Rodin, Faire avec ses mains ce que l'on voit (Coll. ‘Mille et une nuits’) p. 89-90 :
« Peut-être les dénominations anatomiques ont-elles eu cet effet déplorable d'imposer aux esprits le préjugé de la division des formes corporelles. La grande ligne géométrique et magnétique de la vie en reste comme brisée dans le regard du passant ; ces analyses théoriques ont altéré, chez les non-initiés, le sens du vrai.
Le chef d'oeuvre proteste contre cette idée factice et fausse de la division. Ces formes concordantes, qui passent les unes dans les autres, comme ondulent les noeuds du reptile, et qui se pénètrent soudainement, c'est le corps, dans sa magnifique unité.
Livré à lui-même, l'ignorant n'aperçoit que les détails apparents des choses ; la source de l'expression, la synthèse, seules éloquentes, lui échappent. Il est regrettable que la description anatomique apporte, en quelque sorte, des arguments à l'ignorance plastique des foules en appelant par des mots leur attention sur les diverses parties dont se compose l'architecture corporelle. Ces mots pédants, biceps, triceps brachial ou crural, et tant d'autres, ces mots courants, bras, jambe, n'ont point de signification plastiquement. Dans la synthèse de l'oeuvre d'art, les bras, les jambes ne comptent que s'ils se rassemblent selon des plans qui les associent en un même effet. Et il en est ainsi dans la nature, qui ne se soucie pas de nos descriptions analytiques.
Les grands artistes procèdent comme la nature compose, et non pas comme l'anatomie décrit. Ils ne sculptent pas tel muscle, tel nerf, tel os pour lui-même ; c'est l'ensemble qu'ils visent et qu'ils expriment ; c'est par larges plans que leur oeuvre vibre dans la lumière ou entre dans l'ombre. »