samedi 3 juin 2023

Jünger (contestation)

Jünger, Le Travailleur, 1932 : 

"La société [bourgeoise] se renouvelle par des attaques simulées contre elle-même ; son caractère imprécis ou plutôt son absence de caractère lui permet d'absorber même la plus violente négation d'elle-même. Ses moyens sont de deux sortes : ou bien elle renvoie la négation à son pôle anarchiste individuel et l'incorpore à son propre fond en la subordonnant à son concept de liberté ; ou bien elle l'inclut dans le pôle apparemment opposé de la masse et l'y transforme en acte démocratique par la statistique, par le vote, par la négociation ou la discussion.

Partout où elle rencontre une revendication qui s'affirme résolument, sa tactique la plus subtile consiste à la dénaturer : elle l'explique comme une manifestation de son concept de liberté et la légitime sous cette forme sur le forum de sa loi fondamentale : c'est-à-dire qu'elle la rend inoffensive.

Ce procédé a conféré au mot 'radical' son insupportable arrière-goût bourgeois, et a fait du radicalisme en soi cela dit en passant – une affaire fructueuse dont des générations de politiciens, des générations d'artistes ont successivement tiré leur unique aliment. Le dernier recours de la sottise, de l'effronterie et de l'incompétence consiste à faire la chasse aux dupes en s'ornant des plumes de paon d'une mentalité purement radicale.

De même le jeune bohême, avec ses revues et ses cafés, avec ses pensées et ses sentiments 'artistes', est devenu une figure provinciale ; il est frappé d'une maladie de langueur comme la société bourgeoise dont l'existence lui est absolument nécessaire, quelle que soit la position négative qu'il puisse adopter à son égard."



vendredi 2 juin 2023

Gracq (roman et élucidation)

Gracq, En lisant, en écrivant… Pléiade p. 597-598 : 

"J’ai toujours été étonné de la méprise qui fait du roman, pour tant d’écrivains, un instrument de connaissance, de dévoilement ou d’élucidation (même Proust pensait que sa gloire allait se jouer sur la découverte de quelques grandes lois psychologiques). Le roman est un addendum à la création, addendum qui ne l’éclaire ni ne la dévoile en rien : ce qu’un enfant de sept ans sait parfaitement dès qu’il a mis le nez dans son premier vrai livre (il aura tout le temps de ses études pour tenter de l’oublier laborieusement). Que le roman soit création parasitaire, qu’il naisse et se nourrisse exclusivement du vivant ne change rien à l’autonomie de sa chimie spécifique, ni à son efficacité : les orchidées sont des épiphytes. 

Je ne sais pas ce que c'est que la vérité romanesque. Il y a une présence romanesque que chacun constate en face de Stendhal, de Dostoïevski ou de Dickens : elle se passe en tous points de la corroboration des expériences vécues du lecteur. La lecture d'un roman (s'il en vaut la peine) n'est pas réanimation ou sublimation d'une expérience déjà plus ou moins vécue par le lecteur ; elle est une expérience, directe et inédite, au même titre qu'une rencontre, un voyage, une maladie ou un amour – mais, à leur différence, une expérience non utilisable. Je relisais l'an dernier La Chartreuse de Parme, et parce que je la relisais d'un œil purement critique, je la relisais avec un étonnement admiratif et amusé : il n'y avait pas une once de "vérité" là-dedans, pas plus de vérité historique, sociale, politique ou psychologique que dans Les trois Mousquetaires […]."



jeudi 1 juin 2023

Muray (Balzac)

Muray, Le XIX° Siècle à travers les âges, II, 2 : 

