mardi 31 décembre 2019

Galey (portraits)


Matthieu Galey, Journal (complet) 1953-1973

Aragon : 
p. 282 (29-XI-1963) : "Au Masque et la Plume : Aragon. Il est venu réciter des passages de son prochain livre, le Fou d'Elsa. Beau, avec le profil net, les cheveux bien blancs ; le complet croisé bleu sombre : un P-DG. Il dit quelques mots : précieux, un tantinet poseur. Puis il s'installe et se met à déclamer - oui, déclamer ! - pire que Malraux (plus Comédie-Française), enflant la voix au rythme des vers, victorhuguesque, ridicule. Les vieilles dames un peu réticentes - un communiste ! - ne tardent pas à se pâmer, reconnaissant un des leurs : un poète du XIXe. Evtouchenko lui a tourné la tête... Kanters chuchote : 'On se croirait chez Mme de Bargeton !' 
Seule dans une loge, Elsa, l'oeil mi-clos, hume cet encens. Tandis que Bastide, bras croisés, tête basse, adopte l'attitude d'un croyant à l'élévation. Cabotin ou sincère ?"

Barthes : 
"...tête d’oiseau qui s’empâte vers le bas », un « air de mollesse dans toute sa personne qui ne vient pas des traits mais du regard, placide, passif, posé, en accord avec le ton un peu affecté de sa parole."

Sollers : 
(p. 167 le 22 03 60) : "Sollers pontifie, rond et doucereux ; on dirait un raminagrobis de comédie. Avec le regard complice d’un vieux politicard jésuite." 

deux portraits à suspense… : 
p. 173 : "Près de nous, avec une femme corsaire portant monocle, une antiquité à moustache, chapeautée d’une soupière noirâtre, fleurie de mauve, d’où sortent quelques tifs teints coupés à la Jeanne d’Arc. Profil de Polichinelle, menton en galoche, plus de dents, mais une voix rauque et cassée, qui chevrote en anglais : Alice Toklas est de sortie."
p. 191 : "Coiffée d’une espèce de casquette de paille noire, les yeux faits à la suie, ses épaules de moineau couvertes, malgré la canicule, d’une étole de renard bleu, c’est un cadavre ambulant, avec le sourire de Dracula qui glace les sangs : la baronne Blixen voyage."



lundi 30 décembre 2019

Basch (Einfühlung)


Basch, Le maître problème de l’esthétique, conclusion (1921) :
« La nature tout entière se met à chanter, à se mouvoir, à danser. Tout en elle, tout en nous, car elle est devenue nous, n’est que source de sentiments, de joie ou de douleur, de tension ou de détente, d’excitation ou de dépression. 
‘Tout en elle, tout en nous, car elle est devenue nous’, qu’est-ce que cela veut dire? Cette phrase recèle l’acte esthétique par excellence, l’Einfühlung, ce que j’ai appelé, dans l’Essai Critique sur l’Esthétique de Kant, le symbolisme sympathique, ce que j’ai appelé plus tard l’auto-projection, l’effusion ou plutôt l’infusion, qui serait le terme le plus adéquat s’il ne prêtait à une équivoque risible, c’est-à-dire l’acte de se plonger dans les objets extérieurs, de se projeter, de s’infuser en eux ; d’interpréter les Moi d’autrui d’après notre propre Moi, de vivre leurs mouvements, leurs gestes, leurs sentiments et leurs pensées ; de vivifier, d’animer, de personnifier les objets dépourvus de personnalité, depuis les éléments formels les plus simples jusqu’aux manifestations les plus sublimes de la nature et de l’art ; de nous dresser avec une verticale, de nous étendre avec une horizontale, de nous rouler sur nous-mêmes avec une circonférence, de bondir avec un rythme saccadé, de nous bercer avec une cadence lente, de nous tendre avec un son aigu et nous amollir avec un timbre voilé, de nous assombrir avec un nuage, de gémir avec le vent, nous roidir avec un roc, nous épandre avec un ruisseau, de nous prêter à ce qui n’est pas nous, de nous donner à ce qui n’est pas nous, avec une telle générosité et une telle ferveur que, durant la contemplation esthétique, nous n’avons plus conscience de notre prêt, de notre don, et croyons vraiment être devenus ligne, rythme, son, nuage, vent, roc et ruisseau. » 

dimanche 29 décembre 2019

Flaubert (sujet-objet)


Flaubert, Tentation de Saint Antoine de 1849 :       
LE DIABLE : Souvent, à propos de n’importe quoi, d’une goutte d’eau, d’une coquille, d’un cheveu, tu t’es arrêté, immobile, la prunelle fixe, le coeur ouvert. L’objet que tu contemplais semblait empiéter sur toi, à mesure que tu t’inclinais vers lui, et des liens s’établissaient ; vous vous serriez l’un contre l’autre, vous vous touchiez par des adhérences subtiles, innombrables ; puis, à force de regarder, tu ne voyais plus ; écoutant, tu n’entendais rien, et ton esprit même finissait par perdre la notion de cette particularité qui le tenait en éveil. C’était comme une immense harmonie qui s’engouffrait en ton âme avec des frissonnements merveilleux, et tu éprouvais dans sa plénitude une indicible compréhension de l’ensemble irrévélé ; l’intervalle de toi à l’objet, tel qu’un abîme qui rapproche ses deux bords, se resserrait de plus en plus, si bien que disparaissait cette différence, à cause de l’infini qui vous baignait tous les deux ; vous vous pénétriez à profondeur égale, et un courant subtil passait de toi dans la matière, tandis que la vie des éléments te gagnait lentement, comme une sève qui monte ; un degré de plus et tu devenais nature, ou bien la nature devenait toi.    
ANTOINE : Il est vrai, souvent j’ai senti que quelque chose de plus large que moi se mêlait à mon être ; petit à petit je m’en allais dans la verdure des prés et dans le courant des fleuves, que je regardais passer ; et je ne savais plus où se trouvait mon âme, tant elle était diffuse, universelle, épandue !   


samedi 28 décembre 2019

Döblin (ville)


Döblin, Berlin Alexanderplatz [1929] traduction O. Le Lay : 
[c’est presque le début du roman ; le personnage, après plusieurs années de prison, est soumis à l’agitation de la grande ville]
« La punition commence. 
Il se secoua, déglutit. Il se marcha sur le pied. Puis il prit son élan et se retrouva assis dans le tram. Au milieu des gens. Parti. Au début c’était comme quand on est chez le dentiste, il a saisi une racine avec la tenaille et il tire, la douleur augmente, la tête va exploser. Il tournait la tête en arrière vers la muraille rouge, mais le tram filait et l’emportait sur les rails, bientôt il n’y eut plus que sa tête dans la direction de la prison. La rame fit un coude, des arbres, des maisons s’interposèrent. Des rues vivantes émergèrent, la Seestrasse, des gens montaient et descendaient. En lui ça criait d’effroi : Attention, attention, c’est parti. La pointe de son nez gelait, ça bourdonnait le long de sa joue. « Midi Journal », « B.Z. », « Le Nouvel Illustré », « Radio Actuel », « Tickets s’il vous plaît ». Les schupos ont des uniformes bleus maintenant. Il redescendit de la rame sans qu’on prête attention à lui, il était parmi les gens. Et alors quoi ? Rien. Un peu de tenue, cochon efflanqué, ressaisis-toi, t’vas tâter d’mon poing. Cohue, qué cohue. Comme ça remuait. Probable que ma cervelle a pus de graisse, probable qu’al’ est toute desséchée. Et puis tout ça. Magasins de chaussures, chapelleries, lampes à incandescence, bars à gnôle. […] Des centaines de vitres nickel, laisse-les briller, va, c’est toujours pas elles qui vont te faire peur, t’peux les réduire en miettes, rien d’extraordinaire là-d’dans, sont bien astiquées et c’est tout. On éventrait le pavé sur la Rosenthaler Platz, il marcha entre les autres sur des caillebotis. On se mélange avec les autres, comme ça tout passe, tu remarques plus rien, garçon. Dans les vitrines des silhouettes en complet, manteau, avec des jupes, avec des bas et des souliers. Dehors tout remuait, mais - derrière - rien du tout ! Ça - vivait - pas ! Ça vous avait des visages joyeux, ça riait, attendait sur l’îlot-refuge en face d’Aschinger à deux ou à trois, fumait des cigarettes, feuilletait des journaux. C’était planté là comme les réverbères — et — ça se pétrifiait à mesure. Ils étaient solidaires des maisons, rien que du blanc, rien que du bois. »


