samedi 8 juin 2024

Goncourt (histoire et vie)

Goncourt, Journal 22 mai 1865, éd. Bouquins t. 1 p. 1165-1166 :  

"Maintenant il n’y a plus dans notre vie qu’un grand intérêt : l’émotion de l’étude sur le vrai. Sans cela l’ennui et le vide. 

Certes, nous avons galvanisé, autant qu’il est possible, l’histoire, et galvanisé avec du vrai, plus vrai que celui des autres, et dans une réalité retrouvée. Eh bien, maintenant, le vrai qui est mort ne nous dit plus rien. Nous nous faisons l’effet d’un homme habitué à dessiner d’après la figure de cire, auquel serait tout à coup révélée l’académie vivante — ou plutôt la vie même avec ses entrailles toutes chaudes et sa tripe palpitante."


vendredi 7 juin 2024

Céline (lourds)

   Céline, à Evelyne Pollet, 31 mai 1938, in Pléiade, Lettres p. 556 : 

   "Je ne suis qu'un ouvrier d'une certaine musique et c'est tout et tout le reste m'est infiniment indifférent, incompréhensible, paniquement ennuyeux. Ce monde me paraît extraordinairement lourd avec ses personnages appuyés, insistants, vautrés, soudés à leurs désirs, leurs passions, leurs vices, leurs vertus, leurs explications. Lourds, interminables, rampants, tels me paraissent les êtres, abrutis, pénibles de lenteur insistante. Lourds. Je n'arrive en définitive, à classer les hommes et les femmes que d'après leurs «poids». Ils pèsent... Ils mastiquent vingt heures, vingt ans... le même coït, le même préjugé, la même haine, la même vanité."


jeudi 6 juin 2024

Roubaud (lecture)

Roubaud, La Boucle § 104 :

"Je ne me souviens que de l’aspect physique du livre, ou plus exactement je ne vois plus que la couverture cartonnée vert-gris de l’exemplaire qui se trouvait rue d’Assas, dans la bibliothèque de mes parents.

Les circonstances de la lecture font partie intégrante de la lecture : aussi bien le livre concret que son apparence, son format, son poids, sa typographie, que le volume d’espace réel au sein duquel nous l’avons lu : un train, un lit, une herbe. Le livre, l’œuvre, est cela pour nous. Il est tout autant que la lettre exacte de son texte, vérifiable en le rouvrant (et pas toujours alors, compatible avec notre souvenir !), ce que nous en avons retenu (les « circonstances » en font partie). Tout autant que l’immobilité stable de ses mots, dans ses pages, l’allure de nos yeux sur ses lignes, l’intensité variable de notre regard.

Mais les livres que nous avons lu « colorent » en retour, d’une manière au moins aussi forte, les lieux et les circonstances où nous les avons ouverts."


mercredi 5 juin 2024

Queneau (poubelles)

Queneau, Loin De Rueil (incipit) :

"Les ordures déboulèrent de la boîte métallique et churent en trombe dans la poubelle, coquilles d'œufs, trognons, papiers graisseux, épluchures. Une odeur molle et parasitaire accompagna cette déhiscence, pas si désagréable que ça cette odeur, un peu voisine du parfum de la mousse humide dans les bois très profonds mais avec un arrière-goût stanneux à cause du récipient à côté duquel on range le petit chariot qui sert à transférer tout ça le long du trottoir pour les boueux à l’aube. Débarrassée de son contenu la boîte allait au bout d’un bras viril reprendre le chemin de son sixième étage lorsque survint une bonne. Elle trouvait que ce n’était pas travail d’homme vider les détritus mais ne souffla mot discrète ne voulant pas commenter le spectacle de cette ombre masculine honorant de sa présence en robe de chambre le couloir de l’escalier de service."


épreuves corrigées de la page : 




mardi 4 juin 2024

Nabokov (rasage 2)

Nabokov, Feu pâle, chant IV, vv. 887-922, Pléiade p. 198-199 :

[rappel : https://lelectionnaire.blogspot.com/2021/06/nabokov-rasage.html ]


Comme mon biographe est peut-être trop grave

Ou n'en sait pas assez pour pouvoir affirmer que Shade

Se rasait dans son bain, alors voici :

« Il avait arrangé une sorte

De système avec charnière et vis, un support d'acier

Traversant la baignoire pour maintenir en place 

Le miroir à raser droit devant son visage 

Et, de son orteil, renouvelant la chaleur du robinet, il 

Trônait comme un roi et saignait comme Marat. »


Plus lourd je pèse, plus fragile est ma peau ; 

Elle est par endroits ridiculement mince ; 

Ainsi, près de la bouche : la place entre le coin des lèvres 

Et ma grimace invite la mauvaise coupure, 

Ou cette bajoue : il me faudra un jour laisser pousser 

Une barbiche invétérée en moi.

Ma pomme d'Adam est une figue de nopal :

Il me faut maintenant parler du mal, du désespoir,

Comme personne n'en a parlé. Cinq, six, sept, huit,

Neuf coups ne suffisent pas. Dix. Je palpe

À travers la fraise à la crème la sanglante bouillie

Et retrouve inchangé ce carré d'épines.


J'ai mes doutes sur ce type manchot 

Qui, sur les réclames, d'un seul coup glissant 

Défriche un doux sentier de l'oreille au menton,

Puis se lave le visage et palpe avec amour sa peau. 

Moi j'appartiens à la classe des bimanes maniaques. 

Tout comme, discrètement, l'éphèbe en justaucorps assiste

Une femme dans une danse acrobatique, 

Ma main gauche aide, et tient, et change sa position.


