samedi 7 septembre 2024

Gadda (cireurs de parquets)

Gadda, Quand le Girolamo a fini…, in L'Adalgisa, éd. Manganaro : 

"Ils arrivaient discrets, aux discrètes heures : chargés de leur arsenal en écharpe. Ils avaient en somme tout le nécessaire, hormis le gros balai, mais compris une paire de pantalons ad hoc : avec des renforts aux genoux et privés à 70 % de leurs boutons de braguette.

Ces pantalons, entendons-nous bien, n’étaient pas leurs pantalons habituels : point du tout !… Il s’agissait ni plus ni moins d’un «outil de travail». Si bien que, à peine entrés, la première chose à faire était pour eux de changer de vêtement, ou plus exactement de pantalons, in loco : c’est-à-dire dans un coin de la cuisine, et pas toujours le plus sombre. (De même fait le maçon dans sa baraque, à côté de son attirail, flaque et truelle du bâtiment.) Pendant que les femmes de la maison, quittant leurs poêles, se retiraient dans la lingerie, vaquant à d’autres occupations : en proie, tout de même, à cet embarras vague et imperceptible, sans qu’on puisse pencher pour une excitation qui est si suavement inhérente, en semblables circonstances, à l’âme féminine et sa délicate sensitivité."


vendredi 6 septembre 2024

Constant (par Bénichou)

Constant, par Paul Bénichou, cité par Ph. Muray, Ultima necat t. 2 p. 406-407 :

"Les problèmes de Benjamin Constant ont été ceux de toute sa génération. Il s'agissait de retrouver une assiette à l'esprit humain privé sans retour des anciennes certitudes religieuses, et désabusé des espérances de 89. Cette restauration, qui a doublé l'autre, et n'a pas été moins laborieuse, a pris le plus souvent la forme d'une mystification. Benjamin Constant est, dans son temps, un cas particulier. Il a vécu la crise dans toute sa vie à la fois privée et publique, et il a scrupuleusement refusé toute solution d'éloquence ou de trompe-l'œil. Il a même scandalisé les hommes de cette époque si attachée à ses mythes et à ses pudeurs, par l'audace avec laquelle il rejetait tout ce qui n'était qu'édifiant. Impitoyable aussi bien pour lui-même, il a paru manquer de dignité. L'accuser d'avoir failli au respect de soi est, depuis Sainte-Beuve, chose fréquente. C'est ne pas comprendre cet esprit, à la fois insatisfait et exigeant, qui n'a pas résolu les problèmes insolubles, mais qui a réussi, chose rare, à passer jusqu'à nous sans légende."


jeudi 5 septembre 2024

Note

L'utilisation de diverses couleurs de texte pose de plus en plus de problèmes ; je mettrai donc désormais la VO en noir comme le texte traduit. (j'ai ajouté la VO de Gadda, buveur).

Muray (kitsch)

Muray, Ultima necat, 2 p. 407 :

"Le kitsch c'est l'esprit de vertu devenant esthétique.

C'est la tyrannie du Bien sur le goût.

Kitsch et pharisaïsme.

Kitsch contre réalisme.

Le kitsch c'est quand il me dit que Postérité n'est pas un titre de roman.

Le kitsch c'est quand elle voudrait bien un enfant, n'ose pas le dire et le dit quand même.

Le kitsch est cette titubation lyrique dans laquelle elle essaie de m'entraîner à son profit.

« Aie confiance en l'avenir »...

Voilà ce que soupire la musique kitsch.

« Crois en l'homme »...

Le kitsch c'est quand Lévy me vole le dernier chapitre de mon 19°, d'abord pour le traduire dans son style ronflant d'essai, ensuite pour le dégueulasser en roman qui aura le Goncourt.

Le roman historique est kitsch, sauf celui d'Aragon sur Géricault.

Kitsch sont la dénonciation des corridas, la diabolisation du tabac, les grands shows caritatifs contre la myopathie ou le cancer.

Kitsch était la « génération morale ». Kitsch « SOS Racisme ». Kitsch la mitterrandolâtrie. Kitsch la « génération Mitterrand ».

Kitsch l'idée de génération.

La vision collectiviste du monde, privée du collectivisme, l'a remplacé par le concept de génération.

Quiconque met l'idée de génération en avant est un collectiviste qui s'ignore.

Kitsch l'invraisemblable succès fait au roman de Kundera contre le kitsch.

Kitsch l'insuccès absolu de Postérité.

Kitsch - et voulu tel - le titre de mon prochain roman, Le Sourire de la chimère, mais violemment anti-kitsch le traitement que je ferai subir à ce titre à l'intérieur même du livre.

Kitsch les ballets de Céline, son « roi Krogold », etc. Tout l'antisémitisme célinien comme une flaque de merde logiquement bordée de ces dentelles.

Kitsch toute merde décorée.

Ce n'est pas l'ornement qui est kitsch, c'est la façon dont on le place.

Toute sentimentalité destinée à masquer qu'il n'y a jamais que des intérêts en guerre les uns contre les autres est kitsch.