« Die Strafe beginnt.
Er schüttelte sich, schluckte. Er trat sich auf den Fuß. Dann nahm er einen Anlauf und saß in der Elektrischen. Mitten unter den Leuten. Los. Das war zuerst, als wenn man beim Zahnarzt sitzt, der eine Wurzel mit der Zange gepackt hat und zieht, der Schmerz wächst, der Kopf will platzen. Er drehte den Kopf zurück nach der roten Mauer, aber die Elektrische sauste mit ihm auf den Schienen weg, dann stand nur noch sein Kopf in der Richtung des Gefängnisses. Der Wagen machte eine Biegung, Bäume, Häuser traten dazwischen. Lebhafte Straßen tauchten auf, die Seestraße, Leute stiegen ein und aus. In ihm schrie es entsetzt: Achtung, Achtung, es geht los. Seine Nasenspitze vereiste, über seine Backe schwirrte es. »Zwölf Uhr Mittagszeitung«, »B. Z.«, »Die neuste Illustrirte«, »Die Funkstunde neu«, »Noch jemand zugestiegen?« Die Schupos haben jetzt blaue Uniformen. Er stieg unbeachtet wieder aus dem Wagen, war unter Menschen. Was war denn? Nichts. Haltung, ausgehungertes Schwein, reiß dich zusammen, kriegst meine Faust zu riechen. Gewimmel, welch Gewimmel. Wie sich das bewegte. Mein Brägen hat wohl kein Schmalz mehr, der ist wohl ganz ausgetrocknet. Was war das alles. Schuhgeschäfte, Hutgeschäfte, Glühlampen, Destillen. Die Menschen müssen doch Schuhe haben, wenn sie so viel rumlaufen, wir hatten ja auch eine Schusterei, wollen das mal festhalten. Hundert blanke Scheiben, laß die doch blitzern, die werden dir doch nicht bange machen, kannst sie ja kaputt schlagen, was ist denn mit die, sind eben blankgeputzt. Man riß das Pflaster am Rosenthaler Platz auf, er ging zwischen den andern auf Holzbohlen. Man mischt sich unter die andern, da vergeht alles, dann merkst du nichts, Kerl. Figuren standen in den Schaufenstern in Anzügen, Mänteln, mit Röcken, mit Strümpfen und Schuhen. Draußen bewegte sich alles, aber – dahinter – war nichts! Es – lebte – nicht! Es hatte fröhliche Gesichter, es lachte, wartete auf der Schutzinsel gegenüber Aschinger zu zweit oder zu dritt, rauchte Zigaretten, blätterte in Zeitungen. So stand das da wie die Laternen – und  – wurde immer starrer. Sie gehörten zusammen mit den Häusern, alles weiß, alles Holz. »

vendredi 27 décembre 2019

Valéry frénétique (3 textes)


… un Valéry inattendu, très peu classique, dans deux lettres de jeunesse, et dans un poème qu’il ne publia que tardivement, et non sans réticence :

Valéry, Lettre à Gide, 8 mai 1891, Correspondance p. 82-83 : 
« Je ne veux pas, une fois nouvelle, vous dire l'ennui de mes jours et la frayeur de mes nuits longues mais je suis horrible ces temps-ci. Songez que vois du sang.
... Ces soldats qui ont tiré sur la foule, je les ai enviés, et de tirer sur tout le Monde ! Je déteste le peuple et plus encore les Autres ! Songez que dans mon esprit faible j'ai pressuré jusqu'à l'ennui bien des livres et des choses belles, j'épuise une forme d'art en un spasme rapide et je suis tellement affollé [sic] qu'un déroulement de carnage me hante et que des lumières meurtries m'aveuglent.
Je désire presque une guerre monstrueuse où fuir parmi le choc d'une Europe folle et rouge, où perdre le souvenir et le respect de toute écriture et de tout rêve dans des visions réelles, trépignements funèbres de sabots clapotants et déchirements de fusillades, et n'en revenir !
Je ne sais quel sang parle en moi, ni quel loup des anciens jours bâille dans mon ennui, mais je le sens là. La hideuse mécanique littéraire m'écœure, et toute vie n'en vaut la peine. Ce barbare vous étonne ?
Venez donc réveiller les antiques roses et les lis penchés, comme un ange de jadis, un ange terrible et frêle de jadis dont un souffle aurait de corolles suscité l'éveil rose dans des jardins, et qui des gestes de ses mains aurait fait obéissants les parfums pâles et les feuilles confuses, dans l'Eden.
Une étoile se pose sur un calice, et brille à travers la soie légère des pétales, et palpite. Ah ! que de nuit ! La saisir ! La couver dans le creux des mains puériles et rire de la tenir captive, - une Etoile ! C'est difficile. Alors ! du sang ! »

Lettre à Gide de 1892 : 
« Dominus illuminatio mea.
C'est un nouvel ami qui parle, cher André : l'autre âme est quasi-morte.
Gardez le souvenir de cette évaporée ; je ne sais ce qu'il va advenir de ma pauvre et tourbillonnante entité.
Longuement j'avais accumulé mon être. La substance de mes pensées était dévotement choisie entre le chaos des choses. Je m'étais créé incomplet mais harmonique ; faible mais mesuré. Voici que des jours inconnus sont arrivés.
Un regard m'a rendu si bête que je ne suis plus :
J'ai perdu ma belle vision cristalline du Monde, je suis un ancien roi ; je suis un exilé de moi.
Ah ! savez-vous ce que c'est qu'une robe - même en dehors - surtout en-dehors, de tout désir simpliste de chair ? »

cf. Goncourt, Journal janvier 1852 : « L’amour, un rêve à propos d’un corps, quand ce n’est pas à propos d’une robe. »


Sinistre

Quelle heure cogne aux membres de la coque
Ce grand coup d’ombre ou craque notre sort ?
Quelle puissance impalpable entre-choque
Dans nos agrès des ossements de mort ?
Sur l’avant nu, l’écroulement des trombes
Lave l’odeur de la vie et du vin :
La mer élève et recreuse des tombes,
La même eau creuse et comble le ravin.
Homme hideux, en qui le cœur chavire,
Ivrogne étrange égaré sur la mer
Dont la nausée attachée au navire
Arrache à l’âme un désir de l’enfer,
Homme total, je tremble et je calcule,
Cerveau trop clair, capable du moment
Où, dans un phénomène minuscule,
Le temps se brise ainsi qu’un instrument…
Maudit soit-il le porc qui t’a gréée,
Arche pourrie en qui grouille le lest !
Dans tes fonds noirs, toute chose créée
Bat ton bois mort en dérive vers l’Est…
L’abîme et moi formons une machine
Qui jongle avec des souvenirs épars :
Je vois ma mère et mes tasses de Chine,
La putain grasse au seuil fauve des bars ;
Je vois le Christ amarré sur la vergue !…
Il danse à mort, sombrant avec les siens ;
Son œil sanglant m’éclaire cet exergue :
UN GRAND NAVIRE A PÉRI CORPS ET BIENS !…

jeudi 26 décembre 2019

Queneau + Giono + Platon (mélange)


