samedi 31 décembre 2022

Bloy (comédien)

Bloy, Le Désespéré IV [62] : 

"Je regarde l'état de comédien comme la honte des hontes. J'ai là-dessus les idées les plus centenaires et les plus absolues. La vocation du théâtre est, à mes yeux, la plus basse des misères de ce monde abject et la sodomie passive est, je crois, un peu moins infâme. Le bardache, même vénal, est, du moins, forcé de restreindre, chaque fois, son stupre à la cohabitation d'un seul et peut garder encore – au fond de son ignominie effroyable, – la liberté d'un certain choix. Le comédien s'abandonne, sans choix, à la multitude, et son industrie n'est pas moins ignoble, puisque c'est son corps qui est l'instrument du plaisir donné par son art."


vendredi 30 décembre 2022

Mansfield (fusion)

Mansfield, Cette fleur in Nouvelles complètes :

"Elle s'était rendue, rendue absolument, jusqu'à la plus infime pulsation, au plus ténu des nerfs, elle s'était immergée dans le sein du courant, et il l'avait portée... Elle faisait partie intégrante de sa chambre – partie du grand bouquet d'anémones australes, des voilages blancs qui se démenaient contre la brise légère, des miroirs, des soyeuses couvertures blanches ; elle faisait partie de l'immense clameur, palpitante, frémissante, entrecoupée de petites cloches et d'appels à haute voix, qui roulait son flot dehors – partie des feuilles et de la lumière."   


She had yielded, yielded absolutely, down to every minutest pulse and nerve, and she had fallen into the bright bosom of the stream and it had borne her… She was part of her room – part of the great bouquet of southern anemones, of the white net curtains that blew in stiff against the light breeze, of the mir the high, shaking, quivering clamour, broken with little bells and crying voices that went streaming by outside, – part of the leaves and the light.


cf. https://nzetc.victoria.ac.nz/tm/scholarly/tei-ManSome-t1-body-d22.html


jeudi 29 décembre 2022

Vallès (livres)

Vallès, Les Victimes du livre (incipit)

"Pas une de nos émotions n’est franche. 

Joies, douleur, amours, vengeances, nos sanglots, nos rires, les passions, les crimes ; tout est copié, tout ! 

Le Livre est là. 

L’encre surnage sur cette mer de sang et de larmes ! 

Cela est souvent gai, quelquefois triste. Mais à travers les débris, les fleurs, les vies ratées, les morts voulues, le Livre, toujours le Livre ! 

« Cherchez la femme », disait un juge. C’est le volume que je cherche, moi : le chapitre, la page, le mot… 

Combien j’en sais dont tel passage lu un matin a dominé, défait ou refait, perdu ou sauvé l’existence ! 

Une pensée traduite du chinois ou du grec, prise à Sénèque ou à saint Grégoire, a décidé d’un avenir, pesé sur un caractère, entraîné une destinée. Quelquefois le traducteur s’était trompé, et la vie d’un homme pivotait sur un contresens. 

Souvent, presque toujours, la victime a vu de travers, choisi à faux, et le Livre la traîne après lui, vous faisant d’un poltron un crâneur, d’un bon jeune homme un mauvais garçon, d’un poitrinaire un coureur d’orgies, un buveur de sang d’un buveur de lait, une tête-pâle d’une queue rouge. 

Tyrannie comique de l’Imprimé !"



mercredi 28 décembre 2022

Renard (stérilité)

Renard, Journal du 17 mars 1890 :

"Je passe un bien vilain moment. Tous les livres me dégoûtent. Je ne fais rien. Je m'aperçois plus que jamais que je ne sers à rien. Je sens que je n'arriverai à rien, et ces lignes que j'écris me paraissent puériles, ridicules, et même, et surtout, absolument inutiles. Comment sortir de là ? J'ai une ressource : l'hypocrisie. Je reste enfermé des heures, et on croit que je travaille. On me plaint peut-être, quelques-uns m'admirent, et je m'ennuie, et je bâille, l’œil plein des reflets jaunes, des reflets de jaunisse de ma bibliothèque. 

J'ai une femme qui est un fort et doux être plein de vie, un bébé qui illustrerait un concours, et je n'ai aucune espèce de force pour jouir de tout cela. Je sais bien, que cet état d'âme ne durera pas. Je vais ravoir des espérances, de nouveaux courages, je vais faire des efforts tout neufs. Si encore ces aveux me servaient ! si plus tard je devenais un grand psychologue, grand comme M. Bourget ! Mais je ne me crois pas en puissance assez de vie. Je mourrai avant l'heure, ou je me rendrai, et je deviendrai un ivrogne de rêverie. Mieux vaudrait casser des pierres, labourer des champs. Je passerai donc ma vie, courte ou longue, à dire : Mieux vaudrait autre chose. Pourquoi ce roulis de notre âme, ce va-et-vient de nos ardeurs ? 

