samedi 13 juin 2020

Innocent III + Céline (homme)

Innocent III, De miseria condicionis humane [écrit entre 1190 et 1198] III, 1  :

« L'homme est conçu du sang par l'ardente putréfaction du désir, comme si de funestes vers se tenaient auprès de son corps. Vivant, il engendre des poux et des lombrics ; mort, il génère des vers et des mouches. Vivant, il produit des excréments et du vomi ; mort, il produit de la pourriture et de la puanteur. Vivant, il n'engraisse qu'un seul homme ; mort, il engraisse de nombreux vers. [...] À quoi servent donc les richesses ? Les festins ? Les voluptés ? Ils ne nous affranchiront pas de la mort, ils ne nous préserveront pas du ver, ils ne nous soustrairont pas à la puanteur. Celui qui tantôt siégeait, glorieux, sur le trône, tantôt gît, méprisé, dans le tombeau. Celui qui tantôt rayonnait, paré, à la cour, tantôt est avili, nu, dans la tombe. Celui qui tantôt se repaissait de mets délicieux à table, tantôt est mangé par les vers dans le sépulcre.

[…] Qui fera jaillir de mes yeux une fontaine de larmes pour pleurer le misérable commencement de la condition humaine, le coupable avancement de la vie humaine, la damnable fin de la dissolution humaine ? Je considérerai donc avec des larmes de quoi l'homme est fait, ce qu'il fait et ce qu'il deviendra. Il est fait de terre, conçu dans le péché, né pour la peine ; il commet des actes mauvais qui sont interdits, des actes honteux qui ne conviennent pas, des actes vains qui ne profitent pas ; il deviendra aliment du feu, nourriture des vers, masse de putréfaction ».


Céline, Mea culpa [1936] : « La supériorité pratique des grandes religions chrétiennes, c’est qu’elles doraient pas la pilule. Elles essayaient pas d’étourdir, elles cherchaient pas l’électeur, elles sentaient pas le besoin de plaire, elles tortillaient pas du panier. Elles saisissaient l’Homme au berceau et lui cassaient le morceau d’autor. Elles le rencardaient sans ambages : » Toi petit putricule* informe, tu seras jamais qu’une ordure… De naissance tu n’es que merde… Est-ce que tu m’entends ?… C’est l’évidence même, c’est le principe de tout ! Cependant, peut-être… peut-être… en y regardant de tout près… que t’as encore une petite chance de te faire un peu pardonner d’être comme ça tellement immonde, excrémentiel, incroyable… C’est de faire bonne mine à toutes les peines, épreuves, misères et tortures de ta brève ou longue existence. Dans la parfaite humilité… La vie, vache, n’est qu’une âpre épreuve ! T’essouffle pas ! Cherche pas midi à quatorze heures ! Sauve ton âme, c’est déjà joli ! Peut-être qu’à la fin du calvaire, si t’es extrêmement régulier, un héros, ‘de fermer ta gueule’, tu claboteras dans les principes… Mais c’est pas certain… un petit poil moins putride à la crevaison qu’en naissant… et quand tu verseras dans la nuit plus respirable qu’à l’aurore… Mais te monte pas la bourriche ! C’est bien tout !…Fais gaffe ! Spécule pas sur des grandes choses ! Pour un étron c’est le maximum !… »

Ça ! c’était sérieusement causé ! Par des vrais pères de l’Église ! Qui connaissaient leur ustensile ! qui se miroitaient pas d’illusions ! »


vendredi 12 juin 2020

Mallarmé + Richepin (origine)


Mallarmé :


Parce que de la viande était à point rôtie,

Parce que le journal détaillait un viol,

Parce que sur sa gorge ignoble et mal bâtie

La servante oublia de boutonner son col,

 

Parce que d’un lit, grand comme une sacristie,

Il voit, sur la pendule, un couple antique et fol,

Et qu’il n’a pas sommeil, et que, sans modestie,

Sa jambe sous les draps frôle une jambe au vol,

 

Un niais met sous lui sa femme froide et sèche,

Contre ce bonnet blanc frotte son casque-à-mèche

Et travaille en soufflant inexorablement :

 

Et de ce qu’une nuit, sans rage et sans tempête,

Ces deux êtres se sont accouplés en dormant,

Ô Shakespeare, et toi, Dante, il peut naître un poète !



RichepinTes Père et mère... in "Sonnets amers" (volume "Blasphèmes")


Voici la chose ! C'est un couple de lourdauds,

Paysans, ouvriers, au cuir épais, que gerce

Le noir travail : ou bien, des gens dans le commerce,

Le monsieur à faux-col et la vierge à bandeaux.


Mais, quels qu'ils soient, voici la chose. Les rideaux

Sont tirés. L'homme, sur la femme à la renverse,

Lui bave entre les dents, lui met le ventre en perce.

Leurs corps, de par la loi, font la bête à deux dos.


Et c'est ça que le prêtre a béni ! Ça qu'on nomme

Un saint mystère ! Et c'est de ça qu'il sort un homme !