Queneau, Les Fleurs bleues chap. XVII : 
« Lalix épluchait des pommes de terre. Cidrolin demande :
— Y aura des frites ?
— Non, du gratin dauphinois.
— J’aurais mieux aimé des frites.
— Y aura du gratin dauphinois.
— Bon, dit Cidrolin. Il ajouta :
— Je vais faire un tour. Je vais jusqu’au camp de campigne pour les campeurs. Il y a encore des gens qui y arrivent.
— Ça doit être curieux.
— Peut vraiment pas y avoir des frites ?
— Quel tyran. Y aura des frites ?
— Quelques-unes un peu molles et les autres comme des petits bouts de bois.
— Et pour moi, dit Lalix, des entre les deux.
— Peut-être serait-il possible de faire moitié gratin dauphinois et moitié pommes frites, les unes d’une façon, les autres d’une autre et une partie entre les deux. »

Giono, Jean le Bleu LP p. 105 : « Le berger Massot venait ‘manger le midi’ à la maison, un gros midi de pain et de viande et bien arrosé de vin. Il mâchait longtemps et lentement pour tout goûter : le pain seul, la viande seule, la viande et le pain mélangés et il buvait toujours avant d’avoir fini sa bouchée pour ajouter au goût. »

Platon, Timée (trad. Chambry) : 
« Voici de quels éléments et de quelle manière il composa [l'âme]. 
Avec la substance indivisible et toujours la même et avec la substance divisible qui naît dans les corps, il forma, en combinant les deux, une troisième espèce de substance intermédiaire, laquelle participe à la fois de la nature du Même et de celle de l’Autre, et il la plaça en conséquence au milieu de la substance indivisible et de la substance corporelle divisible. 
Puis, prenant les trois, il les combina toutes en une forme unique, harmonisant de force avec le Même la nature de l’Autre qui répugne au mélange. 
Quand il eut mélangé les deux premières avec la troisième et des trois fait un seul tout, il le divisa en autant de parties qu’il était convenable, chacune étant un mélange du Même, de l’Autre et de la troisième substance. »


mercredi 25 décembre 2019

Descriptions (Flaubert, Robbe-Grillet, Queneau)


Flaubert, Madame Bovary (1857) chap. 1 : 
« Le nouveau tenait encore sa casquette sur ses deux genoux. C'était une de ces coiffures d'ordre composite, où l'on retrouve les éléments du bonnet à poil, du chapska, du chapeau rond, de la casquette de loutre et du bonnet de coton, une de ces pauvres choses, enfin, dont la laideur muette a des profondeurs d'expression comme le visage d'un imbécile. Ovoïde et renflée de baleines, elle commençait par trois boudins circulaires ; puis, s'alternaient, séparés par une bande rouge, des losanges de velours et de poil de lapin ; venait ensuite une façon de sac qui se terminait par un polygone cartonné, couvert d'une broderie en soutache compliquée, et d'où pendait, au bout d'un long cordon trop mince, un petit croisillon de fils d'or, en manière de gland. Elle était neuve ; la visière brillait. »

Robbe-Grillet, Les Gommes (1953) : 
« Un quartier de tomate en vérité sans défaut, découpé à la machine dans un fruit d'une symétrie parfaite. La chair périphérique, compacte et homogène, d'un beau rouge de chimie, est régulièrement épaisse entre une bande de peau luisante et la loge où sont rangés les pépins, jaunes, bien calibrés, maintenus en place par une mince couche de gelée verdâtre le long d'un renflement du coeur. Celui-ci, d'un rose atténué légèrement granuleux, débute, du côté de la dépression inférieure, par un faisceau de veines blanches, dont l'une se prolonge jusque vers les pépins - d'une façon un peu incertaine. Tout en haut, un accident à peine visible s'est produit : un coin de pelure, décollé de la chair sur un millimètre ou deux, se soulève imperceptiblement. »

Queneau, Les Fleurs bleues (1965) chap VII : 
« Il porte une casquette carrée semi-ronde ovale en drap orné de pois blancs. Le fond est noir. Les pois sont de forme elliptique ; le grand axe de chacun d’eux a six millimètres de long et le petit axe quatre, soit une superficie légèrement inférieure à dix-neuf millimètres carrés. La visière est faite d’une étoffe analogue, mais les pois sont plus petits et de forme ovale. Leur superficie ne dépasse pas dix-huit millimètres carrés. Il y a une tache sur le troisième pois à partir de la gauche, en comptant face au porteur de la casquette et au plus près du bord. C’est une tache d’essence de fenouil. Elle est infime, mais, malgré son étendue réduite, elle conserve la couleur propre à la substance originelle, une couleur un peu pisseuse, intermédiaire entre l’infrarouge et l’ultraviolet. En examinant avec soin le pois voisin, toujours en continuant à compter à partir de la gauche face au porteur de la casquette et en longeant au plus près du bord, on distingue une souillure minuscule ayant également pour origine la projection d’une goutte d’essence de fenouil, mais ses dimensions sont telles qu’on pourrait croire que c’est simplement un fil du drap noir environnant qui se serait égaré là et y aurait pris une teinte jaunâtre sous l’effet de la lumière au néon […]. »


mardi 24 décembre 2019

Goncourt (Valéry...)


… quand les Goncourt anticipent le projet de Valéry… :

Goncourt Journal 16 juillet 1856 : 
« Après avoir lu du Poë, la révélation de quelque chose dont la critique n’a point l’air de se douter. Poë, une littérature nouvelle, la littérature du XXe siècle : le miraculeux scientifique, la fabulation par A+B, une littérature à la fois monomaniaque et mathématique. De l’imagination à coup d’analyse, Zadig juge d’instruction, Cyrano de Bergerac élève d’Arago. Et les choses prenant un rôle plus grand que les êtres, - et l’amour, l’amour déjà un peu amoindri dans l’œuvre de Balzac par l’argent, - l’amour cédant sa place à d’autres sources d’intérêt ; enfin le roman de l’avenir appelé à faire plus l’histoire des choses qui se passent dans la cervelle de l’humanité que des choses qui se passent dans son cœur. »



lundi 23 décembre 2019

Caillois (architecture)


Caillois, Babel § Décision par l'architecture :
« Il ne suffit pas de s'abandonner à quelque délire pour qu'un édifice s'élève. L'architecture est, par excellence, l'art implacable. Ici, toute licence qui n'est pas compensée où il faut par un excès de rigueur qui l'équilibre exactement, entraîne une sanction immédiate et terrible : tout s'abat.
Il m'arrive de me déclarer partisan d'une littérature édifiante. Je cours le danger que plusieurs s'imaginent alors que je parle en moraliste : je parle en maçon. La confusion toutefois ne me déplaît qu'à demi. Car je me représente volontiers la morale comme une sorte d'architecture. »

dimanche 22 décembre 2019

Paulhan + Céline (littérature et cinéma)


Paulhan (Jean), Réponse à l'enquête sur 'Cinéma et littérature', Les Cahiers du mois, n° 16-17, 1925 : 
« Il me semble que le cinéma a débarrassé la littérature de plusieurs soucis absurdes, tels que : mouvements, rapidités, poursuites, coups de théâtre, comme la photographie avait heureusement guéri la peinture du soin de "faire ressemblant". Les arts s'aident moins par ce qu'ils apportent que par ce qu'ils s'enlèvent les uns aux autres. »