"Balzac est tout ce qu’on veut sauf un documentaliste du semblant, un « faitaliste » comme disait Nietzsche (fatalisme des petits faits, « respectable modération philosophique », « stoïcisme de l’intellect », « ascétisme de la vertu », « négation de la sensualité »). Que fait-il des fiches, enquêtes, archives encyclopédiques sur lesquelles il passe des nuits blanches ? Il les récrit à la volée. Les interprète souverainement. Les dépasse. Le 19ᵉ n’a commencé à exister en dehors de ses propres mensonges qu’à partir de la publication de La Comédie humaine. Ce ne sont pas les hommes qui font l’Histoire, ce sont les écrivains. Ensuite, laborieusement, s’élabore ce qu’on appelle la réalité. Comme un rewriting de l’original écrit précédant toujours cette copie de texte qu’on appelle la vie : variations affaiblies, gloses, commentaires gelés…"



mercredi 31 mai 2023

Balzac (critique)

Balzac, Les Illusions perdues, V éd. Bouquins 1980 p. 503 : 

"Je te douais d'une omnipotence semblable à celle des grands esprits, tous assez puissamment constitués pour pouvoir considérer toute chose dans sa double forme. Mon petit, en littérature, chaque idée a son envers et son endroit ; personne ne peut prendre sur lui d'affirmer quel est l'envers. Tout est bilatéral dans le domaine de la pensée. Les idées sont binaires. Janus est le mythe de la critique et le symbole du génie. Il n'y a que Dieu de triangulaire ! Ce qui met Molière et Corneille hors ligne, n'est-ce pas la faculté de faire dire oui à Alceste et non à Philinte, à Octave et à Cinna ? Rousseau, dans La Nouvelle Héloïse, a écrit une lettre pour et une lettre contre le duel, oserais-tu prendre sur toi de déterminer sa véritable opinion ? Qui de nous pourrait prononcer entre Clarisse et Lovelace, entre Hector et Achille ? Quel est le héros d'Homère ? quelle fut l'intention de Richardson ? La critique doit contempler les oeuvres sous tous leurs aspects."



mardi 30 mai 2023

Céline (enfance)

Céline, Guignol's Band II : 

"On est parti dans la vie avec les conseils des parents. Ils n’ont pas tenu devant l’existence. On est tombé dans les salades qu’étaient plus affreuses l’une que l’autre. On est sorti comme on a pu de ces conflagrations funestes, plutôt de traviole, tout crabe baveux, à reculons, pattes en moins. On s’est bien marré quelques fois, faut être juste, même avec la merde, mais toujours en proie d’inquiétudes que les vacheries recommenceraient… Et toujours elles ont recommencé… Rappelons-nous ! On parle souvent des illusions, qu’elles perdent la jeunesse. On l’a perdue sans illusions la jeunesse !… Encore des histoires !…

Comme je dis… Ça s’est fait d’emblée. On était petit, con de naissance, tout paumé de souche."


lundi 29 mai 2023

Ionesco (autrui)

Ionesco, Journal en miettes Folio p. 126 : 

"On n'arrive pas à connaître quelqu'un par la conversation, ni même en le tenant par la main, ni même en marchant coude à coude. C'est à travers un texte, c'est-à-dire à travers une confession, c'est-à-dire en plongeant dans l'univers, c'est-à-dire dans les abîmes d'un autre que la communion peut s'accomplir. Voilà donc tout de même une justification de la littérature".


dimanche 28 mai 2023

Canivez (paresse)

Canivez, Propos sur la paresse : 

"La paresse appartient à l'être, l'activité au devenir. […] Le méditatif peut s'attarder, dans une inertie commençante, à réfléchir, à contempler, à déposer sa pensée dans l'heureux repos de la vérité fruitive, après avoir brisé le train de ses idées folles. Alors l'homme vigoureux peut laisser aller son corps et son esprit au rythme insensible d'une langueur délicieuse, à la jouissance d'une puissance vitale qui ne s'exerce pas, qui se déguste presque charnellement dans la tonicité de ses muscles au repos, comme la sérénité enveloppe celui qui, sous les pommiers du verger, boit lentement le calme de l'été, vers six heures du soir, en écoutant le ruisseau jaser dans l'herbe et en s'écoutant vivre."