vendredi 13 décembre 2019

Ionesco (œuvres)


Ionesco Journal en miettes (1967), Folio pp. 209-210 :
    "De nos jours, de plus en plus, semble-t-il, la critique a un seul but : nier, détruire l'œuvre. En réduisant l'œuvre à la psychologie, l'œuvre n'est plus que matière psychologique ; réduite à son contexte social par un sociologue, l'œuvre n'est plus que matière de sociologie. Ou bien on réduit l'œuvre à des idées générales qu'elle contient et qu'elle illustre ; ou bien on veut en faire l'instrument d'un système politique, idéologique : marxisme par exemple, ou autre chose...
    En réalité, une œuvre est irréductible. Une œuvre est justement ce qu'il en reste après ou malgré la sociologie, la psychanalyse, l'économie, le système idéologico-politique, la philosophie, etc.
    Ainsi, au lieu d'éclairer l'œuvre, les critiques la laissent dans l'ombre, n'éclairant que son contexte. Ce n'est pas à quoi s'identifie une œuvre qui est important ; ce qui est important, ce qui est essentiel, c'est justement d'être autre chose, c'est en quoi elle se sépare de son contexte qu'elle est valable.
    L'erreur actuelle de la critique ne fait que répéter l'erreur de Taine. Mais ce n'est plus sur Taine que l'on s'appuie, c'est sur Marx qui à la rigueur peut être considéré comme un peu moins qu'un autre Taine. L'œuvre est le produit d'un milieu, d'une époque, d'une race, disait Taine, comme on le sait, L'œuvre est le produit d'une classe, d'une société, d'un temps, disent les marxistes, ces néo-tainistes ; beaucoup d'œuvres, et même toutes les œuvres, sont le produit de leur temps (et d'autres choses, aussi d'un hors temps, mais cela est une autre question), bien entendu, comment se fait-il que les œuvres diffèrent ? C'est l'objection que l'on a faite à Taine et que l'on peut faire aux tainistes d'aujourd'hui, aux critiques actuels. Étudier les contextes, les conditionnements, bien sûr cela a de l'intérêt ; mais le contexte est une chose, l'œuvre en est une autre. On veut noyer l'œuvre, on veut la dissoudre dans son contexte, on veut la détruire. On aurait envie de crier « à l'assassin », si on ne savait que l'œuvre est indestructibIe. Au bout d'un certain temps, les contextes n'ont plus d'importance, les contextes s'élargissent, restent les monuments de l'art qui sont indissolublement eux-mêmes et «leur contexte » en plus qu'ils sauvent du néant."