Céline, Entretiens avec le Professeur Y (1955) :
« Vous êtes tellement abruti Professeur Y que faut tout vous expliquer !... je vais vous mettre les points sur les i ! écoutez bien ce que je vous annonce : les écrivains d'aujourd'hui ne savent pas encore que le cinéma existe !... et que le cinéma a rendu leur façon d'écrire ridicule et inutile... péroreuse et vaine !...
- Comment ? comment ?
- Parce que leurs romans, tous leurs romans gagneraient beaucoup, gagneraient tout, à être repris par un cinéaste... leurs romans ne sont plus que des scénarios, plus ou moins commerciaux, en mal de cinéastes !... le cinéma a pour lui tout ce qui manque à leurs romans : le mouvement, les paysages, le pittoresque, les belles poupées, à poil, sans poil, les Tarzan, les éphèbes, les lions, les jeux du Cirque à s'y méprendre ! les jeux de boudoir à s'en damner ! la psychologie !... les crimes à la veux-tu voilà !... des orgies de voyages ! comme si on y était ! tout ce que ce pauvre peigne-cul d'écrivain peut qu’indiquer !... ahaner plein ses pensums ! qu'il se fait haïr de ses clients !... il est pas de taille ! tout chromo qu'il se rende ! qu'il s'acharne ! il est surclassé mille !... mille fois ! »

samedi 21 décembre 2019

Louÿs (littérature)


Louÿs (Pierre), lettre à P. Valéry, 9 septembre 1891, Correspondance à trois, Gallimard p. 818 :
« Ce qu'il y a d’admirable en littérature, c'est que jamais rien ne s'y réalise ; c'est que quand je dis : "Le ciel était bleu", vingt mille personnes voient ce bleu de vingt mille bleus différents. Un livre est d'autant plus beau qu'il est lu par un lecteur plus intelligent, et le lecteur collabore. On lui laisse une part d'imagination spontanée qui est énorme et qui constitue la valeur principale de son émotion à lire. Le peintre, lui, interdit l'imagination du public ; et même il la contredit par des affirmations qui me révoltent, inférieures qu'elles sont à tout ce que nous savons voir, à côté de nous, de vivant. Ensuite, débusquons la sculpture et le dessin. Ce sont des arts insultants. Leur seul intérêt est de faire abstraction de la couleur pour ne s'occuper que de la ligne, et la fixer. Or, il est grossier de supposer que nous ne sommes pas capables de faire cette abstraction-là nous-mêmes, instantanément […]. »

vendredi 20 décembre 2019

Conrad (art)


Conrad, Le Nègre du Narcisse, préface : 
« Arrêter pour un temps les mains occupées aux œuvres pratiques de la terre, obliger des hommes absorbés par la vue lointaine de succès matériels à contempler un moment autour d'eux une vision de forme, de couleurs, de lumière et d'ombre ; les faire s'arrêter, l'espace d'un regard, d'un soupir, d'un sourire, tel est le but, difficile et fuyant, et qui n'est donné qu'à bien peu d'entre nous d'atteindre. Mais quelquefois, par l'effet de la grâce et du mérite, même cette tâche-là peut être accomplie. Et lorsqu'elle est accomplie, - ô merveille ! - toute la vérité de la vie s'y trouve : un moment de vision, un soupir, un sourire et le retour à un éternel repos. »

 « To arrest, for the space of a breath, the hands busy about the work of the earth, and compel men entranced by the sight of distant goals to glance for a moment at the surrounding vision of form and colour, of sunshine and shadows ; to make them pause for a look, for a sigh, for a smile -- such is the aim, difficult and evanescent, and reserved only for a very few to achieve. But sometimes, by the deserving and the fortunate, even that task is accomplished. And when it is accomplished - behold ! - all the truth of life is there : a moment of vision, a sigh, a smile - and the return to an eternal rest. »

jeudi 19 décembre 2019

Simmel (ruines)

SimmelLa Parure et autres essais § Les ruines : un essai esthétique (éd. probable : Collomb, Marty, Vinas, 1998) : 
« Le charme de la ruine consiste dans le fait qu’elle présente une œuvre humaine tout en produisant l’impression d’être une œuvre de nature. Ce qui a dressé l’édifice vers le haut, c’est la volonté humaine, ce qui lui a donné son aspect actuel, c’est la force mécanique de la nature. Tant que l‘on peut parler de ruines et non de monceaux de pierres, la nature ne permet pas que l’œuvre tombe à l‘état amorphe de matière brute. Une forme nouvelle est née qui, du point de vue de la nature, est absolument significative, compréhensible, différenciée. La nature a fait de l’œuvre d’art la matière de sa création, de même qu’auparavant l’art s’était servi de la nature comme de son matériau. C’est ce qui explique aussi que la ruine s’assimile au paysage environnant, s’y implante comme l’arbre ou la pierre, tandis que le palais, la villa, la demeure paysanne émanent toujours d’un autre ordre de choses et ne paraissent s’accorder qu’après coup à l’ordre de la nature. Un équilibre s’établit, où les puissances antagonistes de la nature et de la culture se réconcilient derrière notre passage, au moment où se défont les traces de l‘effort humain et où la sauvagerie regagne le terrain perdu. Pour qu’une ruine paraisse belle, il faut que sa destruction soit assez éloignée et qu’on en ait oublié les circonstances. On peut désormais l’imputer à une puissance anonyme, à une transcendance sans visage : l’Histoire, le Destin. Nul ne rêve calmement devant des ruines fraîches qui sentent le massacre. Et la colère déborde contre un destructeur qui porte un nom. Il faut que personne n’ait gardé l’image du bâtiment intact. Le sacrilège serait de vouloir dater ce qui doit être ressenti comme immémorial. »

mercredi 18 décembre 2019

Diderot (palimpseste)


Diderot, Eléments de Physiologie § 3 (vers 1778-1784) :
« Je suis porté à croire que tout ce que nous avons vu, connu,  aperçu, entendu ; jusqu'aux arbres d'une longue forêt, que dis-je ? jusqu'à la disposition des branches, à la forme des feuilles et à la variété des couleurs, des verts et des lumières ; jusqu'à l'aspect des grains de sable du rivage de la mer, aux inégalités de la surface des flots soit agités par un souffle léger, soit écumeux et soulevés par les vents de la tempête ; jusqu'à la multitude des voix humaines, des cris animaux et des bruits physiques, à la mélodie et à l'harmonie de tous les airs, de toutes les pièces de musique, de tous les concerts que  nous avons entendus, tout cela existe en nous à notre insu. »

mardi 17 décembre 2019

Cendrars + Rilke (poésie)


Le jeune René Fallet s'essaye à la poésie. Il demande conseil à Cendrars (poète confirmé depuis 1913) qui lui répond, en deux lettres du 28 nov. et du 5 déc 1945.
(source : Lécureur, René Fallet le Braconnier des lettres, pp. 44-45) :

