samedi 4 mai 2024

Malraux (art)

Malraux, Psychologie de l’Art (1949) : 

"Le monde est, en même temps que profusion de formes, profusion de signification ; mais il ne signifie rien, parce qu’il signifie tout. La vie est plus forte que l’homme en ce qu’elle est multiple, autonome, et chargée de ce qui est pour nous chaos et destin ; mais chacune des formes de la vie est plus faible que l’homme, parce qu’aucune forme vivante, par elle-même, ne signifie la vie. Que l’Egyptien antique se conçoive comme lié à la mort, ses traits et sa marche l’eussent moins montré que ne le montre sa statue. De quelque façon qu’un art représente les hommes, il exprime une civilisation comme elle se conçoit : il la fonde en signification, et c’est cette signification qui est plus forte que la multiplicité de vie. Car si le monde est plus fort que l’homme, la signification du monde est plus forte que le monde."


vendredi 3 mai 2024

Elizondo (écriture)

Elizondo (Salvador), Le Graphographe [cité en exergue de Vargas Llosa, Tante Julia et le scribouillard) :

"J'écris. J'écris que j'écris. Mentalement je me vois écrire que j'écris et je peux aussi me voir voir qui écris. Je me rappelle écrivant déjà et aussi me voyant qui écrivais. Et je me vois me rappelant que je me vois écrire et je me rappelle me voyant me rappeler que j'écrivais et j'écris en me voyant écrire que je me rappelle m'être vu écrire que je me voyais écrire que je me rappelais m'être vu écrire que j'écrivais et que j'écrivais que j'écris que j'écrivais. Je peux aussi m'imaginer écrivant que j'avais déjà écrit que je m'imaginais écrivant que je me vois écrire que j'écris."


Escribo. Escribo que escribo. Mentalmente me veo escribir que escribo y también puedo verme ver que escribo. Me recuerdo escribiendo ya y también viéndome que escribía. Y me veo recordando que me veo escribir y me recuerdo viéndome recordar que escribía y escribo viéndome escribir que recuerdo haberme visto escribir que me veía escribir que recordaba haberme visto escribir que escribía y que escribía que escribo que escribía. También puedo imaginarme escribiendo que ya había escrito que me imaginaria escribiendo que había escrito que me imaginaba escribiendo que me veo escribir que escribo.

 


jeudi 2 mai 2024

Maupassant (fête)

Maupassant,  Le Père Amable III :

Ce dimanche-là, c'était la fête du village, la fête annuelle et patronale qu'on nomme assemblée, en Normandie.

Depuis huit jours on voyait venir par les routes, au pas lent de rosses grises ou rougeâtres, les voitures foraines où gîtent les familles ambulantes des coureurs de foires, directeurs de loteries, de tirs, de jeux divers, ou montreurs de curiosités que les paysans appellent «Faiseux vé de quoi».

Les carrioles sales, aux rideaux flottants, accompagnées d'un chien triste, allant, tête basse, entre les roues, s'étaient arrêtées l'une après l'autre sur la place de la mairie. Puis une tente s'était dressée devant chaque demeure voyageuse, et dans cette tente on apercevait par les trous de la toile des choses luisantes qui surexcitaient l'envie et la curiosité des gamins.

Dès le matin de la fête, toutes les baraques s'étaient ouvertes, étalant leurs splendeurs de verre et de porcelaine ; et les paysans, en allant à la messe, regardaient déjà d'un œil candide et satisfait ces boutiques modestes qu'ils revoyaient pourtant chaque année.

Dès le commencement de l'après-midi, il y eut foule sur la place. De tous les villages voisins les fermiers arrivaient, secoués avec leurs femmes et leurs enfants dans les chars-à-bancs à deux roues qui sonnaient la ferraille en oscillant comme des bascules. On avait dételé chez des amis ; et les cours des fermes étaient pleines d'étranges guimbardes grises, hautes, maigres, crochues, pareilles aux animaux à longues pattes du fond des mers.

Et chaque famille, les mioches devant, les grands derrière, s'en venait à l'assemblée à pas tranquilles, la mine souriante, et les mains ouvertes, de grosses mains rouges, osseuses, accoutumées au travail et qui semblaient gênées de leur repos.

Un faiseur de tours jouait du clairon ; l'orgue de barbarie des chevaux de bois égrenait dans l'air ses notes pleurardes et sautillantes ; la roue des loteries grinçait comme les étoffes qu'on déchire ; les coups de carabine claquaient de seconde en seconde. 

Et la foule lente passait mollement devant les baraques à la façon d'une pâte qui coule, avec des remous de troupeau, des maladresses de bêtes pesantes, sorties par hasard.

