samedi 17 décembre 2022

Nabokov (boutiques)

Nabokov, Le Don chap 1 : 

"Ce serait une bonne idée, pensa-t-il, d'étudier, un de ces jours, à tête reposée, la succession de trois ou quatre sortes de boutiques et de voir s'il avait raison de conjecturer qu'une telle succession obéit à sa propre loi de composition, de telle façon qu'ayant découvert la disposition la plus fréquente on pourrait en déduire le cycle général pour les rues d'une ville donnée ; par exemple : débit de tabac, pharmacie, magasin de primeurs. Dans la rue Tannenberg ces trois boutiques étaient dissociées, se trouvant à des coins différents ; cependant, l'essaimage rythmique ne s'était peut-être pas encore établi, et à l'avenir, cédant à ce contrepoint (à mesure que les propriétaires feraient banqueroute ou déménageraient), elles commenceraient graduellement à s'assembler selon le modèle approprié : le magasin de primeurs, un coup d'œil pardessus l'épaule, traverserait la rue pour être d'abord à sept puis à trois portes de la pharmacie – à peu près de la même façon que les lettres enchevêtrées trouvent leur place dans un film publicitaire ; et, à la fin, il y en a toujours une qui fait une sorte de cabriole et prend position à la hâte (personnage comique, l'inévitable tire-au-flanc parmi les nouvelles recrues) ; et elles attendront ainsi jusqu'à ce qu'une place adjacente se libère, sur quoi elles feront un clin d’œil au débit de tabac de l'autre côté de la rue, comme pour dire « Vite, amène-toi » ; et, en moins de rien, elles seront toutes alignées, dans un ordre caractéristique."


It would be a good idea, he thought, some time at leisure to study the sequence of three or four kinds of shops and see if he were right in conjecturing that such a sequence followed its own law of composition, so that, having found the most frequent arrangement, one could deduce the average cycle for the streets of a given city, for example : tobacco shop, pharmacy, greengrocery. On Tannenberg Street these three were dissociated, occurring on different corners ; perhaps, however, the rhythmic swarming had not yet established itself, and in the future, yielding to that counterpoint (as the proprietors either went broke or moved) they would gradually begin to gather according to the proper pattern : the greengrocery, with a glance over its shoulder, would cross the street, so as to be at first seven and then three doors away from the pharmacy – in somewhat the same way as the jumbled letters find their places in a film commercial ; and at the end there is always one that does a kind of flip, and then hastily assumes its position (a comic character, the inevitable Jack the Sack among the new recruits) ; and thus they will wait until an adjacent place becomes vacant, whereupon they will both wink across at the tobacco shop, as if to say : “Quick, over here”; and before you know it they are all in a row, forming a typical line.



vendredi 16 décembre 2022

Kant + Hegel (rossignol)

Kant, Critique de la faculté de juger Livre II § 42 (1790) :

 “Quoi de plus apprécié par les poètes que le joli chant, si charmant, du rossignol dans un bosquet solitaire, durant un calme soir d’été, sous la douce lumière de la lune ? Pourtant, on connaît des exemples où comme on ne pouvait trouver un tel chanteur, quelque hôte jovial est parvenu à tromper, à leur très grande satisfaction, ses invités venus chez lui jouir de l’air de la campagne, en dissimulant dans un buisson un jeune garçon malicieux sachant imiter (avec à la bouche un roseau ou un jonc) ce chant de manière parfaitement conforme à la nature. Mais, dès que l’on prend conscience qu’il s’agit d’une tromperie, personne ne supporte longtemps d’entendre ce chant tenu auparavant pour si attrayant; et il en va de même pour tout autre oiseau chanteur. Il faut que la nature ou ce que nous tenons pour elle, soit en cause, pour que nous puissions prendre au beau comme tel un intérêt immédiat.“


Hegel, Esthétique, Introduction, Chap. I, Section II, § 1 trad. S. Jankélévitch (1829) :

”On peut dire d'une façon générale qu'en voulant rivaliser avec la nature par l'imitation, l'art restera toujours au-dessous de la nature et pourra être comparé à un ver faisant des efforts pour égaler un éléphant. Il y a des hommes qui savent imiter les trilles du rossignol, et Kant a dit à ce propos que, dès que nous nous apercevons que c'est un homme qui chante ainsi, et non un rossignol, nous trouvons ce chant insipide. Nous y voyons un simple artifice, non une libre production de la nature ou une œuvre d'art. Le chant du rossignol nous réjouit naturellement, parce que nous entendons un animal, dans son inconscience naturelle, émettre des sons qui ressemblent à l'expression de sentiments humains. Ce qui nous réjouit donc ici, c'est l'imitation de l'humain par la nature.”