Cendrars : « Mon cher, un poète vole de ses propres ailes, on ne lui donne pas de conseils ! C'est des bobards. Jamais on n'a découvert un poète ; c'est le poète qui se découvre [...].
Cher ami, vous n'avez pas compris parce que vous ne pouvez pas encore savoir, vous, quel miracle est la poésie. Souvenez-vous des petits oiseaux et des lys des champs, ils ne se soucient pas de leur gloire. Ils paraissent, meurent et renaissent. Ça se fait tout seul. Personne n'y peut rien, et celui qui pense intervenir n'est pas un poète. Et cela est et ne trompe personne, malgré les critiques, les éditeurs et le tam-tam. Cela se fait miraculeusement. Croyez-moi, jamais je ne me permettrai d'intervenir en poésie. Il faut se laisser porter. Tout est là. Tout le restant est littérature. Et le succès ça n'existe pas. Ne soyez pas dupe. »

pour mémoire : 
Rilke : Lettres à un jeune Poète p. 33 :
"Ici, je vous adresse une prière. Lisez le moins possible d'ouvrages critiques ou esthétiques. Ce sont, ou bien des produits de l'esprit de chapelle, pétrifiés, privés de sens dans leur durcissement sans vie, ou bien d'habiles jeux verbaux ; un jour une opinion y fait loi, un autre jour c'est l'opinion contraire. Les œuvres d'art sont d'une infinie solitude ; rien n'est pire que la critique pour les aborder. Seul l'amour peut les saisir, les garder, être juste envers elles. Donnez toujours raison à votre sentiment à vous contre ces analyses, ces comptes rendus, ces introductions. Eussiez-vous même tort, le développement naturel de votre vie intérieure vous conduira lentement, avec le temps, à un autre état de connaissance. Laissez à vos jugements leur développement propre, silencieux. Ne le contrariez pas, car, comme tout progrès, il doit venir du profond de votre être et ne peut souffrir ni pression ni hâte. Porter jusqu'au terme, puis enfanter : tout est là. Il faut que vous laissiez chaque impression, chaque germe de sentiment mûrir en vous, dans l'obscur, dans l'inexprimable, dans l'inconscient, ces régions fermées à l'entendement. Attendez avec humilité et patience l'heure de la naissance d'une nouvelle clarté. L'art exige de ses simples fidèles autant que des créateurs. Le temps, ici, n'est pas une mesure. Un an ne compte pas, dix ans ne sont rien. Etre artiste, c'est ne pas compter, c'est croître comme l'arbre qui ne presse pas sa sève, qui résiste, confiant, aux grands vents du printemps, sans craindre que l'été puisse ne pas venir. L'été vient. Mais il ne vient que pour ceux qui savent attendre, aussi tranquilles et ouverts que s'ils avaient l'éternité devant eux. Je l'apprends tous les jours au prix de souffrances que je bénis : patience est tout."

Und es sei hier gleich die Bitte gesagt : Lesen Sie möglichst wenig ästhetisch-kritische Dinge, - es sind entweder Parteiansichten, versteinert und sinnlos geworden in ihrem leblosen Verhärtetsein, oder es sind geschickte Wortspiele, bei denen heute diese Ansicht gewinnt und morgen die entgegengesetzte.
Geben Sie jedesmal sich und Ihrem Gefühl recht, jeder solche Auseinandersetzung, Besprechung oder Einführung gegenüber; sollten Sie doch unrecht haben, so wird das natürliche Wachstum Ihres innern Lebens Sie langsam und mit der Zeit zu anderen Erkenntnissen führen. Lassen Sie Ihren Urteilen die eigene stille, ungestörte Entwicklung, die, wie jeder Fortschritt, tief aus innen kommen muß und durch nichts gedrängt oder beschleunigt werden kann. Alles ist austragen und dann gebären. Jeden Eindruck und jeden Keim eines Gefühls ganz in sich, im Dunkel, im Unsagbaren, Unbewußten, dem eigenen Verstande Unerreichbaren sich vollenden lassen und mit tiefer Demut und Geduld die Stunde der Niederkunft einer neuen Klarheit abwarten: das allein heißt künstlerisch leben: im Verstehen wie im Schaffen.
Da gibt es kein Messen mit der Zeit, da gilt kein Jahr, und zehn Jahre sind nichts, Künstler sein heißt: nicht rechnen und zählen; reifen wie der Baum, der seine Säfte nicht drängt und getrost in den Stürmen des Frühlings steht ohne die Angst, daß dahinter kein Sommer kommen könnte. Er kommt doch. Aber er kommt nur zu den Geduldigen, die da sind, als ob die Ewigkeit vor ihnen läge, so sorglos still und weit. Ich lerne es täglich, lerne es unter Schmerzen, denen ich dankbar bin : Geduld ist alles!

lundi 16 décembre 2019

Valéry (architecture - sculpture)


Valéry, L’Esthète (Mélange, Pléiade t. 1 p. 336) :
« Parfois je ressens comme barbare et bizarre le fait d’orner de statues et de représentations d’êtres vivants, une construction.
Je comprends les Arabes qui n’en veulent pas. Je perçois presque douloureusement le contraste entre la forme et la matière qui s’accuse dans ce monde ornemental, où la pierre passe de son rôle mécanique à son déguisement théâtral.
Je sens que ce ne sont pas des actes de même attention qui ont fait le mur ou la voûte, et le saint perché dans la niche.
Un Parthénon est fait de relations qui n’empruntent rien à l’observation des objets. On le peuple ensuite de personnages, on le souligne de feuillages.
J’aimerais mieux que l’œil ne reconnaisse rien sur ce tas ; mais n’y trouve qu’un nouvel objet, sans référence de similitudes extérieures, qui se fasse percevoir comme créé par lui, ŒIL, pour une contemplation infinie de ses propres lois.
L'ornement, acte de distraction pour les yeux distraits. »

dimanche 15 décembre 2019

Zola (paysagistes)


Zola, Les paysagistes 1° juin 1868
« Au temps de Poussin, sous le grand roi, on trouvait la campagne sale et de mauvais goût ; on avait inventé, dans les jardins royaux, une campagne officielle dont la belle ordonnance et la correction magistrale répondait à l'idéal du temps. À peine La Fontaine osait-il s'égarer dans les champs humides de rosée. Les paysagistes composaient un paysage comme on bâtit un édifice. Les arbres représentaient les colonnes, le ciel était le dôme du temple. Pas la moindre sympathie pour les aurores nacrées, pour les couchers sanglants du soleil, pas le moindre souci de la vérité et de la vie. Un simple besoin de grandeur, un idéal d'architecture majestueuse.
Aujourd'hui, les temps sont bien changés. Nous souhaiterions d'avoir des forêts vierges pour pouvoir nous y égarer. Nous promenons dans les champs notre système nerveux détraqué, impressionnés par le moindre souffle d'air, nous intéressant aux petits flots bleuâtres d'un lac, aux teintes roses d'un coin de ciel. Nous sommes les fils de Rousseau et de Chateaubriand, de Lamartine et de Musset. La campagne vit pour nous, d'une vie poignante et fraternelle, et c'est pour cela que la vue d'un grand chêne, d'une haie d'aubépine, d'une tache de mousse nous émeut souvent jusqu'aux larmes. »

samedi 14 décembre 2019

Descartes + Flaubert (amour)


Descartes, Lettre à Chanut du 6 juin 1647, FA III pp. 741-742 : 
"Je passe maintenant à votre question, touchant les causes qui nous incitent souvent à aimer une personne plutôt qu'une autre, avant que nous en connaissions le mérite ; et j'en remarque deux, qui sont, l'une dans l'esprit, et l'autre dans le corps. Mais pour celle qui n'est que dans l'esprit, elle présuppose tant de choses touchant la nature de nos âmes, que je n'oserais entreprendre de les déduire dans une lettre. Je parlerai seulement de celle du corps. Elle consiste dans la disposition des parties de notre cerveau, soit que cette disposition ait été mise en lui par les objets des sens, soit par quelque autre cause. Car les objets qui touchent nos sens meuvent par l'entremise des nerfs quelques parties de notre cerveau, et y font comme certains plis, qui se défont lorsque l'objet cesse d'agir ; mais la partie où ils ont été faits demeure par après disposée à être pliée derechef en la même façon par un autre objet qui ressemble en quelque chose au précédent, encore qu'il ne lui ressemble pas en tout. Par exemple, lorsque j'étais enfant, j'aimais une fille de mon âge, qui était un peu louche ; au moyen de quoi, l'impression qui se faisait en la vue par mon cerveau, quand je regardais ses yeux égarés, se joignait tellement à celle qui s'y faisait aussi pour émouvoir en moi la passion de l'amour, que longtemps après, en voyant des personnes louches, je me sentais plus enclin à les aimer qu'à en aimer d'autres, pour cela seul qu'elles avaient ce défaut ; et je ne savais pas néanmoins que ce fût pour cela. Au contraire, depuis que j'y ai fait réflexion, et que j'ai reconnu que c'était un défaut, je n'en ai plus été ému. Ainsi, lorsque nous sommes portés à aimer quelqu'un, sans que nous en sachions la cause, nous pouvons croire que cela vient de ce qu'il y a quelque chose en lui de semblable à ce qui a été dans un autre objet que nous avons aimé auparavant, encore que nous ne sachions pas ce que c'est."

