samedi 20 juin 2020

Chalumeau (bottleneck)

Chalumeau Laurent, F*ck [1991] p. 145-146 : 

« Maintenant, qu'est-ce qui, dans le frottement d'un tube de fer ou de verre contre des cordes métalliques, sait agir si fortement sur notre imagination ? Posons la question au plus grand joueur de slide guitar vivant, Ry Cooder : « Je serais tenté de dire que c'est une question d'espace, autrement dit, le bottleneck ne débouche pas sur un volume musical parfaitement plein. Une partie reste vide, libre, ouverte. Vous plaquez une note et le "boinnggg" ou l'effet que vous obtenez en frottant le verre contre la corde, dans sa structure, dans sa densité même, laisse pas mal d'espace dégagé, disponible, inachevé - vous entendez la note, mais elle n'est ni finie, ni fixée. Vous entendez aussi le silence qui l'entoure et vers lequel elle s'effiloche par les deux bouts. D'où ce sentiment d'amplitude et, par association d'idées, d'amplitude spatiale. Le but est d'atteindre cet espace musical, de la profondeur de champ, du recul, un horizon dégagé. Ensuite, bien sûr, on est tenté d'y associer des paysages. Les gens, en fait, voient mieux qu'ils n'écoutent. » 

L’éventail est large : plaqué avec férocité contre le manche d'une guitare électrique, sensiblement en son milieu, le bottleneck produit l'équivalent sonore des étincelles, copeaux et autres scories provoqués par le contact du métal d'une lame avec l'ébarboir d'un rémouleur. 

Appliqué en bas du manche, vers les notes graves, le cou de bouteille provoque un bruit de casserole, de voiture bringuebalante, de barreaux qu'on scie à la lime à ongle. Mais pratiquée doucement, note par note, et au-dessus de la septième barrette d'un manche de guitare électrique, là où les aigus commencent enfin, la slide guitar initie à un monde de glissandi lascifs, de trémolos érogènes, de raclettes canailles, de frottis langoureux et de traînées mélancolos. »


vendredi 19 juin 2020

Léautaud (narration inversée)

Léautaud, Journal, 1er Octobre 1898  t. 1 p. 22 :

 

« Z, Y, X...


Alors, tout le monde s'en alla.

La fosse était fermée.

On commençait à jeter des pelletées de terre.

Un à un, les assistants défilèrent devant la fosse et aspergèrent le cercueil de quelques gouttes d'eau bénite.

Le prêtre murmura ses oraisons.

Dans ce trou, on descendit le cercueil.

Après des détours, on trouva l'emplacement où un trou était préparé.

On arriva au cimetière.

On partit.

A l'heure indiquée, tout le monde se trouva rassemblé au logis du défunt.

Il mourut.

Il eut des enfants.

Il se maria.

Il eut des maîtresses.

Il fit son service militaire.

Il passa son bachot.

Il entra au collège.

Il fit sa première communion.

Il alla à l'asile.

Enfin, il naquit. »


jeudi 18 juin 2020

Goethe (art)

Goethe, Conversations avec Eckermann, traduction Jean Chuzeville, Gallimard p. 511-513 :  

« Il posa devant moi un paysage de Rubens. ‘Sans doute avez-vous déjà vu chez moi cette gravure ; mais on ne regarde jamais assez les chefs-d'œuvre. Et cette fois il s'agit de quelque chose de très particulier. […] Tous ces objets que nous voyons ici représentés : le troupeau de moutons, la charrette de foin, les chevaux, les travailleurs qui rentrent des champs, de quel côté sont-ils éclairés ?

- Il reçoivent ta lumière, dis-je, sur le côté tourné vers nous et projettent l'ombre vers l'intérieur du tableau. Surtout les paysans qui rentrent, au premier plan, sont en pleine lumière, ce qui produit un bel effet.

- Mais d'où Rubens a-t-il donc tiré ce bel effet ?