Nos espérances sont comme les flots de la mer : quand ils se retirent, ils laissent à nu un tas de choses nauséabondes, de coquillages infects et de crabes, de crabes moraux et puants oubliés là, qui se traînent de guingois pour rattraper la mer. Est-ce assez stérile, la vie d'un homme de lettres qui n'arrive pas ! Mon Dieu, je suis intelligent, plus intelligent que bien d'autres. C'est évident, puisque je lis sans m'endormir La Tentation de Saint Antoine. Mais, cette intelligence, c'est comme une eau qui coule inutile, inconnue, où l'on n'a pas encore installé un moulin. Oui, c'est ça : moi, je n'ai pas encore trouvé mon moulin. Le trouverai-je jamais ?"


mardi 27 décembre 2022

Flaubert (poète cordonnier)

Flaubert, La première Éducation sentimentale : 

"Il entendit, dans un salon, un homme réciter des vers ; les vers étaient médiocres et les mains du poète étaient fort sales. – Quel est ce rustaud ? demanda-il à son voisin. – N’en dites pas de mal, c’est un grand homme. – En quoi ? – C’est un cordonnier qui fait des vers. – Eh bien ? – Mais c’est là toute la merveille, parbleu ! voilà son éditeur qui est à côté de lui et qui vient de le présenter à la maîtresse de la maison, il le mène partout, c’est son bien, sa bête, sa chose ; il a grand soin de lui recommander de venir en casquette et de garder ses mains sales, afin qu’on voie bien qu’il est prolétaire et qu’il fait des chaussures ; il l’a même engagé à coudre son cahier de poésies avec du ligneul ; j’ai su aussi qu’il lui conseillait de mettre quelques fautes de français aux plus beaux endroits, afin qu’on les en admirât davantage ; il est à la mode, lui et son poète, on l’invite partout, voilà comme il se pousse."


lundi 26 décembre 2022

Gracq (Céline)


Gracq, Pléiade t. 2 p. 1533 (Arts n° 13, 22-28 déc. 1965 p. 12-13) : 

"Ce qui m'intéresse chez lui, c'est surtout l'usage très judicieux, efficace qu'il fait de cette langue entièrement artificielle-entièrement littéraire – qu'il a tirée de la langue parlée. Langue constamment en mouvement, parce que sa syntaxe implique un perpétuel porte-à-faux, qu'il utilise comme une "lancée", comme une incitation presque mécanique au lyrisme (une fois embarqué dans sa phrase, il lui faut accélérer coûte que coûte, comme un cycliste). Il s'est forgé un instrument qui par nature ne pouvait pas être maîtrisé : il ne pouvait que s'y livrer – comme d'autres se risquent à la drogue."  


rappel : 

https://lelectionnaire.blogspot.com/2022/09/gracq-celine.html



dimanche 25 décembre 2022

Fante (John) (cuisine)

Fante (John), 1933 fut une mauvaise année, trad. Matthieussent : 

"Debout devant le plan de travail, Dorothy cassait des œufs au-dessus d’un bol. A la seule vue de ces objets ovales qui se fendaient entre ses doigts blancs avant de répandre leur contenu doré, j’ai ressenti en moi une série de petites explosions. Mes mollets se sont mis à trembler quand elle les a battus avec une fourchette et qu’ils sont devenus jaunes comme ses cheveux. Quand elle a versé un peu de crème dans le bol, la consistance soyeuse du filet liquide m’a fait défaillir. Je voulais lui dire « Dorothy Parrish, je vous aime », je voulais la prendre dans mes bras, lever le bol d’œufs brouillés au-dessus de nos têtes et le renverser sur nos corps, rouler sur le carrelage rouge avec elle, barbouillés par la conquête des œufs, me tordre avec elle dans le jaune de l’amour."


Dorothy was at the sideboard, breaking eggs and spilling them into a bowl. Just watching the oval things crack in her white fingers and spill forth with a golden plop created a series of small explosions inside me. My calves shuddered as she scrambled them with a fork and they turned yellow like her hair. She poured a bit of cream into the mixture and the silken smoothness of the descending cream had me reeling. I wanted to say, 'Dorothy Parrish, I love you', to take her in my arms, to lift the bowl of scrambled eggs above our heads and pour it over our bodies, to roll on the red tiles with her, smeared with the conquest of eggs, squirming and slithering in the yellow of love.