samedi 28 septembre 2019

Kant (nostalgie)


Kant, Anthropologie, De l'intelligence § 31 (De l'illusion) [trad. Tissot] : 

« La nostalgie des Suisses (et comme je l’ai appris de la bouche d’un général expérimenté, celle des Westphaliens et des Poméraniens de quelques contrées), qui les prend quand ils sont transportés dans d’autres pays, est l’effet d’une passion pour les lieux où ils ont goûté les joies les plus simples de la vie, passion qui est excitée par le souvenir de l’insouciance et de la société du voisinage dans leurs jeunes années. Mais quand plus tard ils revoient ces lieux chéris, ils se sentent trompés dans leur attente et sont par là même guéris. Ils sont persuadés, il est vrai, que tout a chan­gé, quand en réalité, c’est leur jeunesse seule qu’ils n’y ont pas retrouvée. Il n’est cependant pas étonnant que cette maladie atteigne plutôt les campagnards d’un pays pauvre d’argent, mais par la même plus liés par l’amitié et les travaux communs des champs, que ceux qui courent après la fortune, et qui ont pris pour devise le patria ubi bene. » [la patrie est là où l'on est bien]


Das Heimweh der Schweizer (und wie ich es aus dem Munde eines erfahrnen Generals habe, auch der Westphäler und der Pommern in einigen Gegenden), welches sie befällt, wenn sie in andere Länder versetztwerden, ist die Wirkung einer durch die Zurückrufung der Bilder der Sorgenfreiheit und  nachbarlichen Gesellschaft in ihren Jugendjahren erregten Sehnsucht nach den Örtern, wo sie die sehr einfachen Lebensfreuden genossen, da sie dann nach dem spätern Besuche derselben sich in ihrer Erwartung  sehr getäuscht und so auch geheilt finden ; zwar in der Meinung, daß sich dort alles sehr geändert habe, in der That aber, weil sie ihre Jugend dort nicht wiederum hinbringen können; wobei es doch merkwürdig ist, daß dieses Heimweh mehr die Landleute einer geldarmen, dafür aber durch Brüder- und Vetterschaften verbundenen Provinz, als diejenigen befällt, die mit Gelderwerb beschäftigt sind und das patria ubi bene sich zum Wahlspruch machen.


vendredi 27 septembre 2019

Balzac - Céline - Alain


Céline ne devait guère lire Balzac. 
Mais Alain en était un lecteur assidu. 

Balzac, Le Père Goriot : 
Sous le couvert de tilleuls est plantée une table ronde peinte en vert, et entourée de sièges. Là, durant les jours caniculaires, les convives assez riches pour se permettre de prendre du café viennent le savourer par une chaleur capable de faire éclore des œufs. 
Céline, Voyage : 
«Restons pas dehors! qu’il me dit. Rentrons ! » Je rentre avec lui. Voilà. « Cette terrasse, qu’il commence, c’est pour les œufs à la coque ! Viens par ici ! »

BalzacLe père Goriot 
Cette première pièce exhale une odeur sans nom dans la langue, et qu'il faudrait appeler l'odeur de pension. Elle sent le renfermé, le moisi, le rance ; elle donne froid, elle est humide au nez, elle pénètre les vêtements ; elle a le goût d'une salle où l'on a dîné ; elle pue le service, l'office, l'hospice. Peut-être pourrait-elle se décrire si l'on inventait un procédé pour évaluer les quantités élémentaires et nauséabondes qu'y jettent les atmosphères catarrhales et sui generis de chaque pensionnaire, jeune ou vieux.
Alain, Propos d'un Normand : 
Il y a une odeur de réfectoire que l’on retrouve, la même, dans tous les réfectoires. Que ce soient des chartreux qui y mangent, ou des lycéens, ou de tendres jeunes filles, un réfectoire a toujours son odeur de réfectoire. Cela ne peut se décrire. Eau grasse, pain moisi, je ne sais. Si vous n’avez jamais senti cette odeur, je ne puis vous en donner une idée. On ne peut parler de lumière aux aveugles. Pour moi, cette odeur se distingue autant des autres que le bleu se distingue du rouge.