- Du fait, répondis-je, qu'il fait apparaître ces figures claires sur un fond sombre.

- Mais ce fond sombre, insista Goethe, d'où vient-il ?

- C’est l'ombre puissante que projette le groupe d'arbres devant les personnages. Tiens, mais comment cela ? poursuivis-je avec étonnement, les figures projettent leur ombre vers l'intérieur du tableau ? le groupe d'arbres, au contraire, projette la sienne vers le spectateur ? Nous avons ainsi la lumière de deux côtés opposés, ce qui est contraire à la nature !

- C’est là précisément le point, fit Goethe avec un léger sourire. C'est par là que Rubens se manifeste grand et montre qu'avec son libre génie, il se tient au-dessus de la nature et la subordonne à ses fins supérieures. La double lumière est certainement arbitraire, et vous pouvez bien dire que c'est contre nature. Mais si c'est contre nature, je dis en même temps que c'est plus haut que la nature, je dis que le geste hardi du maître révèle ainsi de façon géniale que l'art n'est pas entièrement soumis à la nécessité naturelle, mais qu'il a ses propres lois.

Sans doute, poursuivit Goethe, l’artiste doit dans les détails imiter fidèlement et religieusement la nature ; dans la structure des os, dans la disposition des tendons et des muscles d’un animal, il ne doit rien altérer suivant son bon plaisir de peur d’en gâter le caractère particulier et de détruire la nature. Mais dans les régions supérieures de l’art, où le tableau devient à proprement parler un tableau, l’artiste a un jeu plus libre et peut même recourir aux fictions, comme Rubens l’a fait dans ce paysage à double lumière […] L’artiste veut parler au monde par le moyen d’un tout ; or ce tout, il ne le trouve pas dans la nature ; c’est le fruit de son propre génie. »


mercredi 17 juin 2020

Michelet (femme)

Michelet, L’Amour, I, 1-2 p. 51-52

« 1. De la femme. 

La femme a un langage à part. Les insectes et les poissons restent muets. L'oiseau chante. Il voudrait articuler. L'homme a la langue distincte, la parole nette et lumineuse, la clarté du verbe. Mais la femme, au-dessus du verbe de l'homme et du chant d'oiseau, a une langue toute magique dont elle entrecoupe ce verbe ou ce chant : le soupir, le souffle passionné. Incalculable puissance. A peine elle se fait sentir, et le cœur en est ému. Son sein monte, descend, remonte ; elle ne peut pas parler, et nous sommes convaincus d'avance, gagnés à tout ce qu'elle veut. Quelle harangue d'homme agira comme le silence de la femme ? »

 2. La femme est une malade

Bien souvent assis, et pensif, devant la profonde mer, j'épiais la première agitation, d'abord sourde, puis sensible, puis croissante, redoutable, qui rappelait le flot au rivage. J'étais dominé, absorbé de l’électricité immense qui flottait sur l’armée des vagues dont la crête étincelait. 

Mais avec combien plus d'émotion encore, avec quelle religion, quel tendre respect, je notais les premiers signes, doux, délicats, contenus, puis douloureux, violents, des impressions nerveuses qui périodiquement annoncent le flux, le reflux de cet autre océan, la femme ! »



mardi 16 juin 2020

Baker (gestes)

Baker Nicholson, La Mezzanine p. ? trad. E. Chédaille :  

"J’avais déjà à moitié sorti mon propre stylo de ma poche intérieure, mais ne voulant pas refuser son offre, j'hésitai ; au même instant, elle avisa mon stylo et, avec un "oh", fit faire au sien un mouvement en arrière ; j'avais entre-temps résolu de prendre son stylo, et donc laissé le mien retomber dans ma poche, sans m'apercevoir avant qu'il ne fût trop tard qu'elle avait retiré son offre ; elle, voyant que je tendais la main, annula sa rétractation, mais, pendant ce temps-là, moi, devant son geste de recul précédent, j'avais à nouveau plongé dans ma poche ; ainsi nous livrâmes-nous à un manège rappelant l'entrechat de deux piétons qui se croisent et font chacun un pas de côté pour indiquer qu'ils vont reprendre leur gauche ou leur droite. Finalement, je pris son stylo et me penchai sur l'affiche."