Flaubert, Novembre [1842] p. 472 : 
"Le type dont presque tous les hommes sont en quête n'est peut-être que le souvenir d'un amour conçu dans le ciel ou dès les premiers jours de la vie ; nous sommes en quête de tout ce qui s'y rapporte, la seconde femme qui vous plaît ressemble presque toujours à la première, il faut un grand degré de corruption ou un coeur bien vaste pour tout aimer. Voyez aussi comme ce sont éternellement les mêmes [sic] dont vous parlent les gens qui écrivent, et qu'ils décrivent cent fois sans jamais s'en lasser. J'ai connu un ami qui avait adoré, à 15 ans, une jeune mère qu'il avait vue nourrissant son enfant ; de longtemps il n'estima que les tailles de poissarde, la beauté des femmes sveltes lui était odieuse."



vendredi 13 décembre 2019

Ionesco (œuvres)


Ionesco Journal en miettes (1967), Folio pp. 209-210 :
    "De nos jours, de plus en plus, semble-t-il, la critique a un seul but : nier, détruire l'œuvre. En réduisant l'œuvre à la psychologie, l'œuvre n'est plus que matière psychologique ; réduite à son contexte social par un sociologue, l'œuvre n'est plus que matière de sociologie. Ou bien on réduit l'œuvre à des idées générales qu'elle contient et qu'elle illustre ; ou bien on veut en faire l'instrument d'un système politique, idéologique : marxisme par exemple, ou autre chose...
    En réalité, une œuvre est irréductible. Une œuvre est justement ce qu'il en reste après ou malgré la sociologie, la psychanalyse, l'économie, le système idéologico-politique, la philosophie, etc.
    Ainsi, au lieu d'éclairer l'œuvre, les critiques la laissent dans l'ombre, n'éclairant que son contexte. Ce n'est pas à quoi s'identifie une œuvre qui est important ; ce qui est important, ce qui est essentiel, c'est justement d'être autre chose, c'est en quoi elle se sépare de son contexte qu'elle est valable.
    L'erreur actuelle de la critique ne fait que répéter l'erreur de Taine. Mais ce n'est plus sur Taine que l'on s'appuie, c'est sur Marx qui à la rigueur peut être considéré comme un peu moins qu'un autre Taine. L'œuvre est le produit d'un milieu, d'une époque, d'une race, disait Taine, comme on le sait, L'œuvre est le produit d'une classe, d'une société, d'un temps, disent les marxistes, ces néo-tainistes ; beaucoup d'œuvres, et même toutes les œuvres, sont le produit de leur temps (et d'autres choses, aussi d'un hors temps, mais cela est une autre question), bien entendu, comment se fait-il que les œuvres diffèrent ? C'est l'objection que l'on a faite à Taine et que l'on peut faire aux tainistes d'aujourd'hui, aux critiques actuels. Étudier les contextes, les conditionnements, bien sûr cela a de l'intérêt ; mais le contexte est une chose, l'œuvre en est une autre. On veut noyer l'œuvre, on veut la dissoudre dans son contexte, on veut la détruire. On aurait envie de crier « à l'assassin », si on ne savait que l'œuvre est indestructibIe. Au bout d'un certain temps, les contextes n'ont plus d'importance, les contextes s'élargissent, restent les monuments de l'art qui sont indissolublement eux-mêmes et «leur contexte » en plus qu'ils sauvent du néant."

jeudi 12 décembre 2019

Valéry (création)


Valéry, Introduction à la méthode de Léonard de Vinci Pléiade t. 1 p. 1157 :
« Mainte erreur, gâtant les jugements qui se portent sur les œuvres humaines, est due à un oubli singulier de leur génération. On ne se souvient pas souvent qu’elles n’ont pas toujours été. Il en est provenu une sorte de coquetterie réciproque qui fait généralement taire – jusqu’à les trop bien cacher – les origines d’un ouvrage. Nous les craignons humbles ; nous allons jusqu’à redouter qu’elles soient naturelles. Et, bien que fort peu d’auteurs aient le courage de dire comment ils ont formé leur œuvre, je crois qu’il n’y en a pas beaucoup plus qui se soient risqués à le savoir. Une telle recherche commence par l’abandon pénible des notions de gloire et des épithètes laudatives ; elle ne supporte aucune idée de supériorité, aucune manie de grandeur. Elle conduit à découvrir la relativité sous l’apparente perfection. Elle est nécessaire pour ne pas croire que les esprits sont aussi profondément différents que leurs produits les font paraître. »

mercredi 11 décembre 2019

Saint-John Perse (Pindare)


Saint-John Perse : Lettre à Gabriel Frizeau, Pléiade p. 734 ("23 mars 1908" ; date douteuse ; lettre vraisemblablement "retouchée" pour la Pléiade)
« Je ne sais pourquoi, quand il s’agit de Pindare [...] on est toujours tenté de donner tête basse dans quelque conception moderne du grand lyrisme individuel, à base d’exultation, de jubilation et d’ivresse, qui n’a que faire avec la mesure grecque dans le lyrisme choral. [...] La poésie grecque, pour un lyrique, n’est point en elle-même un fait de solitude, mais de collectivité, quasi collégiale. Du “Lyrique” grec, nous ne pouvons oublier qu’il est un Coryphée.
Dans l’art contractuel d’un Pindare, la collaboration étroite du récitatif avec le chant, avec la danse même ou l’ambulation du chœur, l’astreint d’emblée à une triple discipline. [...] ”Ivresse pindarique” : ivresse du nombre et des clés musicales - toutes clés maniées comme des vannes, pour une irrigation sonore qui semble plus qu’une distribution verbale [...] s’il sait, ou s’il a su, ce que c’est que d’être réellement ivre, il n’écrit qu’un heure après l’avoir été […]. »

mardi 10 décembre 2019

Balzac (café)


Balzac, Traité des excitants modernes :
"Ce café tombe dans votre estomac, qui, vous le savez par Brillat-Savarin, est un sac velouté à l'intérieur et tapissé de suçoirs et de papilles ; il n'y trouve rien, il s'attaque à cette délicate et voluptueuse doublure, il devient une sorte d'aliment qui veut ses sucs ; il les tord, il les sollicite comme une pythonisse appelle son dieu, il malmène ces jolies parois comme un charretier qui brutalise de jeunes chevaux ; les plexus s'enflamment, ils flambent et font aller leurs étincelles jusqu'au cerveau. Dès lors, tout s'agite : les idées s'ébranlent comme les bataillons de la grande armée sur le terrain d'une bataille, et la bataille a lieu. Les souvenirs arrivent au pas de charge, enseignes déployées ; la cavalerie légère des comparaisons se développe par un magnifique galop ; l'artillerie de la logique accourt avec son train et ses gargousses ; les traits d'esprit arrivent en tirailleurs ; les figures se dressent ; le papier se couvre d'encre, car la veille commence et finit par des torrents d'eau noire, comme la bataille par sa poudre noire".