Les filles, se tenant par le bras par rangs de six ou huit, piaillaient des chansons ; les gars les suivaient en rigolant, la casquette sur l'oreille et la blouse raidie par l'empois, gonflée comme un ballon bleu."


mercredi 1 mai 2024

Guedj (mesure)

Guedj (Denis), Le Mètre du monde, coll. Points, chap. 19 "Deux visions du monde", p. 313 : 

"Les nouvelles mesures, que nous disent-elles du monde dans lequel elles ont – finalement – triomphé ?

Elles nous disent que la quantification prime. Au point qu'elle est devenue « la mesure de la mesure ». Elles nous disent que l'homme (son corps, son temps et son activité) est évincé. Doublement évincé, en tant que référence de la mesure, en tant qu'acteur du mesurage. Tout à la fois disqualifié comme référence et comme légitimation des mesures.

Il s'est passé en métrologie ce qui s'est passé en astronomie ; de la même façon que la Terre a été chassée du centre du monde physique au XVIè siècle, l'homme l'a été du centre du monde de la mesure au XXè. En ce sens, on peut parler de «révolution métro-logique» pour désigner ce passage d'un humano-centrisme à un géocentrisme qui signe le «retrait de l'homme de la réalité des choses ». Ce que d'aucuns appellent la déshumanisation du monde.

Plume ou plomb, or ou charbon, pesés avec le même kilo ; soie ou gros drap, brocart ou broderie, mesurés avec la même règle ; verger ou vignoble, route ou voie d'eau, corps de l'homme ou tronc de l'arbre, mesurés avec le même mètre ; eau bénite ou vin de messe, piquette ou vin de château, mesurés avec le même litre ; matières vives ou inertes, coûteuses ou modiques, luxueuses ou vitales, logées à la même enseigne.

Toutes les choses, partout, mesurées par tous, pour tous, de la même façon. Une mesure uniforme uniformise le monde. Les nouvelles ne prennent en compte que la «carcasse des choses»."


mardi 30 avril 2024

Goncourt (Richelieu)

Goncourt, Journal 15 juin 1857, Bouquins t. 1 p. 279 : 

"Le jour où tous les hommes sauront lire et où toutes les femmes joueront du piano, le monde sera en pleine désorganisation, pour avoir trop oublié une phrase du testament du cardinal de Richelieu : «Ainsi qu’un corps qui auroit des yeux en toutes ses parties, seroit monstrueux, de même un État le seroit, si tous les sujets étoient savants. On y verrait aussi peu d’obéissance que l’orgueil et la présomption y seroient ordinaires»."


lundi 29 avril 2024

Proust (H. Godard)

Godard (Henri), A travers Céline, la littérature, chapitre "D'un roman l'autre" : 

"Dans Proust, j’en étais venu à trouver parfois longues certaines pages qui multipliaient à l’infini les hypothèses explicatives d’un geste ou d’une réaction. Il me fallait faire effort pour les suivre dans le détail (« soit que... soit que... soit encore que... ») en saisissant la logique de chacune sans perdre de vue le geste ou la réaction qu’elles étaient censées expliquer. Puis venait le moment où, ayant perdu pied, je renonçais et me contentais de me laisser porter par la progression de la phrase, avec la certitude rassurante qu’elle finirait par se refermer impeccablement sur elle-même."


dimanche 28 avril 2024

Custine (servilité)

Custine, La Russie en 1839, incipit, lettre 1 (5 juin 1839) :

"Ems, ce 5 juin 1839.

J'ai commencé hier mon voyage en Russie : le grand-duc héréditaire est arrivé à Ems, précédé de dix ou douze voitures et suivi d'une cour nombreuse. 

Ce qui m'a frappé dès le premier abord, en voyant les courtisans russes à l'œuvre, c'est qu'ils font leur métier de grands seigneurs avec une soumission extraordinaire ; c'est une espèce d'esclaves supérieurs. Mais aussitôt que le prince a disparu, ils reprennent un ton dégagé, des manières décidées, des airs délibérés, qui contrastent d'une façon peu agréable avec la complète abnégation d'eux-mêmes qu'ils affectaient l'instant d'auparavant ; en un mot il régnait dans toute cette suite de l'héritier du trône impérial une habitude de domesticité dont les maîtres n'étaient pas plus exempts que les valets. Ce n'était pas simplement de l'étiquette, comme celle qui gouverne les autres cours où le respect officiel, l'importance de la charge plus que celle de la personne, le rôle obligé enfin, produisent l'ennui et quelquefois le ridicule ; c'était plus que cela ; c'était de la servilité gratuite et involontaire qui n'excluait pas l'arrogance ; il me semblait leur entendre dire : «Puisque cela ne peut pas être autrement, j'en suis bien aise.» Ce mélange d'orgueil et d'humiliation m'a déplu et ne m'a nullement prévenu en faveur du pays que je vais parcourir."