 

jeudi 15 décembre 2022

Gide (explication)

Gide, Paludes, exergue :
   ”Avant d’expliquer aux autres mon livre, j’attends que d’autres me l’expliquent. Vouloir l’expliquer d’abord c’est en restreindre aussitôt le sens ; car si nous savons ce que nous voulions dire, nous ne savons pas si nous ne disions que cela. – On dit toujours plus que CELA. – Et ce qui surtout m’y intéresse, c’est ce que j’y ai mis sans le savoir, – cette part d’inconscient, que je voudrais appeler la part de Dieu. – Un livre est toujours une collaboration, et tant plus le livre vaut-il, que plus la part du scribe y est petite, que plus l’accueil de Dieu sera grand. – Attendons de partout la révélation des choses ; du public, la révélation de nos œuvres.”


mercredi 14 décembre 2022

Céline (raffinement)

     Céline, Interview radio avec Jean Guénot et Jacques D’Arribehaude (6 février 1960) :
    ”- Ici on est raffiné de la gueule n’est-ce pas… raffiné de la gueule ça… les français ils sont plus raffinés en rien que de la gueule… ça, ça de ce côté-là, promis…
    - C’est le propre des vieilles civilisations d’ailleurs…
    La gueule oui…
   (inaudible)... la France… et les Chinois en réalité ?
    Oui… mais mais mais ils sont bouddha oui… la gueule… ils ont un triple cul un triple bide puis ils ont inventé l’auto… magnifique pour promener les bouddhas…si Bouddha avait eu l’auto-oh-oh rendez compte qu’est-ce qu’il aurait fait ? alors, vous avez Krou-kroutchev il a un gros cul n’est-ce pas il parle tout... heuu héé... raconter des histoires tout... hééé... mais... il se tient il se tient mal n’est ce pas… gaudrioles de commis voyageur... s’trouve très fort n’est-ce pas… qui ferait rougir que les (?) ... stupide n’est ce pas... BAH ÇA MARCHE ! AAAH MOI JE SUIS... haaan... l’autre gros cul d’en face... qui répond à l’autre gros cul... c’est très vul-GAIRE... n’est-ce pas... tout finira par la canaille disait Nietzsche. nous y sommes... n’est-ce pas... n’est-ce pas... évidemment... la canaille... n’est-ce pas... la canaille…”


mardi 13 décembre 2022

Montaigne (inspiration)

Montaigne, Essais I, 24 : 

“Les saillies poétiques, qui emportent leur auteur et le ravissent hors de soi, pourquoi ne les attribuerons-nous à son bonheur ? puisqu'il confesse lui-même qu'elles surpassent sa suffisance et ses forces, et les reconnaît venir d'ailleurs que de soi, et ne les avoir aucunement en sa puissance : non plus que les orateurs ne disent avoir en la leur ces mouvements et agitations extraordinaires, qui les poussent au delà de leur dessein. Il en est de même en la peinture, qu'il échappe parfois des traits de la main du peintre, surpassant sa conception et sa science, qui le tirent lui-même en admiration, et qui l'étonnent. Mais la fortune montre bien encore plus évidemment la part qu'elle a en tous ces ouvrages, par les grâces et beautés qui s'y trouvent, non seulement sans l'intention, mais sans la connaissance de l'ouvrier. Un suffisant lecteur découvre souvent ès écrits d'autrui des perfections autres que celles que l'auteur y a mises et aperçues, et y prête des sens et des visages plus riches.“



lundi 12 décembre 2022

Gide (singularité)

Gide, Paludes : 

“La santé ne me paraît pas un bien à ce point enviable. Ce n’est qu’un équilibre, une médiocrité de tout ; c’est l’absence d’hypertrophies. Nous ne valons que par ce qui nous distingue des autres ; l’idiosyncrasie est notre maladie de valeur ; – ou en d’autres termes : ce qui importe en nous, c’est ce que nous seuls possédons, ce qu’on ne peut trouver en aucun autre, ce que n’a pas votre homme normal, – donc ce que vous appelez maladie.

Car cessez à présent de regarder la maladie comme un manque ; c’est quelque chose de plus, au contraire ; un bossu, c’est un homme plus la bosse, et je préfère que vous regardiez la santé comme un manque de maladies.

L’homme normal nous importe peu ; j’aimerais dire qu’il est supprimable – car on le retrouve partout. C’est le plus grand commun diviseur de l’humanité, et qu’en mathématiques, étant donné des nombres on peut enlever à chaque chiffre sans lui faire perdre sa vertu personnelle. L’homme normal (ce mot m’exaspère), c’est ce résidu, cette matière première, qu’après la fonte où les particularités se subtilisent, on retrouve au fond des cornues. C’est le pigeon primitif qu’on réobtient par le croisement des variétés rares – un pigeon gris – les plumes de couleur sont tombées ; il n’a plus rien qui le distingue.“



dimanche 11 décembre 2022

Nietzsche (incomplet)

Nietzsche, Humain, trop humain § 199 : 

”L’incomplet comme attrait artistique. 

L'incomplet produit souvent plus d'effet que le complet, notamment dans le panégyrique : pour son propos, on a besoin précisément d'une piquante lacune comme d'un élément irrationnel qui fait miroiter une mer devant l'imagination de l'auditeur et, pareil à une brume, couvre le rivage opposé, par conséquent les bornes de l'objet qu'il s'agit de louer. À citer les mérites connus d'un homme, si on est complet et étendu, on fait toujours naître le soupçon que ce soient là ses seuls mérites. L'homme qui loue complètement se met au-dessus de celui qu'il loue,  il semble le voir de haut. C'est pourquoi le complet produit un effet d'affaiblissement.”