Et vous voulez me voir à genoux devant ça !


Des père et mère, ça ! C'est ça que l'on révère !

Allons donc ! On est fils du hasard qui lança

Un spermatozoïde aveugle dans l'ovaire.



jeudi 11 juin 2020

Chesterton (héritage)


Chesterton, L’amour romantique, trad. Reinharez, Actes Sud, p. 309 : 

"L’idée de préserver des choses différentes côte à côte, de donner une place convenable et proportionnée à chacune, de sauver tout entier l'héritage varié de la culture, ne semble pas effleurer le monde moderne. Rien ne l'effleure, sinon l'idée de simplifier quelque chose en détruisant presque tout. Que ce soit Rousseau brisant des royaumes au nom de la raison, Byron brisant des familles au nom de la romance, ou Shaw brisant des romances au nom de la sincérité et de la formule d'Ibsen*. Pour ma part, je fais très grand cas de la magnifique illumination d'amour romantique du XIXe siècle, tout comme je fais grand cas du magnifique idéal de la juste raison et de la dignité humaine du XVIIIe siècle, de la véhémence du XVIIe siècle, de l'expansion du XVIe siècle, ou de la logique divine et de la bravoure enthousiaste du Moyen Age. Je ne vois pas pourquoi il faudrait perdre ou mépriser la moindre de ces conquêtes culturelles, ni pourquoi il est nécessaire pour chaque mode de balayer tout ce qu'il y a de meilleur dans toutes les autres."


* la formule (« L’amour suffit », « Love is enough ») est de William Morris.


All I survey (On Love)

The modern world seems to have no notion of preserving different things side by side, of allowing its proper and proportionate place to each, of saving the whole varied heritage of culture. It has no notion except that of simplifying something by destroying nearly everything; whether it be Rousseau breaking up kingdoms in the name of reason, or Byron breaking up families in the name of romance, or Shaw breaking up romances in the name of frankness and the formula of Ibsen. I myself value very highly the great nineteenth-century illumination of romantic love, just as I value the great eighteenth-century ideal of right reason and human dignity, or the seventeenth-century intensity, or the sixteenth-century expansion, or the divine logic and dedicated valour of the Middle Ages. I do not see why any of these cultural conquests should be lost or despised, or why it is necessary for every fashion to wash away all that is best in every other.




mercredi 10 juin 2020

Saint-John Perse (La Ville)


Saint-John Perse, Images à Crusoë [1909], Pléiade p. 13 : 


La Ville


L'ardoise couvre leurs toiture, ou bien la tuile où végètent les mousses.

Leur haleine se déverse par le canal des cheminées.

Graisses ! 

Odeur des hommes pressés, comme d'un abattoir fade ! aigres corps des femmes sous les jupes !

O Ville sur le ciel !

Graisses ! haleines reprises, et la fumée d'un peuple très suspect - car toute ville ceint l'ordure.

Sur la lucarne de l'échoppe - sur les poubelles de l'hospice - sur l'odeur de vin bleu du quartier des matelots - sur la fontaine qui sanglote dans les cours de police - sur les statues de pierre plate et sur les chiens errants - sur le petit enfant qui siffle, et le mendiant dont les joues tremblent au creux des mâchoires,

sur la chatte malade qui a trois plis au front,

le soir descend, dans la fumée des hommes...

La Ville par le fleuve coule à la mer comme un abcès...

[…]


mardi 9 juin 2020

Romains (Vorge)

Romains, Les Hommes de bonne volonté, vol. Le Tapis magique, coll. Bouquins t. 4 p. 920-921 :


[Vorge, poète surréaliste, disciple de Quinette (sorte de Landru) devient un thuriféraire du communisme]


Vorge discourt d'une voix facile, et onctueuse. Il a un sourire constant sur les lèvres, comme s'il distribuait aux femmes de l'assistance un chapelet de galanteries. Quand il déclare : « La célèbre Perspective Newski a retrouvé toute sa splendeur, » ou « le métro de Moscou sera le plus somptueux du monde », ou « les rues de Moscou abondent en jolies toilettes », il est ravi, caressant, et un tantinet camelot ; ou marchand de sucreries foraines. Entre ses mains la Révolution russe s'étire comme une languissante guimauve. Il pend cette guimauve d'un geste gracieux au cou de l'auditoire. On a envie de s'écrier :

« Décidément, votre Révolution, c'est un peu trop gentil ; c'est fade ; c'est jeune fille ! »