Hofmannsthal (épiphanies)


Hofmannsthal, Lettre de Lord Chandos (traduction J-Cl Schneider) : 
« Il ne m’est pas aisé d’esquisser pour vous de quoi sont faits ces moments heureux ; les mots une fois de plus m’abandonnent. Car c’est quelque chose qui ne possède aucun nom et d’ailleurs ne peut guère en recevoir, cela qui s’annonce à moi dans ces instants, emplissant comme un vase n’importe quelle apparence de mon entourage quotidien d’un flot débordant de vie exaltée. Je ne peux attendre que vous me compreniez sans un exemple et il me faut implorer votre indulgence pour la puérilité de ces évocations. Un arrosoir, une herse à l’abandon dans un champ, un chien au soleil, un cimetière misérable, un infirme, une petite maison de paysans, tout cela peut devenir le réceptacle de mes révélations. Chacun de ces objets, et mille autres semblables dont un œil d’ordinaire se détourne avec une indifférence évidente, peut prendre pour moi soudain, en un moment qu’il n’est nullement en mon pouvoir de provoquer, un caractère sublime et si émouvant, que tous les mots, pour le traduire, me paraissent trop pauvres. Bien plus, à la représentation précise d’un objet absent peut échoir en partage ce destin incompréhensible d’être empli[e] jusqu’au bord du flux doux et brutal de ce sentiment divin. […] En de tels instants, une créature sans valeur, un chien, un rat, un insecte, un pommier rabougri, un chemin de terre tortueux escaladant la colline, un caillou couvert de mousse comptent pour moi davantage que n’a jamais fait l’amante la plus belle, la plus prodigue de la plus heureuse de mes nuits. Ces créatures muettes et parfois inanimées s’élancent vers moi avec un amour si entier, si présent, que mon regard comblé ne peut tomber alentour sur aucune surface morte. Tout, tout ce qui est, ce dont je me souviens, tout ce à quoi touchent mes pensées les plus confuses, me semble être quelque chose »



Houellebecq (études littéraires)


Houellebecq, Soumission : 
« Les études universitaires dans le domaine des lettres ne conduisent comme on le sait à peu près à rien, sinon pour les étudiants les plus doués à une carrière d'enseignement universitaire dans le domaine des lettres - on a en somme la situation plutôt cocasse d'un système n'ayant d'autre objectif que sa propre reproduction, assorti d'un taux de déchet supérieur à 95%. Elles ne sont cependant pas nuisibles, et peuvent même présenter une utilité marginale. Une jeune fille postulant à un emploi de vendeuse chez Céline ou chez Hermès devra naturellement, et en tout premier lieu, soigner sa présentation ; mais une licence ou un mastère de lettres modernes pourra constituer un atout secondaire garantissant à l'employeur, à défaut de compétences utilisables, une certaine agilité intellectuelle laissant présager la possibilité d'une évolution de carrière - la littérature, en outre, étant depuis toujours assortie d'une connotation positive dans le domaine de l'industrie du luxe. »

mardi 24 septembre 2019

Rougemont (sentiment)


Rougemont, Le Paysan du Danube :

« Paradoxe du sentiment. 
Un rumeur lointaine et continue, nous l'entendons seulement lorsqu'elle cesse, ou bien lorsqu'elle grandit soudain. Ainsi de la rumeur en nous du sang qui court ; ainsi de la respiration. Il n'y a conscience que du discontinu. 
Il n'y a sentiment que de ce qui nous quitte, ou nous surprend, ou bien encore au fond de l'être nous déchire et nous ressuscite. A la naissance du sentiment, nous trouvons invariablement une contradiction interne, une séparation, quelque chose qui fait défaut et quelque chose qui vient combler ce vide. Une angoisse qui est un appel, et qui crée sa réponse — en vain. »


Heidegger (activité)


Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ? [trad. Becker et Granel] : 
« Un apprenti menuisier par exemple, quelqu'un qui apprend à faire des coffres et choses semblables, ne s'exerce pas seulement dans cet apprentissage à manier avec habileté les outils. Il ne se familiarise pas non plus seulement avec les formes usuelles des choses qu'il a à construire. Il s'efforce, quand il est un vrai menuisier, de s'accorder avant tout aux diverses façons du bois, aux formes y dormant, au bois lui-même tel qu'il pénètre la demeure des hommes et, dans la plénitude cachée de son être, s'y dresse. Ce rapport au bois est même ce qui fait tout le métier, qui sans lui resterait enlisé dans le vide de son activité. Ce à quoi l'on s'occuperait alors n'est plus déterminé que par le seul profit. Tout travail de la main, tout agir de l'homme est exposé toujours à ce danger. »  
Ein Schreinerlehrling z. B., jemand, der Schreine bauen lernt und ähnliche Dinge, übt beim Lernen nicht nur die Fertigkeit in der Verwendung der Werkzeuge. Er macht sich auch nicht nur mit den gebrauchlichen Formen der Dinge, die er zu bauen hat, bekannt. Er bringt sich, wenn er ein echter Schreiner wird, vor allem zu den verschiedenen Arten des Holzes und zu den darin schlafenden Gestalten in die Entsprechung, zum Holz, wie es mit der verborgenen Fülle seines Wesens in das Wohnen des Menschen hereinragt. Dieser Bezug zum Holz trägt sogar das ganze Handwerk. Ohne diesen Bezug zum Holz bleibt es in der leeren Betriebsamkeit hängen. Die Beschäftigung in ihr wird dann lediglich durch das Geschäft bestimmt. Jedes Handwerk, alles menschliche Handeln steht immer in dieser Gefahr.

