Jünger, Le Travailleur, 1932 :
"La société [bourgeoise] se renouvelle par des attaques simulées contre elle-même ; son caractère imprécis ou plutôt son absence de caractère lui permet d'absorber même la plus violente négation d'elle-même. Ses moyens sont de deux sortes : ou bien elle renvoie la négation à son pôle anarchiste individuel et l'incorpore à son propre fond en la subordonnant à son concept de liberté ; ou bien elle l'inclut dans le pôle apparemment opposé de la masse et l'y transforme en acte démocratique par la statistique, par le vote, par la négociation ou la discussion.
Partout où elle rencontre une revendication qui s'affirme résolument, sa tactique la plus subtile consiste à la dénaturer : elle l'explique comme une manifestation de son concept de liberté et la légitime sous cette forme sur le forum de sa loi fondamentale : c'est-à-dire qu'elle la rend inoffensive.
Ce procédé a conféré au mot 'radical' son insupportable arrière-goût bourgeois, et a fait du radicalisme en soi – cela dit en passant – une affaire fructueuse dont des générations de politiciens, des générations d'artistes ont successivement tiré leur unique aliment. Le dernier recours de la sottise, de l'effronterie et de l'incompétence consiste à faire la chasse aux dupes en s'ornant des plumes de paon d'une mentalité purement radicale.
De même le jeune bohême, avec ses revues et ses cafés, avec ses pensées et ses sentiments 'artistes', est devenu une figure provinciale ; il est frappé d'une maladie de langueur comme la société bourgeoise dont l'existence lui est absolument nécessaire, quelle que soit la position négative qu'il puisse adopter à son égard."