Le discours qu'il se tient à l'intérieur est d'un ton différent : « Têtes de veaux ! Ballots imprescriptibles ! Je vous emmerde tous. Vous ouvrez des gueules charmées. Poissons, va ! Ignoble tripaille petite-bourgeoise. Bien sûr je gagne ma vie. Et merde pour ceux que ça dérange ! Ma petite mensualité, oui, je la touche, je la touche, je la touche, et je ne suis pas assez couillon pour croire que c'est la beauté de ma prose qu'ils payent. Si belle, pourtant. La plus suave depuis celle de Fénelon. « Aboyeur à gages des Soviets » comme disait le copain l'autre jour. Parfaitement. Et c'est bien triste que ça soit en train de tourner à l'eau de roses. Ce qu'il faudrait, c'est de la mitrailleuse, de la bombe d'avion. Un peu de massacre, nom de Dieu ! Que des gueules pareilles n'existent pas impunément ! Quinette, ça, oui, c'était un homme ! Un régime Quinette. Enquiquinetter toute cette société racaille, en long et en travers, à la file et à mort... Hitler non plus n'est pas mal. « Si un Hitler s'était produit en France, tu serais avec lui... » me disait l'autre jour cette lope de Duparc... « Tu serais son Goebbels... » Bien sûr ! Et comment ! Un Goebbels qui aurait un peu plus d'allure, et un meilleur style... Malheureusement la question ne se pose pas... Un lieutenant-colonel qui a le mordant d'un placier en cravates... Ici, voilà tout ce qu'ils ont trouvé. Maison de la Culture ! C'est à se taper la culture par terre... Ils ont beau vous en raconter là-bas... Trotsky c'était encore mieux... Et Djerjinski alors !... Camarades, je vous dis merde la bouche en cœur. Vivent les Soviets ! »


lundi 8 juin 2020

Céard (musique)

Céard, Terrains à vendre [1906] p. 526-527 : 

« Sur le clavier, sous les doigts de Malbar, la phrase initiale de l'adagio, œuvre 12, numéro 3, s'éleva doucement, pareille à un paisible chant d'espérance et de foi.

Le violon, ensuite, redit le thème. Mais, comme pendant l'été, on entend des grondements de tonnerre dans un ciel sans nuage, les basses du piano l'accompagnaient de traits martelés et menaçants, au-dessus desquels la mélodie, quand même, prenait son vol et planait.

À mesure, cependant, elle s'attristait, semblait prise de crainte. Elle s'affolait, se perdait, se cherchait en criant parmi les intervalles mineurs, haletant d'impatience dans la difficulté de reprendre sa sérénité première, elle ne retrouvait plus qu'une joie tourmentée. Le violon, maintenant, en phrases entrecoupées, se lamentait au battement funèbre des arpèges; ses inquiétudes changeant de ton, ainsi qu'un malade change de place en son lit de souffrance, ne rencontraient plus qu'un apaisement imparfait et momentané.

Laguépie, la corde à l'archet, tenant les sons, détachant scrupuleusement les soupirs, avec son instrument, emplissait le salon d'une telle angoisse que les coeurs des auditeurs se serraient de malaise. Tous, ils espéraient comme une délivrance la modulation dernière qui, ramenant le motif principal, donnerait enfin du repos à leurs nerfs trop tendus. La modulation se préparait. On l'entendait venir dans les accords du piano plus légers et plus clairs. Un sol vibrait gaiement dans les octaves liantes : le calme et l'espoir ne tarderaient pas à renaître, quand un bruit sec se fit entendre. Une corde, en sifflant, s'enroula sur la volute du violon. Influencée par l'humidilé de la nuit, la chanterelle s'était cassée.

Le piano se tut. Tous restaient sans haleine, souffraient comme d'un manque d'air de cette mélodie demeurée sans conclusion. »



dimanche 7 juin 2020

Rodin (tout et parties)

Rodin, Faire avec ses mains ce que l'on voit (Coll. ‘Mille et une nuits’) p. 89-90 : 

« Peut-être les dénominations anatomiques ont-elles eu cet effet déplorable d'imposer aux esprits le préjugé de la division des formes corporelles. La grande ligne géométrique et magnétique de la vie en reste comme brisée dans le regard du passant ; ces analyses théoriques ont altéré, chez les non-initiés, le sens du vrai.

Le chef d'oeuvre proteste contre cette idée factice et fausse de la division. Ces formes concordantes, qui passent les unes dans les autres, comme ondulent les noeuds du reptile, et qui se pénètrent soudainement, c'est le corps, dans sa magnifique unité.

Livré à lui-même, l'ignorant n'aperçoit que les détails apparents des choses ; la source de l'expression, la synthèse, seules éloquentes, lui échappent. Il est regrettable que la description anatomique apporte, en quelque sorte, des arguments à l'ignorance plastique des foules en appelant par des mots leur attention sur les diverses parties dont se compose l'architecture corporelle. Ces mots pédants, biceps, triceps brachial ou crural, et tant d'autres, ces mots courants, bras, jambe, n'ont point de signification plastiquement. Dans la synthèse de l'oeuvre d'art, les bras, les jambes ne comptent que s'ils se rassemblent selon des plans qui les associent en un même effet. Et il en est ainsi dans la nature, qui ne se soucie pas de nos descriptions analytiques.

Les grands artistes procèdent comme la nature compose, et non pas comme l'anatomie décrit. Ils ne sculptent pas tel muscle, tel nerf, tel os pour lui-même ; c'est l'ensemble qu'ils visent et qu'ils expriment ; c'est par larges plans que leur oeuvre vibre dans la lumière ou entre dans l'ombre. »