Kitsch et fascisme. Pareil au même."


mercredi 4 septembre 2024

Nerval (légende)

Nerval, Les Filles du feu, § Chansons et légendes du Valois éd. Classiques Garnier p. 631-632 : 

"Le beau Lautrec, l’amant de cette noble fille, revient de la Palestine au moment où on la portait en terre. Il rencontre l’escorte sur le chemin de Saint-Denis. Sa colère met en fuite prêtres et archers, et le cercueil reste en son pouvoir. « Donnez-moi, dit-il à sa suite, donnez-moi mon couteau d’or fin, que je découse ce drap de lin ! » Aussitôt délivrée de son linceul, la belle revient à la vie. Son amant l’enlève et l’emmène dans son château au fond des forêts. Vous croyez qu’ils vécurent heureux et que tout se termina là ; mais une fois plongé dans les douceurs de la vie conjugale, le beau Lautrec n’est plus qu’un mari vulgaire, il passe tout son temps à pêcher au bord de son lac, si bien qu’un jour sa fière épouse vient doucement derrière lui et le pousse résolument dans l’eau noire, en lui criant :

Va-t’en, vilain pêche-poissons,

Quand ils seront bons

Nous en mangerons."


mardi 3 septembre 2024

Gadda (buveur)

Gadda, L'incendie de la via Keplero, in Des Accouplements bien réglés, 1963 (VF Seuil 1989) : 

[…] Pendant des heures et des heures, le coude planté dans le fumier tomateux-vinassé de la nappe, une main pendante et l’autre grattant son genou, lorsqu’il ne versait ni dégustait : […] il grommelait et se raclait la gorge pendant des heures entières, tout au long des après-midi déclinantes, suant dans la canicule et la puanteur de la chambre pleine de poussière, avec le lit qu’on aérait encore et l’oreiller couleur de lièvre ; la braguette ouverte – il s’en s’échappait un coin de chemise de nuit –, deux vieilles savates élimées, passées sur ses pieds nus et verdâtres, le souffle court qui semblait rouler sur des billes de mucus, il dorlotait avec des tendresses de jeune mère son catarrhe aux profondeurs de catacombe, cette glu qui bafouillait à petits bouillons au creux d’une marmite oubliée sur le feu."


"Così, ore e ore, col gomito su quel letamaio della tovaglia pomodoro-Barletta, con la mano a penzolare, e l’altra, se non mesceva o centellinava, a grattarsi il ginocchio; così grugnolava e ronfava di gola per delle ore intere, lungo tutto il declino del pomeriggio, sudato, dentro l’afa e il lezzo della camera, ch’era piena di polvere, con il letto ancora da prender aria, la federa color lepre; coi pantaloni sbottonati da cui usciva una cocca della camicia  di notte, con due ciabattazze fruste infilate nei piedi nudi e verdastri, con il  respiro breve che pareva scorrere su biglie di muco, coccolando con l’amorevolezza d’una mammina giovine quel suo catarro sommesso di catacomba, una colla che barbugliava, a lente bolle, in un pignattone dimenticato sul fuoco."

lundi 2 septembre 2024

Olécha (adolescente)

Olécha, L’Envie trad. Sokologorski, coll. Points p. 126 : 

"Et voilà ce que vit Kavalérov : Valia se tenait au milieu de la pelouse, les jambes largement et solidement écartées. Elle portait un petit short noir très relevé et ses jambes étaient nues très haut, – toute l'architecture de ces jambes était visible. Elle était pieds nus dans des chaussures de sport blanches, et le fait que ces chaussures soient plates rendait sa façon de se tenir encore plus stable et plus ferme. Elle n'était en rien féminine cette façon de se tenir, mais bien masculine ou enfantine. Ses jambes étaient sales, brunies et luisantes. C'étaient des jambes de petite fille, ces jambes si souvent soumises à l'action de l'air, du soleil, aux chutes sur les petites mottes et sur l'herbe et aux coups qu'elles deviennent grossières, se couvrent de petites cicatrices à cause des petites croûtes arrachées trop tôt, alors que les genoux deviennent rugueux comme de l'écorce d'orange. L'âge et la certitude subconsciente de sa richesse physique donnent à leur maîtresse le droit de prendre si peu soin de ses jambes, de ne pas s'en soucier, de ne pas les soigner. Mais plus haut, sous le short noir, la propreté et la douceur du corps laisse deviner combien merveilleuse sera leur maîtresse quand elle mûrira et deviendra femme, quand elle commencera à faire attention à son corps, quand l'envie lui viendra de l'orner, quand toutes les petites blessures seront guéries, quand les croûtes tomberont d'elles-mêmes, quand le hâle s'égalisera pour devenir teint."


dimanche 1 septembre 2024

Tesson (écroulement)

Tesson S., Blanc :

"On croit que la montagne se dresse. Elle s’écroule. Le calcaire est une pierre de la sédimentation. Des milliards d’animalcules se sont déposés et, par compression, ont formé les strates que la tectonique a dressées et l’érosion détruites. Le temps continue la sape. Patience (comme disent les professeurs de géologie, qui ne sont pas à deux millions d’années près) ! Nées de la mer, ces montagnes dessinées pour les athlètes rejoindront la plaine quand l’homme aura disparu. La montagne, ce sablier."