samedi 3 septembre 2022

Proust (mots)

Proust, Contre l'obscurité : 

"Ce que chaque mot garde, dans sa figure ou dans son harmonie, du charme de son origine ou de la grandeur de son passé, a sur notre imagination et sur notre sensibilité une puissance d'évocation au moins aussi grande que sa puissance de stricte signification. Ce sont ces affinités anciennes et mystérieuses entre notre langue maternelle et notre sensibilité qui, au lieu d'un langage conventionnel comme sont les langues étrangères, en font une sorte de musique latente que le poète peut faire résonner en nous avec une douceur incomparable."


vendredi 2 septembre 2022

McCullers (mélodie)

McCullers, Frankie Addams, I :

"Immobile, elle attendait la nuit. Alors, à cet instant précis, une trompette se mit à jouer. Quelque part dans la ville, à une courte distance, une trompette commença une mélodie désolée. Une mélodie très lente, et très mélancolique. C’était un Noir qui jouait de cette trompette, mais Frankie ne savait pas qui. Elle se tenait très droite, la tête penchée, les yeux fermés, et elle écoutait. Il y avait dans cette mélodie quelque chose qui la tirait en arrière, vers le printemps de cette année-là : vers les fleurs, les regards étrangers, la pluie.

C’était une mélodie très lente, très triste et très sombre, et Frankie l’écoutait toujours. Et tout à coup, la trompette se mit à sautiller sur un rythme de jazz brutal et un peu fou, qui zigzaguait avec la scandaleuse désinvolture des Noirs. Puis la musique s’immobilisa sur une note longtemps tenue, qui allait en s’effilant de plus en plus et en s’éloignant. Et la première mélodie réapparut, et c’était comme si elle parlait de cette longue saison si pleine d’ennuis. Frankie était immobile dans l’ombre, au milieu de l’allée, et son cœur était tellement angoissé qu’elle serrait les genoux et qu’elle sentait sa gorge se contracter. Et puis, sans que rien ne le laisse prévoir, quelque chose se produisit. Et Frankie, au début, ne voulait pas croire que c’était vrai : juste au moment où la mélodie allait se conclure, la voix de la trompette se brisa net et la musique s’arrêta. La trompette cessa brusquement de jouer. Pendant un moment Frankie refusa d’accepter. Elle se sentait perdue.

Elle finit par dire à John Henry dans un murmure :

— C’est simplement parce qu’il secoue la salive qui est dans sa trompette. Il va reprendre et conclure.

Mais la musique ne reprit pas. La mélodie resta brisée, inachevée."



revoir éventuellement : 

https://lelectionnaire.blogspot.com/2020/12/mccullers-sensible.html

et

Ives, The unanswered Question 

https://www.youtube.com/watch?v=kkaOz48cq2g



Frankie stood waiting for the night. And just at that moment a horn began to play. Somewhere in the town, not far away, a horn began a blues tune. The tune was grieving and low. It was the sad horn of some colored boy, but who he was she did not know. Frankie stood stiff, her head bent and her eyes closed, listening. There was something about the tune that brought back to her all of the spring : flowers, the eyes of strangers, rain.

The tune was low and dark and sad. Then all at once, as Frankie listened, the horn danced into a wild jazz spangle that zigzagged upward. At the end of the jazz spangle the music rattled thin and far away. Then the tune returned to the first blues song, and it was like the telling of that long season of trouble. She stood there on the dark sidewalk and the drawn tightness of her heart « made her knees lock and her throat feel stiffened. Then, without warning, the thing happened that at first Frankie could not believe. Just at the time when the tune should be laid, the music finished, the horn broke off. All of a sudden the horn stopped playing. For a moment Frankie could not take it in, she felt so lost.

She whispered finally to John Henry West: "He has stopped to bang the spit out of his horn. In a second he will finish"

But the music did not come again. The tune was left broken, unfinished.

jeudi 1 septembre 2022

Melville + Valéry + Conrad (bateaux)

Melville, La Vareuse blanche : 

[chap "conclusion", Pléiade II p. 739, cité t. IV p. 1304, notes s. Billy Budd]

"Vu de l'extérieur, notre bâtiment est un mensonge, car, du dehors, on n'en perçoit que le pont bien astiqué, ainsi que les planches de bordage, peintes et repeintes, situées au-dessus du niveau de l'eau ; tandis que la masse énorme de notre architecture, avec l'ensemble de ses magasins secrets, vogue à jamais au-dessous de la surface."


Valéry, Instants : 

"La personne peut se comparer à un vaisseau dont la partie vulnérable et essentielle se trouve sous la flottaison. Ce que l’on voit est œuvres mortes, décoration possible. Les agitations de la mer découvrent en partie les œuvres vives, qui sont ici : la sensibilité des organes vitaux (sympathique et pneumogastrique) et les sources d’énergie profonde, le tout plus ou moins lié à quelques secrets.

C’est là ce que guette et vise son ennemi intelligent."


Valéry (Conversation avec Conrad, citée in Souvenirs et réflexions) : 

"Nos amiraux, selon lui, recevaient du pouvoir central des recommandations expresses de ménager les œuvres vives de l'ennemi et d'en capturer les vaisseaux plutôt que de viser à les détruire. En conséquence, nous envoyions nos bordées dans les gréements et les batteries. Mais l'Anglais tirait à couler..." 


mercredi 31 août 2022

Céline + Steinbeck (ondes)

Céline, Nord, Pléiade p. 528 : 

"Les fils électriques servent à rien, ni les pneumatiques, ni les caves chantantes, une fois que les êtres sont tout tremblants, vibratiles, parfaitement secoués par la frousse... plus besoin d'aucun appareil, ils émettent transmettent d'eux-mêmes, corps et âmes, bafouillis, hoquets, les nouvelles... vous les effleurez ? pfft !... vous en avez plein !... ça déborde, éclabousse !... vous auriez pas dû ! vous vous trouvez anéanti par ce qu'ils vous apprennent... juste de l'air du temps, le vrai, le faux... […] je ne suis pas, de loin !… si doué que certaines personnes qui savent comme par ondes ce que l'avenir fricote..."