Il me faut maintenant parler... Meilleure que tout savon 

Est la sensation dont rêve le poète 

Quand l'inspiration et son brasier de glace, 

L'image soudaine et la formule spontanée 

Font courir sur la peau une triple risée 

Qui fait se hérisser tous les petits poils

Comme dans l'agrandissement du dessin animé 

De poils tondus une fois dressés par Notre Crème.



Since my biographer may be too staid

Or know too little to affirm that Shade

Shaved in his bath, here goes :

"He'd fixed a sort

Of hinge-and-screw affair, a steel support 

Running across the tub to hold in place

The shaving mirror right before his face

And with his toe renewing tap-warmth, he'd

Sit like a king there, and like Marat bleed."


The more I weigh, the less secure my skin ;

In places it's ridiculously thin ;

Thus near the mouth : the space between its wick

And my grimace, invites the wicked nick.

Or this dewlap : some day I must set free

The Newport Frill inveterate in me.

My Adam's apple is a prickly pear :

Now I shall speak of evil and despair

As none has spoken. Five, six, seven, eight,

Nine strokes are not enough. Ten. I palpate

Through strawberry-and-cream the gory mess

And find unchanged that patch of prickliness.


I have my doubts about the one-armed bloke

Who in commercials with one gliding stroke

Clears a smooth path of flesh from ear to chin,

Then wipes his face and fondly tries his skin.

I'm in the class of fussy bimanists.

As a discreet ephebe in tights assists

A female in an acrobatic dance,

My left hand helps, and holds, and shifts its stance.


Now I shall speak... Better than any soap

Is the sensation for which poets hope

When inspiration and its icy blaze,

The sudden image, the immediate phrase

Over the skin a triple ripple send

Making the little hairs all stand on end

As in the enlarged animated scheme

Of whiskers mowed when held up by Our Cream.



lundi 3 juin 2024

Roubaud (rasages 2)

Roubaud, Le Grand Incendie de Londres § 45 :


pour faire suite aux deux textes mis en ligne récemment :

https://lelectionnaire.blogspot.com/2024/05/roubaud-rasages.html


"… dans la cuisine, avec un couvercle de casserole pour miroir, en équilibre au-dessus du robinet d’eau chaude, me rasant dans le silence de la nuit. 

Je fais couler l’eau chaude. Je me savonne le visage, les mains, le cou. Je me sèche. Je mouille de nouveau les parties rasables. Je prends un peu de mousse dans la paume de ma main droite ; je l’applique. Puis je me rase, de la main gauche (un des restes les plus évidents de mon « gauchisme »), selon un ordre immuable :

a) la lèvre supérieure ;

b) la lèvre inférieure ;

c) le menton ;

d) la joue droite ;

e) la joue gauche ;

f) le cou.

Écrivant ceci, simple description de mon rasage de la veille, j’ai l’impression en effet qu’il s’agit d’un rituel immuable, d’une répétition indéfinie des mêmes gestes, indépendants des lieux, des circonstances, où seuls varient de manière significative les supports techniques (mousses, lames) alors que l’essence même de l’opération, son squelette rythmique, l’ordre de mes mouvements, se conserve invariant dans toutes les transformations annexes de mon existence. J’ai l’impression qu’il s’agit là, comme la poésie, d’un point fixe de ma vie, qui assure ma continuité, et je suis heureux de l’identifier.

Mais après avoir écrit ce passage, j’ai un doute : je me souviens d’avoir déjà décrit mon rasage, il y a  neuf ans, comme «moment de repos en prose» dans un livre de poèmes Autobiographie, chapitre dix. Dans ce livre, l’ordre est le suivant :

a) le menton ; b) la lèvre inférieure ; c) la joue droite ; d) la joue gauche ; e) la lèvre supérieure ; f) le cou.

J’ai changé."


dimanche 2 juin 2024

Céline (Bêtes et belles)

Céline, Féerie pour une autre fois 2 : 

[dans la nuit des décombres pendant le bombardement]

" « Piram ! Piram ! » Piram est là... sa grosse tête... non, c'est pas Piram... c'est une dame... une dame frisottée... je l'attrape... je palpe cette tête... et je change de tête !... une autre... c'est un homme... non ! les oreilles, c'est bien Piram !... je vous ai pas dit pour Piram qu'il avait plutôt une tête d'ours ? ronde, hirsute, avec des petits yeux... par exemple des oreilles très longues, genre épagneul... ça faisait un clebs pas bien joli... surtout du derrière... le train d'arrière plus haut que l'avant... des hautes pattes arrière... et une grande queue lisse, longue, longue... aussi du genre épagneul... et le corps frisé, petits poils frisés... au concours des « Belles et des Bêtes », il aurait pas eu le premier prix... les « Belles » non plus, dites, à poil !... je voudrais leur passer l'inspection moi, aux « Belles » des bêtes ! je les ferais se plus s'exhiber jamais moi, ces vaniteuses ! y a pas plus abject à regarder que les « Belles » à poil ! oh, que c'est pas à rire du tout, tant d'atrophies ! la désolation ces cagneuses ! casse-bites vraiment ! casse-bites, toutes ! pour que l'humanité reproduise plus, que les amoureux nous foutent la paix, que la Faim hurle plus à nos portes, qu'il se trouve plus quatre-vingt mille êtres de plus, à nourrir, chaque matin... c'est pas compliqué, y a qu'à instituer des Jurys qui feront enlever les robes aux Belles et les feront défiler au jour... pas les jambes entremêlées !... non ! non ! telles quelles !... bien atrophiques !"