lundi 9 décembre 2019

Balzac (orchestre)


Balzac, Lettre à Maurice Schlésinger 29 mai 1837 :
« J’étais il y a six mois, d’une ignorance hybride [sic] en fait de technologie musicale. Un livre de musique s’est toujours offert à mes regards comme un grimoire de sorcier ; un orchestre n’a jamais été pour moi qu’un rassemblement malentendu, bizarre, de bois contournés, plus ou moins garnis de boyaux tordus, de têtes plus ou moins jeunes, poudrées à la Titus, surmontées de manches de basse, ou barricadées de lunettes, ou adaptées à des cercles de cuivre, ou attachées à des tonneaux improprement nommés grosses caisses, le tout entremêlé de lumières à réflecteurs, lardé par des cahiers, et où il se fait des mouvements inexplicables, où l’on se mouchait, où l’on toussait en temps plus ou moins égaux. L’orchestre, ce monstre visible, né dans ces deux derniers siècles, dû à l’accouplement de l’homme et du bois, enfanté par l’instrumentation qui a fini par étouffer la voix, enfin cette hydre aux cent archets a compliqué mes jouissances par la vue d’un horrible travail. Et cependant il est clair que cette chiourme est indispensable à la marche majestueuse et supérieure de ce beau navire appelé un opéra. De temps en temps, pendant que je naviguais sur l’océan de l’harmonie en écoutant les sirènes de la rampe, j’entendais les mots inquiétants de finale, de rondo, de strette, de mélismes, de triolets, de cavatine, de crescendo, de solo, de récitatif, d’andante, de contralto, de baryton, et autres de forme dangereuse, creuse, éblouissante, que je croyais sérieusement inutiles, vu que mes plaisirs infinis s’expliquaient par eux-mêmes. »


dimanche 8 décembre 2019

Nabokov (monotonie)


NabokovLa Vénitienne (§ 5) trad. Barbedette, Kreise, Troubetzkoï, Nouvelles complètes, Quarto p. 204-5 : 
« Tout ce qui existe se caractérise par la monotonie. Nous prenons nos repas à des heures précises parce que les planètes, tels des trains qui ne seraient jamais en retard, partent et arrivent à des moments précis. L'homme ordinaire ne peut se représenter la vie sans un horaire aussi rigoureusement établi. En revanche, un esprit joueur et sacrilège trouvera quelque amusement en réfléchissant à la façon dont les gens vivraient si une journée durait aujourd'hui dix heures, demain quatre-vingt-cinq, et après-demain quelques minutes. […] Malheureusement, ce n'est pas ainsi que les choses se passent. L'exactitude est toujours morose, et nos calendriers, où la vie du monde est calculée d'avance, rappellent des programmes d'examen incontournables. Bien entendu, il y a quelque chose de rassurant et d'irréfléchi dans ce système d'un Frederick Taylor. En revanche, comme la monotonie du monde est parfois magnifiquement, lumineusement rompue par le livre d'un génie, une comète, un crime ou même simplement une nuit blanche ! Mais nos lois, le pouls, la digestion sont strictement liés au cours harmonieux des étoiles et toute tentative de transgresser la règle est châtiée, dans le pire des cas par la décapitation, dans le meilleur par une migraine. D'ailleurs, le monde fut sans aucun doute créé avec de bonnes intentions et personne n'est coupable de ce que l'on s'y ennuie parfois et que la musique des sphères rappelle à certains les rengaines sans fin d'un orgue de Barbarie.
C'est cette monotonie que Simpson ressentait avec une particulière acuité. Il éprouvait une sensation de terreur à l'idée qu'aujourd'hui le déjeuner suivrait le petit déjeuner et que le dîner suivrait le thé avec une régularité inébranlable. Quand il songea que toute sa vie il en serait ainsi, il eut envie de crier, de sursauter, comme sursaute un homme qui se réveille dans son cercueil. »


« The distinctive feature of everything extant is its monotony. We partake of food at predetermined hours because the planets, like trains that are never late, depart and arrive at predetermined times. The average person cannot imagine life without such a strictly established timetable. But a playful and sacrilegious mind will find much to amuse it imagining how people would exist if the day lasted ten hours today, eighty-five tomorrow, and after tomorrow a few minutes.  […] Unfortunately, however, that is not the way things are. Exactitude is always grim, and our calendars, where the world’s existence is calculated in advance, are like the schedule of some inexorable examination. Of course there is something soothing and insouciant about this regimen devised by a cosmic Frederick Taylor. Yet how splendidly, how radiantly the world’s monotony is interrupted now and then by the book of a genius, a comet, a crime, or even simply by a single sleepless night. Our laws, though - our pulse, our digestion are firmly linked to the harmonious motion of the stars, and any attempt to disturb this regularity is punished, at worst by beheading, at best by a headache. Then again, the world was unquestionably created with good intentions and it is no one’s fault if it sometimes grows boring, if the music of the spheres reminds some of us of the endless repetitions of a hurdy-gurdy.
Simpson was particularly conscious of this monotony. He found it somehow terrifying that today, too, breakfast would be followed by lunch, tea by supper, with inviolable regularity. He wanted to scream at the thought that things would continue like that all his life, he wanted to struggle like someone who has awakened in his coffin. »

vendredi 6 décembre 2019

Lewis (origine de la peinture)


Lewis (Roy), Pourquoi j'ai mangé mon père, trad. Vercors-Barisse, chap. 6 : 

[l’évolution de l’humanité vue à travers une famille préhistorique (de fantaisie)]

« - Qu'est-ce que tu étais en train de faire? rugit oncle Vania.
- J'étais... je... simplement, dit Alexandre en sanglotant et il s'effondra. Il tenait en main une longue braise éteinte, et tout son corps était zébré de noir.
 - Outrage ! Outrage ! tonnait oncle Vania.
- Mais qu'y a-t-il ? dit père en s'avançant pour voir.
Nous nous approchâmes tous, et poussâmes un cri de surprise.
Là, sur le plancher rocheux, il y avait l'ombre d'oncle Vania, mais séparée de lui, immobile. Son ombre sans aucun doute possible : personne n'eût pu se tromper sur ces vastes épaules voûtées, ces jambes velues, ce dos courbé, ces fesses broussailleuses, cette mâchoire prognathe et surtout, surtout ce bras simiesque étendu dans un geste d'accusation typique. Et voici, l'ombre était là, immuable et fixée de la façon la plus étonnante, au milieu de nos ombres à nous qui dansaient et frémissaient dans la lumière du feu.
- Qu'est-ce que c'est ? demanda l'oncle Vania d'une voix terrible, bien qu'il ne pût y avoir qu'une seule réponse désastreuse.
- De l'art fi-figuratif, sanglota Alexandre.
- Sale mouflet! hurla oncle Vania. Qu'as-tu fait de mon ombre?
- Tu l'as toujours, dit père pour l'apaiser. Ou bien il t'en est poussé une seconde très vite. Regarde derrière toi.
- Ah ! dit oncle Vania. Sa rage se fit moins violente. Le fait est, je l'ai. Mais je ne permettrai à personne, fût-ce pour un moment, qu'il ampute mon ombre. »

jeudi 5 décembre 2019

Zola - Calvino (charcuteries)