Heidegger, Lettre sur l'humanisme, début (1946) trad Préau, Munier et Hervier : 
« Nous ne pensons pas de façon assez décisive encore l'essence de l'agir. On ne connaît l'agir que comme la production d'un effet dont la réalité est appréciée suivant l'utilité qu'il offre. Mais l'essence de l'agir est l'accomplir. Accomplir signifie : déployer une chose dans la plénitude de son essence, atteindre à cette plénitude, producere. Ne peut donc être accompli proprement que ce qui est déjà. »   
Wir bedenken das Wesen des Handelns noch lange nicht entschieden genug. Man kennt das Handeln nur als das Bewirken einer Wirkung. Deren Wirklichkeit wird geschätzt nach ihrem Nutzen. Aber das Wesen des Handelns ist das Vollbringen. Vollbringen heißt: etwas in die Fülle seines Wesens entfalten, in diese hervorgeleiten, producere. Vollbringbar ist deshalb eigentlich nur das, was schon ist.
    

dimanche 22 septembre 2019

Hémon (nourriture)


Hémon, Monsieur Ripois et la Némésis chap. 1, Grasset p. 10-11 : 

« De son cigare, il ne restait déjà plus qu’un tronçon qui lui brûlait les doigts, mais la bonne chaleur du vin et du café fort courait encore dans ses artères. Il se sentait satisfait, repu sans lourdeur, alerte et hardi. Songeant aux mets succulents qu’il avait mangés, au bordeaux généreux qu’il avait lampé à plein verre, il marchait en se dandinant un peu, ployant quelquefois les jarrets, comme pour s’assurer de leur souplesse, et caressait sa moustache légère d’un geste un peu fat. Quand il laissait courir ses regards sur les gens qui l’entouraient et passaient à côté de lui, il lui venait cette idée un peu méprisante que c’étaient des barbares ; qu’il était séparé d’eux par des différences essentielles: l’allégresse de son sang plus chaud, la richesse des aliments préparés avec art, à la française, dont il s’était nourri et qui semblaient déjà s’être fondus en lui, et une certaine prodigalité d’idées et de sensations, fuyantes, rapides, diverses, qui défilaient dans son cerveau en sautillant. »

Fitzgerald (beauté)


Fitzgerald, Tendre est la Nuit 1, 4 [traduction de ?] : 

« On pouvait décrire son visage en termes de beauté classique, mais il paraissait, au départ, avoir été créé sur un trop grand format, dans des proportions excessives, avec une ossature épaisse, fortement accusée, comme si les traits principaux, le dessin des sourcils et du front, le teint lui-même, tout ce qui évoque pour nous le tempérament et le caractère avait été conçu, dans un premier temps, avec un emportement héroïque, par un disciple de Rodin, puis longuement ciselé et poli, pour le conduire vers une beauté si parfaite que l’erreur la plus infime lui aurait fait perdre à jamais son évidence, et son pouvoir. C'est en s'attaquant à l'arrondi des lèvres que le sculpteur avait couru les plus grands risques - il reproduisait en effet, l'arc même de Cupidon, tel que l'affichent toutes les cover-girls, sans rien enlever cependant à la majesté de l'ensemble. » 
   
... par moments, la traduction s'écarte sensiblement de l'original : 

« her face could have been described in terms of conventional prettiness, but the effect was that it had been made first on the heroic scale with strong structure and marking, as if the features and vividness of brow and coloring, everything we associate with temperament and character had been molded with a Rodinesque intention, and then chiseled away in the direction of prettiness to a point where a single slip would have irreparably diminished its force and quality. With the mouth the sculptor had taken desperate chances—it was the cupid’s bow of a magazine cover, yet it shared the distinction of the rest. »