaire à Paris” (LP  t. 1 p. 170) :

"Les plaisirs d'aventure ne m'auraient convenu qu'aux temps passés. Dans les XIVème, XVème, XVIème et XVIIème siècles, la civilisation imparfaite, les croyances superstitieuses, les usages étrangers et demi-barbares, mêlaient le roman partout : les caractères étaient forts, l'imagination puissante, l'existence mystérieuse et cachée. La nuit, autour des hauts murs des cimetières et des couvents, sous les remparts déserts de la ville, le long des chaînes et des fossés des marchés, à l'orée des quartiers clos, dans les rues étroites et sans réverbères, où des voleurs et des assassins se tenaient embusqués, où des rencontres avaient lieu tantôt à la lumière des flambeaux, tantôt dans l'épaisseur des ténèbres, c'était au péril de sa tête qu'on cherchait le rendez-vous donné par quelque Héloïse. Pour se livrer au désordre, il fallait aimer véritablement ; pour violer les moeurs générales, il fallait faire de grands sacrifices. Non-seulement il s'agissait d'affronter des dangers fortuits et de braver le glaive des lois, mais on était obligé de vaincre en soi l'empire des habitudes régulières, l'autorité de la famille, la tyrannie des coutumes domestiques, l'opposition de la conscience, les terreurs et les devoirs du chrétien. Toutes ces entraves doublaient l'énergie des passions."


lundi 22 mai 2023

Goncourt (bohème)

Goncourt, Journal  éd. Bouquins t. 2 p. 42 :

"Un original ménage d'artiste que ce ménage du peintre Giraud. La femme se couche à huit heures, et se réveille, quand les deux noctambules arrivent, vers les deux heures du matin. Père, fils et mère couchent dans la même chambre. Le père sur un fauteuil à côté du lit de sa femme, et le fils dans un lit de sangle, en travers du pied du lit de sa mère. Alors le fils lit, tout haut, un livre quelconque. La chambre est pleine de livres dépareillés, que la mère achète pour quelques sous sur les quais, et qu'elle relit toujours, sans se préoccuper du commencement ou de la fin de l'aventure. Puis on cause sur la lecture, on fume, et on ne s'endort que vers les trois ou quatre heures du matin. Et les hommes se lèvent assez tard, tandis que la femme sort de son lit de très bonne heure, pour faire elle-même le café au lait, que son mari et son fils prennent couchés."



dimanche 21 mai 2023

Mallarmé (poème parfait)



Mallarmé


Cantique de Saint Jean



Le soleil que sa halte

Surnaturelle exalte

Aussitôt redescend

Incandescent. 


Je sens comme aux vertèbres 

S'éployer des ténèbres 

Toutes dans un frisson 

A l'unisson,


Et ma tête surgie 

Solitaire vigie

Dans les vols triomphaux

De cette faux,


Comme rupture franche 

Plutôt refoule ou tranche

Les anciens désaccords 

Avec le corps. 


Qu'elle de jeûnes ivre

S'opiniâtre à suivre 

En quelque bond hagard 

Son pur regard


Là-haut où la froidure

Éternelle n'endure

Que vous le surpassiez 

Tous ô glaciers 


Mais selon un baptême

Illuminée au même

Principe qui m'élut 

Penche un salut.