Zola, Le Ventre de Paris : 
« Elle faisait presque le coin de la rue Pirouette. Elle était une joie pour le regard. Elle riait, toute claire, avec des pointes de couleurs vives qui chantaient au milieu de la blancheur de ses marbres. L’enseigne, où le nom de QUENU-GRADELLE luisait en grosses lettres d’or, dans un encadrement de branches et de feuilles, dessiné sur un fond tendre, était faite d’une peinture recouverte d’une glace. Les deux panneaux latéraux de la devanture, également peints et sous verre, représentaient de petits Amours joufflus, jouant au milieu de hures, de côtelettes de porc, de guirlandes de saucisses ; et ces natures mortes, ornées d’enroulements et de rosaces, avaient une telle tendresse d’aquarelle que les viandes crues y prenaient des tons roses de confitures. Puis, dans ce cadre aimable, l’étalage montait. Il était posé sur un lit de fines rognures de papier bleu ; par endroits, des feuilles de fougère, délicatement rangées, changeaient certaines assiettes en bouquets entourés de verdure. C’était un monde de bonnes choses, de choses fondantes, de choses grasses. D’abord, tout en bas, contre la glace, il y avait une rangée de pots de rillettes, entremêlés de pots de moutarde. Les jambonneaux désossés venaient au-dessus, avec leur bonne figure ronde, jaune de chapelure, leur manche terminé par un pompon vert. Ensuite arrivaient les grands plats : les langues fourrées de Strasbourg, rouges et vernies, saignantes à côté de la pâleur des saucisses et des pieds de cochon ; les boudins, noirs, roulés comme des couleuvres bonnes filles ; les andouilles, empilées deux à deux crevant de santé ; les saucissons, pareils à des échines de chantre, dans leurs chapes d’argent ; les pâtés, tout chauds, portant les petits drapeaux de leurs étiquettes ; les gros jambons, les grosses pièces de veau et de porc, glacées, et dont la gelée avait des limpidités de sucre candi. Il y avait encore de larges terrines au fond desquelles dormaient des viandes et des hachis, dans des lacs de graisse figée. Entre les assiettes, entre les plats, sur le lit de rognures bleues, se trouvaient jetés des bocaux d’achards, de coulis, de truffes conservées, des terrines de foies gras, des boîtes moirées de thon et de sardines. Une caisse de fromages laiteux, et une autre caisse, pleine d’escargots bourrés de beurre persillé, étaient posées aux deux coins, négligemment. Enfin, tout en haut, tombant d’une barre à dents de loup, des colliers de saucisses, de saucissons, de cervelas, pendaient, symétriques, semblables à des cordons et à des glands de tentures riches ; tandis que, derrière, des lambeaux de crépine mettaient leur dentelle, leur fond de guipure blanche et charnue. Et là, sur le dernier gradin de cette chapelle du ventre, au milieu des bouts de la crépine, entre deux bouquets de glaïeuls pourpres, le reposoir se couronnait d’un aquarium carré, garni de rocailles, où deux poissons rouges nageaient, continuellement.

Calvino, Palomar (trad. J.-P. Manganaro) : 
« Monsieur Palomar fait la queue dans une charcuterie de Paris. […] Il lève le regard vers le plafond pavoisé de saucissons qui pendent des guirlandes de Noël comme les fruits des branches du pays de cocagne. Tout autour, sur les étagères en marbre, l’abondance triomphe dans les formes les plus élaborées par l’art et la civilisation. Dans les tranches de pâté de gibier, les courses et le vol à travers les bruyères se fixent à jamais et se subliment en une tapisserie de saveurs. Les galantines de faisan s’étalent en cylindres gris rosé surmontés, pour authentifier leur origine, de deux pattes d’oiseau, comme des serres qui se tendent d’un blason héraldique ou d’un meuble Renaissance.
À travers les enveloppes de gélatine ressortent les grosses mouches de truffe noire, placées en rang comme les boutons sur le veston d’un Pierrot, comme les notes d’une partition, pour consteller les parterres roses bariolés des pâtés de foie gras, des cervelas, des terrines, les galantines, les éventails de saumon, les fonds d’artichauts garnis comme des trophées. Le motif conducteur des petits disques de truffe unifie la variété des substances, comme le noir des tenues de soirée dans un bal masqué, et marque le vêtement de fête des nourritures.
Gris, et opaques, et hargneux sont au contraire les clients […] »

mercredi 4 décembre 2019

Huxley (épiphanie et amour)


Huxley, Le Génie et la déesse (Livre de Poche) traduction Castier p. 64-66 : 
« ... [il] était amoureux, et possédait au moins dix fois plus de vie et d'énergie qu'aux moments ordinaires. Et le monde dans lequel il vivait - comme il était totalement transfiguré ! Je me souviens de la façon dont il regardait les paysages ; et les couleurs étaient incomparablement plus vives, les motifs que composaient les choses dans l'espace étaient incroyablement beaux. Je me souviens des regards qu'il jetait autour de lui dans les rues, et Saint-Louis, vous me croirez si vous le voulez, était la ville la plus magnifique qui eût jamais été construite. Les gens, les maisons, les astres, les Ford modèle T, les chiens arrêtés aux réverbères - tout était plus significatif. Significatif, demanderez-vous, de quoi ? Et la réponse, c'est : d'eux-mêmes. C'étaient là des réalités, et non des symboles. Goethe avait absolument tort. Alles vergängliche N'EST PAS un Gleichnis*. A chaque instant, chaque chose transitoire est éternellement cette chose transitoire. Ce qu'elle signifie, c'est son être propre, et cet être (comme on le voit si nettement quand on est amoureux) est le même que l'Être avec le plus grand E possible. Pourquoi aimez-vous la femme dont vous êtes amoureux ? Parce qu'elle est. Et c'est là, après tout, la définition de Dieu par Lui-Même : Je suis ce que je suis. La femme est qui elle est. Une partie de son fait d'être déborde, et imprègne l'univers tout entier. Les objets et les événements cessent d'être de simples représentants de classes, et deviennent leur propre unicité ; ils cessent d'être les illustrations d'abstractions verbales, et deviennent pleinement concrets. Puis on cesse d’être amoureux, et l’univers s’effondre, avec un petit cri de dérision presque imperceptible, pour reprendre son insignifiance normale.  Puis on cesse d’être amoureux, et l’univers s’effondre, avec un petit cri de dérision presque imperceptible, pour reprendre son insignifiance normale. Pourrait-il jamais demeurer transfiguré ? Peut-être bien. Peut-être est-ce simplement une question d’être amoureux de Dieu.»
* tout ce qui est éphémère n’est pas une parabole

« [He] was in love, and had at least ten times more life and energy than at ordinary times. And the world he was living in - how totally transfigured ! I remember how he looked at landscapes ; and the colours were incomparably brighter, the patterns that things made in space unbelievably beautiful. I remember how he glanced around him in the streets, and St Louis, believe it or not, was the most splendid city ever built. People, houses, trees, T-model Fords, dogs at lamp-posts - everything was more significant. Significant, you may ask, of what ? And the answer is : themselves. These were realities, not symbols. Goethe was absolutely wrong. Alles vergängliche is NOT a Gleichnis. At every instant every transience is eternally that transience. What it signifies is its own being, and that being (as one sees so clearly when one's in love) is the same as Being with the biggest possible B. Why do you love the woman you're in love with? Because she is. And that, after all, is God's own definition of Himself : I am that I am. The girl is who she is. Some of her isness spills over and impregnates the entire universe. Objects and events cease to [be] the mere representatives of classes and become their own uniqueness ; cease to be illustrations of verbal abstractions and become fully concrete. Then you stop being in love, and the universe collapses, with an almost audible squeak of derision, into its normal insignificance. Could it ever stay transfigured ? Maybe it could. Maybe it's just a question of being in love with God. »