I had already half pulled out my shirt-pocket pen, but not wanting to refuse her offer, I hesitated; at the same time, she saw that I already had a pen, and with an "Oh" began to retract hers from the proffering position; meanwhile I had decided to accept hers and had let go of the one in my pocket, not registering until it was too late that she had withdrawn the offer; she, seeing that I was now beginning to reach for her pen, canceled her retraction, but meanwhile I, processing her earlier corrective movement, had gone back to reaching for my own pen—so we went through a little foilwork that was like the mutual bobbings you exchange with an oncoming pedestrian, as both of you lurch to indicate whether you are going to pass to the right or to the left. Finally I took her pen and studied the poster.


lundi 15 juin 2020

Senault (orgueil)

Senault, L’Homme criminel [1644] incipit :

« L’orgueil a fait une si puissante impression dans l’âme de l'homme que toutes les peines qu'il souffre sont [in]capables de l’effacer. Il est glorieux dans son malheur, et quoiqu'il ait perdu tous les avantages qui lui donnaient de la vanité, il ne laisse pas de la conserver au milieu de ses misères. Les promesses que lui fit le démon dans le paradis le flattent encore pendant son exil. Quoiqu'il soit l’esclave d'autant de maîtres qu'il a de passions, il aspire encore à la souveraineté du monde ; quoique ses doutes l’assurent qu'il est ignorant, il prétend encore à la science du bien et du mal. Et quoique toutes les maladies qui l’attaquent lui apprennent qu'il est mortel, il se promet encore l'immortalité. Mais ce qui est de plus insupportable, et qui rend son crime le plus insolent, il espère d'arriver à toutes ces grandeurs par ses propres forces ; il croit que rien n'est impossible à une créature libre et raisonnable ; que son bonheur dépend de sa volonté, et que sans autre secours que celui qu’il tire de la Nature, il peut s'acquitter de ses pertes et recouvrer son innocence. »


dimanche 14 juin 2020

Goldoni (entremetteuse)

Goldoni, Mémoires, I, XIX : 


[Le Goldoni de vingt ans veut, avec l’aide de la supérieure du couvent, épouser une belle pensionnaire ; mais la supérieure lui annonce au contraire le mariage de la jeune fille avec son tuteur]


« — Paix, paix, s'écrie-t-elle ; écoutez-moi : ce mariage-là est mon ouvrage, c'est d’après mes réflexions que je l'ai secondé, et c'est pour vous que je lai sollicité. 

— Pour moi ? dis-je. 

— Oui. Paix, dit-elle, et vous allez voir la marche d'une femme droite, et qui vous est attachée. Êtes-vous, continua-t-elle, en état de vous marier ? Non, pour cent raisons. La demoiselle aurait-elle attendu votre commodité ? Non, elle n'en était pas la maîtresse, il fallait la marier ; un jeune homme l'aurait épousée, vous l'auriez perdue pour toujours. Elle se marie à un vieillard, à un homme valétudinaire, qui ne peut pas vivre longtemps, et quoique je ne connaisse pas les agrémens et les désagrémens du mariage, je sais qu'une jeune femme doit abréger les jours d'un vieux mari ; vous aurez une jolie veuve, qui n'aura eu de femme que le nom ; soyez tranquille là-dessus : elle aura été avantagée, elle sera encore plus riche qu'elle ne l’est actuellement ; en attendant vous ferez votre chemin. Ne craignez rien sur son compte ; non, mon cher ami, ne craignez rien ; elle vivra dans le monde avec son barbon, mais je veillerai sur sa conduite. Oui, oui, elle est à vous, je vous la garantis, je vous en donne ma parole d'honneur. »