Steinbeck, Les Raisins de la colère p. 353 : 

"En prison... on finit par... avoir du flair pour certaines choses. On ne laisse pas souvent les types se parler entre eux, pouvez être sûr... à deux, des fois, mais jamais en groupe. Alors on finit par flairer les choses. Quand ça s'apprête à barder... quand par exemple un type va piquer sa crise et tomber sur un gardien à coups de manche de pelle... eh ben ! on le sent avant que ça arrive. Et quand une évasion s' prépare, ou qu'une émeute va éclater, personne n'a besoin de vous prévenir. On le sait."


When you’re in jail – you get to kinda – sensin’ stuff. Guys ain’t let to talk a hell of a lot together—two maybe, but not a crowd. An’ so you get kinda sensy. If somepin’s gonna bust—if say a fella’s goin’ stir-bugs an’ take a crack at a guard with a mop handle – why, you know it ’fore it happens. An’ if they’s gonna be a break or a riot, nobody don’t have to tell ya. You’re sensy about it. You know.    


mardi 30 août 2022

Flaubert (description)

Flaubert, Par les champs et par les grèves : 

"Le gîte était propre et d’honnête apparence. On nous mit dans une grande chambre dont deux lits à baldaquin, recouverts d’indienne, et une table longue pareille à celle d’un réfectoire de collège formaient l’ameublement principal. Un raffinement de coquetterie avait laissé le pied des lits non bordé pour qu’on pût voir sur le bout de la couverture une large raie rouge qui en faisait la bordure, et une précaution de propreté avait cloué sur la table une belle toile cirée verte comme du bronze. Sur les murs, dans des cadres de bois noir, il y a l’histoire de Joseph, y compris la scène avec Mme Putiphar, le portrait de saint Stanislas, celui de saint Louis de Gonzague, qui est bien le saint le plus bête du monde, et des certificats de première communion avec vignettes représentant l’intérieur de l’église et les communiants et assistants dans leurs costumes respectifs. Des tasses à café, décorées de ces mots écrits en lettres d’or « liberté, ordre public », sont rangées le long de la cheminée dans l’espace que leur laissent deux carafes. Ah ! quelles carafes ! quel dommage si on en cassait une ! où retrouver la paire ? Elles n’étaient pourtant pas de verre de Venise, ni ciselées, ni taillées, mais de verre tout bonnement, comme de simples carafes ; elles n’ont pas même de bouchons, mais dans la première, autour d’un Napoléon, grand d’un demi-pouce et tout raide étendu sur son tombeau piqué de perles et hérissé de plumes, six militaires, de grades différents, se tiennent majestueusement, portant, chacun à la main, des palmes oblongues comme des cornichons, et dans la seconde s’accomplit le saint sacrifice de la messe ; on voit le prêtre, le calice, l’autel, quatre colonnes de perles, aux quatre coins du sanctuaire, plus deux enfants de chœur surchargés d’énormes pains de sucre rouges qui sont censés être les calottes de ces jeunes drôles.Ce lieu était si honnête, si bénin, exhalait un tel parfum de candeur, une modestie si bête, mais si douce, la grande armoire à ferrements de cuivre brillait si propre sous les cuvettes de Russie qui en ornaient la corniche, et les paniers d’osier crochés au sommier avaient l’air, comme tout le reste, si tranquille et si bonhomme que nous décrétâmes de suite que Carnac nous plaisait et que nous y resterions quelque temps."


rappel : Chateaubriand :

https://lelectionnaire.blogspot.com/2022/03/chateaubriand-description.html



lundi 29 août 2022

Goncourt (critique)

Goncourt, Manette Salomon chap. XLIII : 

"… Presque toute la critique, avec un ensemble qui étonnait Coriolis, célébrait ce talent honnête de Garnotelle. On le louait avec des mots qui rendent justice à un caractère. On semblait vouloir reconnaître dans sa façon de peindre la beauté de son âme. Le blanc d'argent et le bitume dont il se servait étaient le blanc d'argent et le bitume d'un noble cœur. On inventait la flatterie des épithètes morales pour sa peinture ; on disait qu'elle était «loyale et véridique», qu'elle avait la «sérénité des intentions et du faire». Son gris devenait de la sobriété. La misère de coloris du pénible peintre, du pauvre prix de Rome, faisait trouver et imprimer qu'il avait des «couleurs gravement chastes», etc."



dimanche 28 août 2022

Rodin (mouvement)

Rodin, propos tenus à Rilke, cités dans L’Art (entretiens réunis par Paul Gsell) : 

"Ce qui donne le mouvement, c'est une image où les bras, les jambes, le tronc, la tête sont pris chacun à un autre instant, qui donc figure le corps dans une attitude qu'il n'a eue à aucun moment, et impose entre ses parties des raccords fictifs, comme si cet affrontement d'incompossibles pouvait et pouvait seul faire sourdre dans le bronze et sur la toile la transition et la durée. Les seuls instantanés réussis d'un mouvement sont ceux qui approchent de cet arrangement paradoxal, quand par exemple l'homme marchant a été pris au moment où ses deux pieds touchaient le sol : car alors on a presque l'ubiquité temporelle du corps qui fait que l'homme enjambe l'espace."